dimanche 13 août 2017

De part et d'autre

Il va venir. Il l'a promis, je crois. Peut-être pas, mais il va venir. L'homme était assis à la terrasse du café. Je me suis installée à la table d'à côté et je l'ai observé un long moment, ostensiblement, jusqu'à ce qu'il pose son regard sur moi. Un regard bienveillant. Bienveillant, qui veut du bien à autrui. D'ordinaire, j'évite les amitiés. Quant à ce que l'on nomme stupidement l'amour… Que peuvent partager deux inconnus? Ce ne serait pourtant possible que dans les premiers instants. Après, tout s'embrouille, les jugements, les malentendus, les faux-semblants. De toute façon, je ne me soumets pas à ce sentimentalisme saugrenu, à ces piètres petits émois étriqués. Il faut une rencontre pure, authentique, une entente indéfectible avec un être clément et absolu. L'homme (je suis heureuse d'ignorer encore son prénom) a eu l'air étonné, puis s'est montré attentif. Il va venir. Nous boirons du tavel en écoutant les Nocturnes de Satie. Nous nous comprenons. Nous serons présents l'un à l'autre pleinement, totalement. Neuf heures, ce n'est pas si tard. Moi aussi j'aime la nuit, tout est plus fragile et plus intense. Un sursis à la vie. J'attends sans inquiétude. L'homme va venir.

Je ne sais pas comment on appelle ça, de la chance, un don du ciel? J'étais au café depuis deux ou trois heures. Il ne s'y passait pas grand-chose, du quotidien, du banal. J'allais m'en aller quand elle m'a accosté: «Sans nous connaître, nous nous reconnaissons». Intrigué, je l'avoue, je l'ai invitée à s'asseoir et, juste pour voir ce que ça donnerait, j'ai déclenché discrètement l'enregistreur vocal de mon iPhone. Elle était à la fois réservée et déterminée. J'avais l'impression qu'elle ne cherchait pas vraiment à engager la conversation, mais plutôt à affermir une connivence, une complicité établies de longue date, et lorsqu'elle s'en fut assurée, elle a écrit son adresse sur la note et est partie brusquement comme si elle s'enfuyait. Je me suis précipité au studio. J'avais l'idée, le truc qui manquait. L'enregistrement de l'inconnue viendra en off. Sa voix claire, qui semblait flotter sur le bruit de la rue, exprimera en contrepoint la passion gainée d'un idéal inflexible d'Annabelle Blanchard, le personnage principal de mon film.
Au montage, c'était raccord!

Onze heures, ce n'est pas trop tard. Je l'attends sans impatience, l'homme va venir.
Photo YLD

samedi 3 juin 2017

Work in progress

L'unité de lieu. C'est primordial. La chambre sera désormais strictement réservée à l'écriture (un Clic-Clac dans le salon fera l'affaire pour dormir). Un environnement, non, un univers structuré, d'une neutralité bienveillante, décrète Valentine. La pièce est repeinte en jaune paille, le bureau disposé devant la fenêtre, habillée d'un voilage en lin beige, une photo grand format des dunes sahariennes épinglée sur le mur de gauche; la petite bibliothèque, installée contre celui de droite, rangée rationnellement. En bas, les BD. Sur l'étagère du milieu, les amis, avec qui Valentine s'entretient tous les jours –Un beau ténébreux, Madame Bovary, Du côté de chez Swann, les Sonnets de Louise Labé, Les Vagues– et les indispensables Robert, Grevisse, Gradus, thésaurus, dictionnaire des synonymes, Bescherelle. En haut, les connaissances, qu'elle visite de temps à autre.
Bien calée dans son siège ergonomique tout neuf, Valentine allume son Mac, crée un document, clique sur Enregistrer sous et y inscrit roman MON ROMAN. Un univers structuré amène une pensée structurée, martèle Valentine.
-Un récit ample.
-Les amours-amitiés-trahisons-disparitions-retrouvailles-vengeance d'un groupe d'amis.
-Leur rencontre, alors qu'ils sont adolescents, durant des vacances d'été à Belle-Île.
-Commencer par planter le décor, décrire leur environnement (le paysage).
Et bien commençons, s'encourage Valentine.
Le lendemain, la relecture du premier paragraphe (dix lignes qui l'ont tenue éveillée jusqu'à deux heures du matin) est cruelle : convenu, banal, plat, nul, tranche Valentine.La structure ne suffit pas. La pièce est trop vaste, je m'éparpille (un paravent placé derrière le bureau réduit l'espace), le va-et-vient de la rue me distrait (le voilage est remplacé par un épais double rideau). Plus de falaises, d'embruns, de lande fleurie… On est dans la villa; c'est là que tout va se nouer.
Une semaine plus tard, une cinquantaine de lignes ont douloureusement vu le jour. Même pas un incipit prometteur, deux versions niaises, enrage Valentine. La description de la jolie maison traditionnelle à Locmaria, parfaite pour la brochure du syndicat d'initiative. Celle de la résidence design sur le port de Saint-Palais, une super annonce sur Airbnb. Je me disperse, perds mon temps à vérifier sur internet les caractéristiques de l'architecture belliloise, à rechercher l'ameublement idéal de la villa. Je veux écrire, écrire un roman! Il faut revenir au fondamentaux: un crayon et quelques feuilles de papier; resserrer l'intrigue autour d'un seul protagoniste, à la personnalité forte, complexe; me recentrer sur l'essentiel, ses émotions, son ressenti. A l'imparfait? Au présent? Première ou troisième personne du singulier? Un récit linéaire? Des ruptures temporelles?
Ne pas être obsédé par la grammaire, préconise Stephen King. Dire les choses le plus simplement possible, conclut Michel Volkovitch.
Une écriture nue, en déduit Valentine.
Valentine fixe longuement la page vierge. Elle n'a rien à ajouter.
Photo: YLD, installation d'Antonin Heck


dimanche 5 février 2017

Echappée belle


Boucler l'affaire Caron contre Caron, commander les courses et les récupérer au drive, demander à Madeleine de préparer un gratin de saumon-brocolis ou un carré d'agneau-pommes de terre pour le repas du soir, coacher Arthur et Victor, quinze et treize ans, aller chercher Virginie à son bureau pour le cours de stretching, téléphoner aux Berliet et aux Fabre-Lapierre pour le dîner de vendredi. Et le lundi, prendre l'Orléans-Paris de 9h28, se rendre boulevard Raspail chez Mme Rochecourt, passer la journée avec elle, puis rentrer par le TER de 19h33. Elsa est une femme active, énergique, dynamique, efficiente se plaît à dire Laurent.
Mme Rochecourt, la mère d'Elsa, est décédée il y a deux ans. Elsa n'en a informé ni Laurent ni les garçons, les liens entre ceux-ci et l'orgueilleuse Mme Rochecourt étant distendus, à tel point que depuis plusieurs années, elle avait souhaité qu'ils lui épargnent jusqu'à leur visite à Noël. Mme Rochecourt avait pourtant accueilli avec bienveillance le mariage d'Elsa et de Laurent, mais celui-ci était tombé en disgrâce lorsqu'il avait accepté un poste d'ingénieur à Orléans, manifestant ainsi, aux yeux de sa belle-mère, «un singulier manque d'ambition». Si elle avait toléré la naissance d'Arthur, un «nécessaire désagrément», celle de Victor avait été saluée par de cinglants persiflages «Encore un, ma pauvre chérie, il est vrai qu'avocate à Orléans…»
Après le décès de Mme Rochecourt, Elsa avait maintenu ses voyages hebdomadaires à Paris. Le temps de faire le tri dans les affaires de sa mère, de ranger les papiers, de s'occuper de la succession. Et maintenant que tout est réglé…
Elsa est assise au bord du lac, parc Montsouris. Bientôt la quarantaine. Elle se sait jolie, intelligente, indépendante, appréciée de ses pairs, estimée par ses amis. On l'a dit choyée par un mari attentionné et des fils aimants. Une femme comblée. Pourtant… Maintenant, du temps pour rien. Soudain, il est à ses côtés. La regarde longuement, tendre et indécent.
Dans le lit pudibond de madame mère, l'homme sollicite les initiatives d'Elsa, délicatement, résolument (Laurent, lui, prend toujours la direction des opérations). Alors, elle s'autorise: ses mains ses lèvres sa langue vagabondent sur le corps docile et immodéré de l'homme. Désir dévorant impératif urgent.
Un clin d'œil complice, la porte qui l'on referme, le chuintement de l'ascenseur.
Elsa s'arrête à l'agence immobilière du quartier, met l'appartement en vente, attrape le TER pour Orléans. Laurent aime que l'on soit à l'heure pour passer à table.
Keith Haring, photo YLD