lundi 30 mai 2011

Paradoxal


Lui Nous ne devrions pas y aller.
Elle Il faut que nous sachions. Sinon, nous nous perdrons.
Lui Il suffirait d'oublier.
Elle Nous avons déjà oublié, c'est ce qui nous tourmente.
Lui Je ne reconnaîtrai rien, tout aura changé.
Elle Si rien n'est plus pareil, on pourra recommencer.
Lui On ne recommence jamais. On vit avec ou sans, ce qui revient au même.
Elle Non. Tu me désarmeras, je t'apaiserai…
Lui Cette terrible volonté, toujours, d'avoir raison contre la réalité.
Elle Mon rempart contre ta féroce obstination à abjurer nos possibles, à t'enferrer dans la fatalité.
Lui Comme il fait beau! Nous n'aurions pas dû y aller en été. Cet hiver peut-être…
Elle Tu ne peux donc jamais lâcher prise, tu veux l'extrême, l'irrémédiable.
Lui Il aurait suffi que tu me regardes pour que ça n'arrive pas…
Elle Je n'étais pas là.
Lui Justement.
That's me in the cormer Losing my religion Trying to keep up with you… That was just a dream
Photo: YLD, Estompes, Carole Szwarc

dimanche 15 mai 2011

Une fille perdue


L'avait-elle aimé? La question l'avait meurtrie un matin alors que plantée devant la glace de la salle de bains elle mettait une dernière touche à son maquillage. Elle prononça le mot à voix haute pour faire jaillir une flammèche de l'ancien brasier, déclina toute la gamme –aimé, amour, amoureuse, amant…–, n'en recueillit pas même une poignée de cendres. Dès leur rencontre, et durant toutes ces années, il n'avait, en fait, été qu'une présence rassurante, une lueur qui la guidait dans son brouillard. Il avait trouvé en elle une bonne épouse, une femme agréable, qui s'occupait de son foyer, savait recevoir ses amis et ses relations de travail, était suffisamment «instruite», disait-il, pour soutenir intelligemment une conversation. Il n'exigeait rien d'autre, confiant à des rencontres passagères la fureur de son désir. De temps à autre, ils faisaient l'amour comme on se souhaite le bonjour au réveil, poliment. Le quitter ne lui avait jamais traversé l'esprit. Il était –elle ne savait pourquoi– son seul rempart contre les ténèbres toujours menaçantes.
Qu'est-ce-qui l'avait jetée ce jour-là dans les rues à la recherche des plus démunis? Elle avait marché des heures jusqu'à trouver en elle la force d'aborder l'un de ces sans-abri prostrés dans l'encoignure d'une porte. Elle avait écouté la litanie de ses échecs, de ses malheurs, de ses dérives. Le lendemain, elle avait loué une petite chambre au sixième étage sous les toits, y avait apporté un matelas, un radiateur électrique, un réchaud et était repartie en campagne. Sans choisir, elle avait accosté le premier pauvre hère qu'elle avait croisé, lui avait proposé de l'accompagner dans son antre. Un café, quelques caresses, des bribes d'une vie dépenaillée. Plusieurs fois par semaine, elle accueillait un de ces exclus de la tendresse. Elle n'éprouvait rien, pas de honte, pas de dégoût. Pas de plaisir non plus. Ne s'appartenant pas, elle se laissait posséder. Toujours plus lointaine, happée par le trou noir de sa détresse.
Photo: David LaChapelle