samedi 5 juillet 2014

Dissidence

Alors c'est ça, être riche! Un immense appartement. Une vue hallucinante sur Paris. Un cercle magique où la vie vous fait la fête. Julie contemple cette féerie avec l'émerveillement étonné d'une petite fille devant les vitrines de Noël des grands magasins. Un rêve éveillé. Germain l'a invitée à son anniversaire. Le champagne, la musique, et Germain.
Je reviens tout de suite, murmure Germain. Je t'aime.
Deux heures se sont écoulées. Julie se sent mal à l'aise au milieu des amis de Germain, si sûrs d'eux, si élégants. Aucun ne prête attention à elle, muette et figée au bout du canapé où Germain l'a abandonnée. Sans lui, elle se trouve ridicule dans sa petite robe en dentelle rose, dégotée au H&M des Halles. Elle n'appartient pas à ce monde de demi-dieux à qui l'existence a offert le meilleur et qui se servent sans réserve convaincus que cela leur est dû. Sous le regard amoureux de Germain, elle se prenait pour leur égale. Le charme est rompu. Au bord des larmes, Julie se faufile vers la terrasse, elle veut rentrer, que Germain la raccompagne. Sur la boîte vocale, la voix espiègle de Germain lui suggère de laisser un message.
Tu es où ? Germain, pourquoi tu ne reviens pas? lâche-t-elle dans un sanglot.

Bruno Derzetti n'avait pas écrit une ligne depuis quinze jours. Jusque-là, les choses se présentaient bien. L'intrigue se tenait, les personnages prenaient de l'épaisseur. Germain s'imposait peu à peu comme le pivot de l'histoire, mais Bruno peinait à tricoter l'idylle entre ce fils fantasque et frondeur d'un gros industriel qui allait enrayer la belle mécanique conçue par sa famille et la petite hôtesse d'accueil issue d'un milieu très modeste. Une brève passion qui mettrait en évidence l'impétuosité de Germain, son goût de l'excessif, son charme vénéneux.
Et s'il lui offrait une nuit d'ébats avec la douce et naïve Julie?, s'interrogeait Bruno. Et s'il s'offrait, à lui l'auteur, une petite scène érotique pour réchauffer son imagination? Il se rappelait parfaitement avoir laissé ses deux protagonistes dans le duplex du seizième arrondissement où Germain célébrait son anniversaire. Pourtant, Germain n'était plus là. Bruno parcourut à nouveau son manuscrit, fouilla dans les fichiers où il jetait en vrac une phrase, un mot, une atmosphère, lança une recherche dans le Finder. Rien. Tout d'abord, l'idée que Germain, un garçon séduisant mais inconstant, qui avait habitude d'obtenir ce qu'il voulait et de n'en faire qu'à sa tête, avait décampé amusa Bruno, puis elle l'obséda, l'angoissa. Il avait le sentiment de ne plus avoir prise sur son personnage. Il tenta de remanier son texte, rusa, louvoya. Ça ne marchait pas. Bruno était furieux. C'était lui qui avait inventé Germain, lui qui l'avait créé. Il était l'auteur. Omniscient. Omnipotent.
Alors que Julie s'apprêtait à laisser son message, Bruno la relégua dans la marge. Il devait absolument recadrer Germain. Et puis les digressions inutiles dans les romans, hein… ironisa-t-il.
Tu es où? Germain, si tu ne rappliques pas immédiatement je te supprime. Compris?
Germain prit son temps pour répondre à l'ultimatum. A trois heures du matin, Julie, recroquevillée au fond du canapé, fut tirée de son demi-sommeil par le jingle de son portable qui annonçait qu'elle avait reçu un message: Dis à ce gros nul de Derzetti que je me fous de ses menaces. Je me suis cassé de son roman merdique. Je suis dans le prochain Djian.
Photo: YLD