samedi 22 septembre 2012

De main de maître

Pierre-André Lemoine & associé, notaires à Gacé. Depuis une dizaine d'années, Jean-Xavier Filin était à la tête de l'étude de feu maître Lemoine, mais il restait l'anonyme «& associé» gravé sur la plaque. Il gérait les biens des petits notables locaux. Les grosses transactions se faisaient à Rouen. Non qu'il manquât d'ambition, mais trop pusillanime pour la rassasier, il laissait la fièvre du gain et de la notoriété le dévorer. Ses costumes élimés, sa voix éteinte, son maintien compassé étaient un reproche perfide à cette province étriquée et économe qui le privait de l'oisive opulence à laquelle il aspirait. Inopiné et presque trop providentiel, le courrier de maître Franchard, de l'office notarial De la Veynerie-Richemin-Beaumont, à Cannes, tourmenta cruellement cette nature affligée. Maître Franchard souhaitait entretenir son «cher confrère» d'une succession qu'il serait, de toute évidence, le mieux à même de liquider. Henri Trémoulin, propriétaire du domaine des Bolards, sis à trois kilomètres de Gacé, était décédé il y avait deux mois dans la maison de retraite cannoise où il s'était retiré. Le défunt avait couché sur son testament mystique un certain A.G., qu'il instituait son unique héritier. Compte tenu de la valeur modique du patrimoine du testateur, nous avons pensé que, connaissant probablement M. Trémoulin, vous pourriez mener les recherches qui permettraient d'identifier le légataire… Jean-Xavier Filin accepta confraternellement la proposition, considérant que la modicité était affaire de point de vue. D'autant que, peut-être…
A.G., Alain Groson, avait été, un temps, l'homme à tout faire d'Henri Trémoulin, avant de retourner à sa vie d'errance. Un enquêteur dépêché par maître Filin le retrouva au Havre, où il vivait d'expédients. Maître Filin alla en personne lui exposer la situation. Le legs d'Henri Trémoulin imposait de nombreuses obligations: gérer la propriété, reconduire ou résilier les baux conclus avec les différents fermiers –entendez-vous quelque chose au Code rural?–, acquitter les taxes foncières assises sur le bâti et le non-bâti, etc., etc., etc. Nonobstant, une disposition, à savoir la désignation d'un mandataire, nous permettrait, si vous en étiez d'accord… Renfrogné, Alain Groson cherchait l'arnaque. Bref, poursuivit le notaire, je pourrais m'occuper de tout, vous n'auriez qu'à toucher, chaque début de mois, l'argent qui serait verser sur un compte à la banque, disons mille euros. Groson l'incrédule assistait à un remix de la tombée de la manne.
Tout Gacé jasait. Maître Filin s'était fait en moins de rien une bien belle position. Il avait emménagé dans une demeure cossue du centre-ville. Il s'était attaché les services d'un clerc, aussi ne passait-il plus à l'étude qu'une fois par semaine, le jeudi. Il consacrait la matinée à la signature des actes, puis prenait un copieux déjeuner à L'Assiette gourmande –sachant qu'il serait gratifié d'un généreux pourboire, le maître d'hôtel mettait un zèle excessif à le saluer d'un sonore Bonjour maître qui suspendait quelques secondes les conversations. Il fallait que le temps fût vraiment épouvantable pour que maître Filin renonçât à sa promenade postprandiale, qui le ramenait invariablement, irrépressiblement à l'étude, dont la façade arborait la plaque rutilante qui proclamait sa consécration: maître Jean-Xavier Filin, notaire. 
Photo: YLD

dimanche 9 septembre 2012

La mort du deleatur

Les Goncourt, les Femina, les Renaudot, les best-sellers n'acceptent que lui. Tous louent sa parfaite connaissance de la langue, sa capacité à se couler dans leur écriture, son sens du détail, son goût de la précision, sa vivacité, sa curiosité, son perfectionnisme, son esprit critique. Parce qu'Olivier est un excellent correcteur, ils supportent sa maniaquerie, sa minutie obsessionnelle, sa rigueur pathologique, ses biffures qui mortifient leur amour-propre, ses retouches qui outragent leur susceptibilité. Parce qu'il est le meilleur, ils s'accommodent de son doute catégorique, de son orgueilleuse humilité.
Jeune directrice de collection, Anne a d'emblée été séduite par la compétence d'Olivier, sa culture, son intelligence acérée. Sept ans après leur mariage, elle admire et respecte toujours le professionnel, mais l'homme l’horripile. Elle partage sa vie avec un pur intellect, une figure de rhétorique. Pas un mari, encore moins un amant, elle vit aux côtés d'un trope. Lorsqu'il travaille sur un manuscrit, c'est-à-dire trois cent soixante-cinq jours par an, Olivier expurge tout le reste. Même ses amours sont cérébrales. Ses romances avec Hélène*, Stella**, Violette*** l'ont comblé plus que les tendresses attentionnées d'Anne, en qui il ne voit qu'un pastiche, peu réussi, qu'il s'évertue à amender. Anne sait que, jusque dans la rupture, elle doit peaufiner son style. Aussi s'est-elle assuré le concours d'un maître, et, réunissant son courage, elle aborde Olivier dès la fin du repas dominical:
«Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connu? Est-ce ma faute? Ô mon Dieu! Non, non, n'en accusez qu…»
Tu manques de coffre, ma pauvre petite, l'interrompt Olivier. Flaubert, ça se gueule…
Anne est habituée à ce qu'Olivier la mette à rude épreuve. Puisqu'il le prend ainsi, elle l'aura sur son propre terrain, le lui chantera à la manière des pères-la-virgule:
«[guill ouvre] L'[cap] amour est mort entre tes bras »[guill ferme]… [sus] ([par ouvre] je te quitte! [clam]) [par ferme]. Point final.

* Je m'en vais, Jean Echenoz.
** L'Ascenseur, Alain Fleisher.
*** Hyrok, Nicolaï Lo Russo (qui, j'espère, ne m'en voudra pas).


Photo: YLD, fresque de Jef Aerosol.