samedi 26 juin 2010

Outrenoir


Un comité d'experts doit remettre ses conclusions au secrétaire général des Régimes unifiés. Très attendu en haut lieu, ce Livre blanc sera le fondement du futur projet de loi définissant la bienséance citoyenne, notre nouveau gouvernement entendant uniformiser une bonne fois pour toutes les formules de salutations. Pour éviter que certains individus fragiles, influençables ou détraqués n'en viennent à contester le système et son ordre moral, mieux vaut, non pas interdire, pratique d'un autre âge, mais supprimer tous ces fantaisies langagières. Puisque ce n'est, nos plus éminents spécialistes l'ont confirmé, qu'une convention, autant qu'elle soit établie par une autorité compétente. Dès la parution du décret d'application, il sera fortement recommandé –nos gouvernants espèrent ne pas avoir à recourir à la contrainte– de bannir de son vocabulaire les bonjour, salut, coucou, hello,et autres bye, yo, à plus et, cela va sans dire, le subversif comment ça va?, qui incite à toutes les récriminations et aux pires reproches à l'encontre de nos dirigeants. Il conviendra de s'en tenir à un discret houm accompagné d'un furtif hochement de tête.
Encadré de deux gardes du corps, le secrétaire général des Régimes unifiés se présente au poste de contrôle du Centre international des superpuissances. Il entre dans un sas où une puce biométrique vérifie son identité, puis suit un long couloir et pénètre dans l'ascenseur, qui le conduit au 25e étage. Arrivé devant l'Espace Kaiser, il décline distinctement son nom et son code afin que le dispositif de reconnaissance vocale déclenche l'ouverture de la porte blindée. Une souris ne s'introduirait pas dans le bâtiment. A 19h23, exactement sept minutes après la fin du symposium, temps nécessaire pour se rendre de l'Espace Kaiser au hall d'entrée, le Grand Ordinateur signale que la sortie du secrétaire général n'a pas été enregistrée. Le Contrôle n'étant pas parvenu à le joindre sur son téléphone, les agents spéciaux de sécurité investissent le 25e étage. Sur la grande table ovale a été abandonnés le Blackberry, les lunettes et la montre du secrétaire général; l'homme a disparu, semble s'être évanoui, dissous, évaporé…
Dans la salle 77 du musée d'Art moderne, Lauzt est plongé dans l'immensité noire de la toile. Il ne se passe pas un jour sans qu'il vienne admirer ce tableau, s'y ressourcer, y puiser sa raison d'être. Il se fond littéralement dans la surface obscure, se berce de cette incantation: Noir qui cessant de l'être devient émetteur de clarté. C'est cette vérité qui l'a porté, l'a guidé dans l'accomplissement de sa mission.
Au siège des Régimes unifiés, le plan de vigilance écarlate, niveau d'alerte 10, a été déclenché. La garde rapprochée des hauts fonctionnaires a été renforcée, les Renseignements généraux et la cellule antiterroriste ont été saisis de l'affaire. Un mois s'est écoulé, et non seulement le secrétaire général n'a pas reparu, mais –fait encore plus incompréhensible– on n'explique toujours pas sa disparition. Qui a agi? Comment ce commando –ce ne peut être que l'œuvre d'une organisation parfaitement entraînée, donc éminemment dangereuse– a pu échapper à un réseau de surveillance aussi sophistiqué et dans lequel aucune faille n'a été détectée?
Lautz se tient devant le polyptyque, les yeux fermés. Pourquoi le noir? PARCE QUE, murmure-t-il, …parce que sa lumière anéantit les forces négatives.
Photo YLD

samedi 12 juin 2010

Rideau


–Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? Veux-tu que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même…
Lorsque je suis sur scène, plus rien n'existe que l'acte désespéré de Lorenzaccio. A chaque représentation, tuer le débauché, boire la coupe jusqu'à la lie, y laisser ma vie. Ce soir, pour la première fois, je suis faux, ridicule pantin qui ânonne des mots incompréhensibles, l'esprit happé par cette obsédante, torturante idée fixe: Véra est partie, Véra est partie, partie.
–L'ombre de toi-même dis-tu?, improvise ce vieux renard de Philippe Strozzi, qui a sauvé du naufrage plus d'un jeune comédien submergé par le trac.
–Si… Si… Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce…
Philippe, Alexandre, Côme font tout ce qu'ils peuvent pour me repêcher, mais Véra, Véra m'a quitté. Que m'importent le Florentin, son projet insensé et ses états d'âme!

–J'aime. A ce nom fatal, je tremble, je frissonne. J'aime…
–Ce qui reste de ta vertu, Renzo?, insiste Philippe, qui n'est pas homme à laisser un cabot de mon espèce torpillé Musset.
–Je suis plus creux et plus vide qu'une statue de fer-blanc. Véra, tu es toute ma vie. Moi je t'offrirai des perles de pluie. Mais il pleut sur mes lilas.
Des quolibets fusent dans le public. Indignés, les puristes quittent la salle, bruyamment; la porte claque, j'encaisse la gifle. Un à un, les spectateurs battent en retraite. Chaque claquement de porte annonce une nouvelle désertion; j'accuse les coups, indifférent. Quelques naïfs ou curieux, pensant qu'il s'agit peut-être d'une mise en scène avant-gardiste, me gratifient encore d'un peu d'attention, puis renoncent. Je suis seul sur scène, même Philippe a capitulé.
–Seul, vide, à peine un spectre, un misérable comédien, un amant répudié. Devenir l'ombre de ton ombre… Véra!
Le lendemain, le théâtre diffusait cette information lapidaire: Le Nouveau Monde se voit dans l'obligation d'annuler toutes les représentations. S'adresser au contrôle pour le remboursement des places.

Photo YLD (merci Sarah)