Une invitation à l'Olympia, la programmation du festival Rock in the field, des communiqués de presse… Bref, le courrier habituel que recevait Stéfan Rougier, rédacteur en chef du magazine Musicos. Et une pochette kraft, d'où glissa, lorsqu'il l'ouvrit, trois grosses pièces de puzzle, de ceux que l'on offre aux jeunes enfants. Comme si je n'avais que ça à faire!, grommela Stéfan Rougier en faisant disparaître le tout au fond d'un tiroir. Le lendemain, jeudi 21 avril, la même enveloppe kraft arriva et, comme la veille, il y découvrit trois pièces de puzzle. Intrigué, il étala les morceaux de carton sur son bureau et constata que le motif original avait été recouvert d'une autre image. Où ce farfelu voulait-il en venir? Ses réflexions en restèrent là: énième caprice de starlette, Jennifer Lory venait d'annuler la séance photo pour la couverture. La cata! Alors l'autre et son jeu de piste…
Le même scénario se répéta le vendredi 22, puis le mystérieux expéditeur sembla abandonner la partie. Après une semaine de répit, il recommença son manège. Stéfan Rougier se torturait les méninges: qu'est-ce que ça pouvait bien signifier? A intervalles réguliers, lui parvenait un indice supplémentaire. Cette histoire était grotesque, et elle commençait à sérieusement l'énerver. Aussi, à l'issue de la conférence de rédaction, il aborda le sujet tout de go: ça suffit, on a assez ri. Si c'est à ça que vous passez vos journées, pas étonnant que je sois obligé de vous courir après pour récupérer vos papiers! A l'accueil que l'assistance lui réserva, il comprit qu'il faisait fausse route. Certains rédacteurs, visiblement agacés, lui suggérèrent de prendre un peu de vacances; quelques-uns le raillèrent ouvertement: Rougier t'as fumé la moquette! Tous trouvaient son attitude puérile, si ce n'est passablement ridicule. Fais tourner tes bouts de carton, qu'est-ce qu'il y a dessus, s'enquit Mehdi, qui alimentait la rubrique rap. Piteux, Stéfan Rougier dut admettre qu'il n'en savait rien. Il s'enferma dans son bureau et entreprit de reconstituer le puzzle. Ce ne devait pas être bien sorcier, vu qu'il disposait tout au plus d'une dizaine de pièces: une main lançant une balle rouge, une tête d'hercule de foire, un visage masculin maquillé en blanc, des pavés, une trompette et ce qu'il devinait être des fragments d'un tissu noir et blanc. Le 5 mai, il réceptionna un cheval blanc et une fenêtre. Dans le courant du mois, il entra progressivement en possession de bras et de jambes d'hommes, de pans de mur en brique, de feuillage et d'une tête de nain coiffé d'un borsalino. Il connaissait ces images. Elles provenaient de… C'était d'une cruelle évidence, il le sentait, mais ça lui échappait.
Le 25 mai, l'hôtesse d'accueil remit à Stéfan Rougier une reproduction de la pochette de Strange days habilement pliée pour former une enveloppe renfermant le CV de Gaspard Balsari, jeune journaliste spécialiste de rock. De Dieu! rugit Stéfan Rougier en envoyant le CV au panier.
Le 15 juin, Musicos consacrait sa une au son West Coast et publiait l'article d'un nouveau collaborateur, un certain Gaspard Balsari.
Photo YLD