samedi 19 février 2011

Légataire particulier


Pas un méchant homme, affirmait ma mère. Un être fantasque, au-delà du supportable. C'était sans doute ce qui l'avait séduite, reconnaissait-elle. Mais les lubies de mon père avaient fini par user sa patience. Le jour de mes 18 ans, elle quitta la maison, et je l'approuvai. Entre mon père et moi, le courant n'était jamais vraiment passé. Très jeune, je m'étais braqué contre ce gamin enfermé dans un corps d'adulte, ce Peter Pan de 1m90 qui se réfugiait derrière ses élucubrations. Après le divorce de mes parents, les rencontres avec mon géniteur s'étaient peu à peu espacées. Un déjeuner pour son anniversaire ou pour le mien, une visite à Noël, puis un coup de fil, qu'il accueillait avec une ironie mordante. Si bien que ces dernières années, je m'étais abstenu.
Oui, et alors? Ce n'est certainement pas une raison pour que je renonce à mon héritage. Mon père vivait très confortablement. Il doit rester un joli petit pécule. Un testament? Trop conventionnel pour ce farfelu. Il aurait pu se contenter de ne rien faire: ses biens auraient été évalués, et les choses auraient suivi le cours normal d'une succession. Trop simple pour ce maestro de l'excentricité, ce virtuose de l'extravagance. Il avait pris la peine de déposer une lettre chez le notaire; en fait, une alternative: accepte ou renonce. Ah, cette sale manie de jouer avec tout, de s'amuser d'un rien!
En rangeant l'appartement de feu mon paternel, j'ai enfin mis la main sur un document, un graphique accompagné d'algorithmes, perdu –caché?– parmi une cinquantaine de feuilles Canson couvertes de créatures hybrides, imbrications d'êtres humains, d'animaux et de végétaux. Du délire! Ce spécimen de la logique se tenait là, irrévérencieux, au beau milieu d'un sabbat de fantasmagories. Trop raisonnable pour être honnête! J'avais ce que je cherchais, j'en étais sûr; mais qu'est-ce que ça pouvait bien être? Des numéros de compte? Peu vraisemblable. A tout hasard, j'ai demandé à mon banquier de vérifier si ces signes cabalistiques pouvaient correspondre à des combinaisons de coffres-forts. Pas le moins du monde, a-t-il ricané. Un copain comptable m'a avoué ne rien y comprendre non plus. Après tout, il n'y avait peut-être rien à déchiffrer. Je m'étais fait piéger par cette injonction machiavélique: accepte ou renonce. Je laisse tomber, annonçai-je un midi à des collègues à qui je racontais ma mésaventure. Intrigué l'un d'eux, informaticien, me demanda de lui montrer à quoi ressemblait ce fameux casse-tête. Il avait de l'humour ton père! Il s'en étranglait de rire. On appelle ça un héritage virtuel, c'est utilisé en programmation C++.
Pas si déjanté, le vieux! C'est ça qu'il avait voulu me transmettre: père, fils, on ne se choisit pas. On s'accepte ou on renonce…
Photo: YLD

samedi 5 février 2011

Les uns, les autres


On était au collège ensemble avec Bruno. Pas les meilleurs potes du monde, mais on déconnait bien tous les deux. Après la troisième, il est allé au lycée. Il voulait être genre architecte ou ingénieur. Moi, les études, c'est pas mon truc. Alors, direction l'apprentissage. Dans un garage. La mécanique, les bagnoles, ça m'branche. Quand on s'est rencontré samedi après-midi, ça f'sait presque un an qu'on s'était pas vu. Qu'est-ce que tu deviens? T'en es où? Et puis il a parlé de la fête. Viens faire un tour ce soir. J'ai pas dit non.
A sa façon de me r'garder, j'ai compris que j'lui plaisais pas au mec qui m'a ouvert. Tu es invité? J'suis un pote à Bruno. J'ai un peu forcé le passage, pas méchamment, pénard quoi. Dans l'appart, il y avait déjà grave du monde. J'faisais un peu tache avec ma casquette, mon survêt et mes Nike. J'ai croisé une p'tite brune. Lui ai souri, elle aussi. J'me suis rempli un verre et j'ai cherché Bruno.
J'ai tout d'suite capté que ça allait clasher avec sa meuf.
–Qu'est-ce que tu fais ici?
–J'tape pas l'incruste. Bruno m'a dit d'me pointer.
–Ce n'était pas une bonne idée, va-t-en!
–C'est bon, j'suis posé. Pourquoi tu m'fais des embrouilles?
–Va-t-en ou j'appelle mes parents, je préviens la police.
Il était mal, Bruno, décollait pas les yeux de ses Converse, toutes belles, toutes propres. Il allait bien finir par dire quelque chose.
–Je crois qu'il faudrait mieux que tu partes, Steven.
C'était pas vraiment ça qu'j'attendais.
–Ouais. Bon, moi aussi, j'fais une teuf à la fin du mois, t'oublies pas d'passer, hein Bruno!
Les autres s'étaient rapprochés. Plus personne ne me souriait.
En sortant, j'ai claqué la porte, histoire qu'ils sachent qu'ils étaient d'nouveau entre eux.
Tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus. Ça m'est r'venu tout seul. C'était dans un bouquin qu'on avait étudié l'année dernière avec le prof de français. Pt'être que j'devrais… Dans la life, faut faire style!

Photo:YLD