jeudi 25 juin 2009

Cinquième dimension


C'est pour le revoir qu'elle est allée à cette fête. Il y a très peu de monde, des gens qu'elle ne connaît pas. La musique tonitruante et la chaleur figent la conversation. On lui propose un verre. Une drôle de mixture, aussi plombante que l'ambiance. Elle ne supporte plus ce CD qui tourne en boucle, et puis il fait vraiment trop chaud pour rester là. Il essaie de la retenir, mais y met si peu de conviction.
Où aller pour épuiser ce dimanche poisseux d'ennui, ce dégoût de fin d'été qui suinte dans les rues désertes? Elle s'engage sur la chaussée, voit la moto qui s'approche. Elle hésite un quart de seconde comme cherchant l'équilibre sur le fil de son égarement, s'élance… Lorsqu'elle ouvre les yeux, elle est étendue par terre, incapable de faire un geste. Le motard s'est relevé d'un bond et l'aide à se remettre debout. Il a retiré son casque. En accéléré, ses lèvres se rejoignent, s'écartent, s'arrondissent, s'avancent, se pincent, s'étirent. Histoires sans paroles. Soudain éclate une déflagration de jurons, d'imprécations, d'exhortations. Bruit et fureur, qui s'interrompent brusquement. Il n'y a plus que deux yeux clairs qui la fixent, deux étendues bleues d''incompréhension, de colère et de peur mêlées. Elle articule ça va et reprend son chemin, mécaniquement, sous la lumière blafarde, où de rares silhouettes glissent en fondu enchaîné.

A une heure du matin, elle est embarquée par une ronde de police.
Un jour, le sage Zhuangzi s’endormit dans un jardin fleuri et fit un rêve. Il rêva qu’il était un très beau papillon. Le papillon vola çà et là, puis, il s’endormit à son tour. Il fit lui aussi un rêve. Il rêva qu’il était Zhuangzi. Lorsque Zhuangzi se réveilla, il ne savait plus s’il était le véritable Zhuangzi ou bien le Zhuangzi du rêve du papillon; si c’était lui qui avait rêvé du papillon ou le papillon qui avait rêvé de lui.
Ce fut la seule explication qu'elle put donner.
Photo YLD

samedi 13 juin 2009

Arrêt sur image


Leurs regards braqués sur moi. Lourds de convoitise, de frustration aussi. Je me sens prise au piège dans la nasse de leurs fantasmes. Je ramène mon étole sur mon épaule, fragile bouclier contre la violence de leurs désirs, la griffure de leurs railleries égrillardes. De mon émoi, je leur octroie juste ce qu'il faut pour les troubler. Je suis une Américaine, une femme libre de choisir. La séduction, je la conjugue à un autre mode, en Technicolor.
Depuis quinze ans, chaque soir, j'accroche mes pensées à cet instantané. Je rentrais du travail lorsqu'Elle m'a accostée. Elle cherchait des figurants, me trouvait quelque chose de différent, ma démarche peut-être, ou mon port de tête. Le lendemain, Elle me photographia dans cette rue. Trois semaines plus tard, j'étais en couverture de Cosmopolitan. Je n'avais plus qu'à attendre. Dans un mois, deux tout au plus, le téléphone sonnerait.
Je pouvais, comme Liz, toutes griffes dehors, reconquérir mon amour, qui sombrait dans l'alcool et la dépression; comme Ava, enflammer les hommes du monde entier, nonchalamment adossée à un piano; comme Lauren, les faire craquer d'un simple «Anybody's got a match?»

Quinze ans de hors-champ, et la voix de plus en plus insistante de Humphrey: «La vie se comporte bien souvent comme si elle avait vu trop de mauvais films […].»
Coupez!
Photo: Ruth Orkin, An American Girl in Italy

mardi 2 juin 2009

In vino veritas


Fruits confits, moderato; moka, sotto voce; cuir, sostenuto. Une symphonie ample, complexe, alliant douceur et puissance…
Son père avait tenu à l'initier, et il s'était plié à sa volonté sans grand enthousiasme. Il n'en avait retiré aucun plaisir, aucune satisfaction intellectuelle, pas même une petite excitation à l'idée qu'il était admis –à l'essai, il est vrai– dans le saint des saints. Malgré les belles promesses du maître et de ses acolytes, il s'ennuyait ferme pendant ce qu'il appelait, avec une nuance de condescendance, leurs «messes noires». Il était surtout déçu, poursuivi par la désagréable impression d'être passé à côté, d'être resté à la marge. Et si derrière le cérémonial, les formules cabalistiques, il y avait…

Alors, il se conforma au rite. Seul, il se libérait des entraves qui l'arrimaient à ses habitudes; ses sens s'éveillaient. Déjà, il se serait damné pour un joli nez, un corps soyeux lui aurait fait vendre son âme au diable. Parfois, il croyait atteindre les sommets vertigineux de la connaissance et, l'instant d'après, était précipité dans un gouffre de confusion. Découragé, il renonçait. Il n'était pas de ces don Quichotte qui se lancent dans des combats perdus d'avance; il n'en reprenait pas moins sa quête avec l'obstination de l'hidalgo. Pour parvenir à ses fins, il avait fait allégeance à la Comtesse de Lalande, hanté le Pavillon rouge de château Margaux, succombé aux charmes des Amoureuses. Il avait levé un coin du voile, mais n'avait rien découvert de ce qu'il cherchait.

Dès lors, il fut l'un des disciples les plus assidus de la liturgie paternelle. Il en savait maintenant tous les préceptes et était reconnu par ses pairs comme l'un des meilleurs. Pourtant, l'essentiel lui échappait toujours. Par quelle mystérieuse alchimie s'opérait la transmutation? Lui, l'athée, le sceptique en venait à évoquer la main de Dieu.

Le silence devenait pesant. On attendait son verdict.

–Mouton-rothschild 1982.
Photo YLD