samedi 20 octobre 2012

Level up

A Lille ou à Hambourg, qu'est-ce que ça change? Un séminaire, un colloque, le lancement d'un nouveau produit, elle n'est jamais là. J'ai confiance, évidemment… J'ouvre une bière et je vais voir à quoi ressemble FeelEver, histoire de passer le temps.
FeelEver, c'est une sorte de jeu de rôle d'improvisation entre deux protagonistes. Vous choisissez le personnage fictif auquel vous prêterez votre voix –l'intonation déterminera les attitudes de votre avatar, sa gestuelle traduisant vos émotions. Vous sélectionnez un partenaire parmi les joueurs –des inconnus– qui sont en ligne et vous lui donnez la réplique sur le thème proposé. «Vous faites une scène de jalousie à votre copine». Aucun intérêt, je ne suis pas jaloux. Je suis sûr que je ne saurais même pas faire semblant. J'essaie?
Moi: Un bon prétexte tes petits voyages. Et ton collaborateur, ce Thierry, c'est un beau mec?
Ma partenaire: Un garçon intelligent, compétent, mais pas vraiment mon genre.
Moi: Pas vraiment, c'est ça, ouais. Mais tu pars quand même avec lui. Vous prenez une chambre pour deux, ça réduit la note de frais.
Ma partenaire: Où es-tu allé chercher un truc pareil?
Moi: Tu couches avec lui?
Ma partenaire: Non, bien sûr que non!
Moi: Avec qui alors? Tu dragues au bar de l'hôtel? C'est encore mieux. Un type différent chaque fois.
Sans m'en rendre compte j'ai forcé le ton. Je crie. Le visage de mon avatar se durcit, mâchoires serrées, regard féroce.
Ma partenaire: Arrête, tu es en plein délire.
Moi: Peut-être même pas pour ton boulot. Tu y vas comme ça, pour rencontrer des hommes. Qu'est-ce qu'ils te demandent? Et tu le fais, hein! Tu me prends pour un bouffon, un abruti…
Voix rauque, cassée. Yeux écarquillés. Bouche contractée. Je grogne, je rugis, je hurle.
Finies tes petites escapades, je vais te mater, te montrer qui je suis. Tu es à moi. Tu entends, à moi.

Deux minutes. La partie est terminée. Un algorithme évalue ma prestation: 4,5 sur 5. Ma partenaire de jeu confirme: super impro, belle performance.

Plutôt un coup d'essai. Je t'attends avec impatience, ma chérie. 
Photo: YLD

dimanche 7 octobre 2012

Fatum

Envie d'être seul, au milieu des autres. Je suis allé boire un verre quelque part, un coin où je ne vais jamais pour ne pas risquer de tomber sur des potes. Assis au bar, le regard noyé dans mon whisky, je guette le temps qui se traîne, qui s'emmerde. Je pourrais rester là jusqu'à la fermeture, à ne rien attendre. Ou à imaginer que je suis un mec accoudé au comptoir, un samedi soir.
–Tu m'offres un verre?
–Non.
–Tu n'es pas très aimable, toi!
–Non.
–Allez, on pourrait bien s'amuser tous les deux!
–Non.
La fille prend ma main gauche dans les siennes, la tient fermement, paume ouverte, et décrète «La mort, dans ta main.» Je me dégage brusquement, règle mes consommations en maugréant contre cette cinglée qui m'a bousillé ma soirée de déprime.
Je serais bien incapable de tuer qui que ce soit. Encore que je ne sois pas à l'abri d'un pétage de plombs. Ni d'un accident. En me rendant au boulot, je roule trop vite, je freine trop tard, j'écrase un gamin. En faisant mon jogging, je bouscule une mamie, elle tombe, crise cardiaque. La prédiction de la fille m'obsède. Une vipère, maléfique, diabolique. Il faut conjurer le mauvais sort. Embaucher un tueur à gages qui éliminerait… Je suis maudit, fichu.
J'ai failli jeter la petite carte avec les prospectus publicitaires. Professeur Nyamu Lisimba, grands dons naturels de naissance, compétent, efficace, sérieux et discrétion. Spécialités: jalousie, fidélité, désenvoûtement, permis de conduire. Solution immédiate à tous les problèmes, même les plus désespérés. Succès assuré.
Le professeur Lisimba m'a préparé une mixture que je devais boire trois fois par jour pendant trois jours; elle terrasserait les esprits malfaisants qui avaient pris possession de moi, m'a-t-il assuré. Vomissements, diarrhée, maux de tête atroces, douleurs dans le ventre effroyables. J'ai fini aux urgences, mal en point mais vivant et innocent.

Cassandre est plus affligée que jamais. Durant des millénaires, elle a tenté d'avertir les hommes des malheurs qui allaient fondre sur eux. En vain. Tous faisaient la sourde oreille. Avec le temps, elle s'est égarée dans un délire divinatoire forcené, proférant des prophéties fantasques, des vaticinations saugrenues. Et voilà qu'on l'écoute…
Photo: YLD