dimanche 23 janvier 2011

Genitrix


Sa valise était prête depuis 15 ans. Chaque semaine, Nathalie en avait soigneusement vérifié le contenu. Un matin, elle avait remplacé un t-shirt devenu trop étriqué par un chemisier qui acceptait mieux les quelques kilos qui, au fil des ans, avaient alourdi sa silhouette. Un soir, elle avait éliminé ce maillot de bain qui aurait pu faire illusion à une époque; complètement ridicule maintenant. Tant pis pour les «longues plages de sable blond» de Goa! Outre ses vêtements, ses bagages renfermaient le précieux itinéraire, minutieusement étudié. Durant toutes ces années, elle avait épluché les catalogues des agences de voyages, acheté chaque réédition des Guides bleus et du Routard. Nathalie aurait pu, sans même consulter son carnet de route, donner le prix du billet d'entrée au Taj Mahal, décrire un à un les bas-reliefs ornant le stupa de Sanchi, indiquer dans quelle salle du Musée national de Dehli est conservé le Shiva Nataraja. Ce voyage sur le papier était le seul espace de liberté que sa mère lui autorisait. Elle avait voulu faire de Nathalie l'incarnation de l'idéal féminin… tel qu'elle le concevait: une femme sérieuse –la chasteté est la mère de toutes les vertus–, réservée –la prudence est mère de sûreté–, instruite –l'ignorance est la mère de tous les crimes–, assidue –l'oisiveté est la mère de tous les vices. Elle s'était évertuée à museler chez sa fille toute fantaisie –une écervelée, jamais!–, toute spontanéité –une dévergondée, quelle honte!– et surtout à tuer dans l'œuf toute velléité d'indépendance –aller traîner dans des coins insensés, tu veux me rendre folle? Alors, Nathalie vagabondait dans les pages de Nouvelles Frontières et de Terres d'aventure, baroudait dans les reportages de Géo et d'Ulysse, bourlinguait dans les documentaires d'Echappées belles. Un temps, elle avait espéré qu'un mariage trancherait ce lien. Qu'est-ce qu'on en ferait, d'un mari? s'était insurgée sa mère. Nathalie n'avait rien trouvé à redire. Un homme, un visa, une carte d'embarquement, n'était-ce pas un peu la même chose? Phileas Fogg, Corto Maltese… Ce jour-là, elle avait posé son désir d'évasion dans la salle de transit. Elle attendait.

Cela faisait plus de trois mois que sa mère était morte, et Nathalie n'avait toujours pas quitté Châtellerault. Plus rien ne la retenait désormais. Il lui suffisait de retirer l'argent qu'elle avait, en cachette, déposé mois après mois sur son compte d'épargne, de prendre un billet d'avion et de s'envoler. Son rêve était à portée de main. Il ne lui avait jamais paru aussi inaccessible. Figée devant le grand miroir du salon, Nathalie contemplait avec effarement le grand œuvre de sa mère, ce à quoi elle avait travaillé sans relâche, patiemment, résolument: faire de Nathalie son mausolée vivant.
Photo: YLD


dimanche 9 janvier 2011

Perspectives d'avenir


A la fin de la guerre, durant laquelle les clones ont constitué des bataillons d'élite, ceux qui ont réussi à s'adapter à la vie civile se sont reconvertis en policiers, en agents de sécurité, en gardes du corps, en pompiers. Certains ont épousé des humaines. Les enfants nés de ces unions, les Lewdies, sont enregistrés dans le Grand Fichier, sous un matricule indiquant la génération à laquelle ils appartiennent: AA001, AA999, AB0001 et, tout récemment, CT599. Hormis cette distinction administrative, les Lewdies se reconnaissent à leurs yeux vairons et à leur juvénilité: une fois leur croissance terminée, vers 25 ans, ils gardent la même apparence jusqu'à leur mort, même lorsque celle-ci survient à un âge très avancé. Les humains les considèrent avec un mélange de crainte et de fascination. Un Lewdy, y compris un Lewdy parfaitement intégré, reste un Lewdy, et peu d'humains s'émeuvent des contrôles de police trop réguliers et bien souvent arbitraires dont font l'objet ces citoyens de «seconde zone», comme d'aucuns les qualifient.
Les premières revendications ont émané des plus jeunes. Les élus locaux n'y ont guère prêté attention. Une rébellion d'adolescents, facile à mater. Les quelques trublions à l'origine du mouvement de contestation ont été envoyés pour un an en résidence à Veshch. le quartier, très surveillé, où sont relégués les Shlems, les clones qui ont choisi de ne pas se mêler aux humains. Là-bas, ces fortes têtes ne seraient plus que des parias. Une mauvaise appréhension de la situation… Bravant les interdits, trois Lewdies et deux Shlems ont monté un groupe de creech –un mix électro spoken word-reggae–, les Bratdook. Ils ont d'abord joué dans un pavillon abandonné, aux confins de Veshch. Ils se sont ensuite produits clandestinement, dans des caves ou des parkings souterrains, puis ont donné des concerts de moins en moins confidentiels. L'information circule par le bouche à oreille. Les rendez-vous sont fixés au dernier moment par SMS. Les sympathisants de la première heure sont bientôt devenus des fans, qui, de semaine en semaine, ont fait de nouveaux émules. Une véritable communauté s'est constituée: la plupart Bratdookies portent des lentilles de contact pour avoir les yeux vairons; beaucoup absorbent des substances, vendues sous le manteau, censées retarder le vieillissement. Les plus résolus renoncent à leur patronyme et adoptent un matricule, prenant un malin plaisir à détourner la logique officielle: ZZ99Z, X8XXW, D7Y3O1… Tous militent contre la discrimination qui frappe Lewdies et Shlems.
Dans les médias, puis dans les cercles politiques, on commence à s'interroger sur ce phénomène, si ce n'est à s'inquiéter de son ampleur. Un député n'a pas tardé à interpeller le ministre de l'Intérieur: il serait inacceptable que les Lewdies, et a fortiori les Shlems, aient les mêmes droits que les humains de souche. Ce serait saper les fondements de notre société. Mieux vaudrait créer un quartier réservé aux Lewdies, comme il a été fait naguère pour les Shlems, afin de mieux les contrôler. Surtout, il est urgent de réprimer les agissements irresponsables des Bratdookies. Un autre parlementaire a embarrassé ses collègues en avançant l'idée d'instituer une assemblée législative pour les humains et une autre pour les Lewdies et les Shlems. Faut-il légiférer? Modifier la Constitution? Prendre des mesures de rétorsion?
Dans l'édition de ce matin, un quotidien régional publie une enquête sur un petit village du sud du pays où humains, Lewdies et Shlems vivent ensemble, en bonne intelligence, depuis près de cinquante ans. Interrogés, les habitants ont expliqué qu'ils s'en tiennent aux principes affirmés dans un très vieux texte placé, depuis toujours, prétendent-ils, en préambule de leur Code municipal. «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droits et en dignité. Il ne sera fait aucune distinction de race, de couleur, de sexe, d'origine nationale ou sociale.»
Photo: YLD