samedi 30 avril 2011

Saynètes


Ligne 9, 9 heures. Un homme monte dans la rame et s'assied à côté de moi.
- Tu ne peux pas m'en demander plus. C'est déjà moi qui fais tout. Tu me fais sans cesse des reproches, mais je l'ai envoyé ta lettre. Je dois même avoir les papiers, il faudrait que je les retrouve. J'en ai assez de tes reproches…
Pourquoi doit-il confier sa vie privée à son téléphone-kit mains libres, sans se préoccuper de son entourage, m'entraîner contre mon gré dans son intimité? Je sens son regard insistant sur moi. L'homme poursuit ses doléances, des larmes dans la voix.
- Je fais déjà tout, qu'est-ce que tu veux de plus?
Je lui souris, gênée, presque peinée.
- Je suis trop gentil, alors tu en profites! C'est ça que je vais dire. Ça ne peut pas durer, tu es allé(e) trop loin. Oui, c'est ça que je vais dire…
A République, je me lève pour prendre ma correspondance. L'homme me salue d'un signe de la main.
-Merci, ma jolie, de m'avoir écouté.
Ecouté, pas exactement. Entendu, plutôt, d'une oreille compatissante. Parfois, c'est peut-être assez.

19h30, ligne 11
- Elle est pas normale. Je l'ai bien vu quand je lui ai donné. Elle est pas normale. Elle veut avoir l'air, mais elle est pas normale.
Une femme mal fagotée accompagnée d'un gros cabas au contenu incertain s'adresse avec véhémence à son voisin.
- Pas normale du tout, on répond pas comme ça.
Je ne les voyais pas ensemble ces deux-là. Elle, la cinquantaine fatiguée. Lui, trentenaire élégant.
La femme reprend son réquisitoire, gesticule, hausse le ton, furieuse.
- Elle est pas bien. Faut lui dire, elle est pas normale, martèle-t-elle, hors d'elle.
- Non, elle n'est pas normale, confirme posément son voisin.
La femme s'interrompt, détendue soudain. A Place-des-Fêtes, elle descend, seule, grimaçant un sourire à ce «compagnon» de voyage qui, d'une simple parole, a su rompre le cercle infernal de son idée fixe.

«Je tiens ce monde pour ce qu'il est: un théâtre où chacun doit jouer son rôle», disait le grand Will.
Le monde, je ne sais pas, mais le métro…
Photo: YLD

samedi 16 avril 2011

Péril en la demeure


Juste la cuisine. Sept mètres carrés. Je lui ai progressivement abandonné la salle de bains, le salon, la chambre. ÇA ne se voit pas, ÇA ne s'entend pas. ÇA survient et nous soumet à son indiscernable présence catégorique. Il y a trois semaines que je n'ai pas quitté mon appartement. Le livreur dépose les courses sur le palier. Dès que je sens que ÇA s'assoupit, se résorbe, je me précipite dans le couloir jusqu'à la porte d'entrée pour acheminer mes victuailles dans la cuisine. Avant-hier, j'ai senti que ÇA préparait une nouvelle offensive. Il fallait engranger des réserves, tenir le temps que ÇA s'apaise à nouveau. J'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois pour tout rapatrier dans mon repaire. Je suis resté aux aguets. J'ai attendu le moment propice et lorsque ÇA s'est rétracté, ÇA s'est engourdi, j'ai transbahuté deux packs de bouteilles d'eau, un lot de six paquets de céréales, dix plaquettes de chocolat aux noisettes et quelques canettes de bière. ÇA ruse, cède du terrain, puis ÇA se déploie de plus belle. J'ai pu sauver l'essentiel. J'ai tiré le vieux buffet devant la porte de la cuisine. J'écoute, j'épie. Je voudrais savoir où en sont mes voisins. Est-ce que ÇA les a déjà emmurés? L'homme qui habite dans le logement contigu au mien semble encore épargné. Je l'entends partir le matin et rentrer le soir. Se prépare-t-il à l'affrontement? Pense-t-il pouvoir y échapper? Ne comprend-il pas qu'il n'y a pas d'issue, pas d'échappatoire? ÇA nous engloutira, nous absorbera dans sa malléabilité, sa maniabilité, dans cet abominable amas informe et consentant.
Depuis que je me suis retranché dans mon appartement, les sacs-poubelle se sont accumulés. Aujourd'hui, j'ai commencé à les entasser de chaque côté du buffet. Au fur et à mesure que j'en remplirai d'autres, je les ajouterai, aussi haut que je pourrai. J'élèverai une double, une triple muraille entre ÇA et moi. Inutilement? Désespérément, mais crânement. Je ne me rendrai pas. ÇA viendra me chercher là où je suis. Dans mes immondices, mes détritus, mes ordures, ma merde, mierda, shit, Scheiße, القرف, дерьмо.
Photo: YLD

dimanche 3 avril 2011

Il était une fois…


Des siècles que je suis enfermée dans ce donjon triste et humide. J'étais si jeune alors. C'était la volonté de mon père, et je m'y suis conformée. Dormir jusqu'à ce que le prince charmant vienne me réveiller. Un beau jeune homme, riche et tendre. Deux dames de compagnie s'occupent de moi. Je ne manque de rien, si ce n'est de vivre. Avec le temps, l'effet du somnifère s'est dissipé. Pour tromper l'ennui, j'ai cherché à comprendre. Mon père était si fier de moi qu'il a voulu m'ériger en modèle. Une jeune fille pure, obéissante, innocente. Mes cousines ont eu plus de chance que moi ou se sont montrées moins dociles. Le Petit Chaperon rouge s'est arrangée pour voir le loup, Cendrillon a trouvé chaussure à son pied. Quelle gourde je fais! Attendre un godelureau dont je ne sais rien quand tant d'intrépides héros auraient pu faire battre mon cœur. Elles ont beau parler à mi-voix, mes dames de compagnie, je les entends. Elles se sont pâmées d'admiration pour ce fameux Zorro, ont fantasmé sur ce prétendu Superman, aux pouvoirs prodigieux. Tout récemment encore, elles s'extasiaient devant les exploits d'un certain Jack Bauer. Pendant ce temps, je me languis, me morfonds. Et tout cela pour quoi? Qu'un gandin m'épouse et me fasse une tripotée d'enfants. Non, voyez-vous il y a un moment où l'esprit vient aux filles.
A nous deux, M. Perrault, nous avons un conte à régler!
Photo: SLD