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dimanche 29 avril 2018

Exit vers nulle part


Je ne m’en sors pas mal. J’ignore quelles rues j’ai empruntées, quel itinéraire j’ai suivi, mais j’ai réussi à venir jusqu’à ce café, et je sais où je suis. Sur la petite place, au bout de ma rue. C’est la première fois que j’arrive à m’orienter seule depuis… Je n’ai pas eu besoin d’appeler Sophie à la rescousse. Je vais profiter du soleil à la terrasse. Je ne saurais dire comment je me suis repérée, ni même si je pourrais refaire le chemin. Je ne crois pas, tant pis, je verrai ça plus tard avec le Dr Delêtre. Aujourd’hui, je me suis baladée seule, sans me perdre.
— Un darjeeling et une tarte au citron, s’il vous plaît.
Il fait doux. Des ados pirouettent sur leurs skates. Des mères de famille papotent sur un banc, landaus et poussettes à portée de regard. Plutôt canon, le mec assis à la table d’à côté. Pendant des mois, il y a eu l’hôpital, le centre de rééducation. Maintenant, il y a Sophie à l’association de soutien aux traumatisés – trau-ma-ti-sés!–, qui m’a accompagnée, rassurée, encouragée. Il y a le Dr Delêtre, à qui il incombe de raviver ma mémoire, de réveiller mon passé. Petit à petit, j’exhume des tessons de vie, que je dois recoller, dater, interpréter. Fouiller encore. Mais aujourd’hui, je ne me suis pas paumée.
— Je vous offre une autre bière?
Délaissant son smartphone, mon voisin de table m’observe longuement, surpris.
—Vous ressemblez terriblement à une amie, une amie de lycée à La Rochelle. Nous sommes restés ensemble trois ans. J’ai été son premier amant. Pensez-vous qu’elle ait pu complètement m’oublier?
Drôle d’entrée en matière. Son sourire malicieux me déconcerte. Mais je ne veux pas être en reste de souvenirs. Je m’en fabrique, j’improvise, je brode. On réécrit toujours l’histoire.
Dans ses yeux, un mélange d’amusement, d’incrédulité et de perplexité qui me trouble.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom. Attendez, laissez-moi deviner. Anabelle. Anabelle Teyssier vous irait à merveille.
Tous se brouille dans mon esprit, comme après l’accident. Une angoissante sensation de vide, de déconnexion avec la réalité. Je me lève précipitamment, traverse la place en courant. En deux minutes, je serai chez moi, loin de cet imposteur. C’est juste après Fleurilège. Mais il n’y a pas de fleuriste. Pas de chez moi.
Je ne veux plus de Sophie, plus de Dr Delêtre.
Anabelle Teyssier. Une expression en creux. Un-signifiante. 
Photo YLD




dimanche 13 août 2017

De part et d'autre

Il va venir. Il l'a promis, je crois. Peut-être pas, mais il va venir. L'homme était assis à la terrasse du café. Je me suis installée à la table d'à côté et je l'ai observé un long moment, ostensiblement, jusqu'à ce qu'il pose son regard sur moi. Un regard bienveillant. Bienveillant, qui veut du bien à autrui. D'ordinaire, j'évite les amitiés. Quant à ce que l'on nomme stupidement l'amour… Que peuvent partager deux inconnus? Ce ne serait pourtant possible que dans les premiers instants. Après, tout s'embrouille, les jugements, les malentendus, les faux-semblants. De toute façon, je ne me soumets pas à ce sentimentalisme saugrenu, à ces piètres petits émois étriqués. Il faut une rencontre pure, authentique, une entente indéfectible avec un être clément et absolu. L'homme (je suis heureuse d'ignorer encore son prénom) a eu l'air étonné, puis s'est montré attentif. Il va venir. Nous boirons du tavel en écoutant les Nocturnes de Satie. Nous nous comprenons. Nous serons présents l'un à l'autre pleinement, totalement. Neuf heures, ce n'est pas si tard. Moi aussi j'aime la nuit, tout est plus fragile et plus intense. Un sursis à la vie. J'attends sans inquiétude. L'homme va venir.

Je ne sais pas comment on appelle ça, de la chance, un don du ciel? J'étais au café depuis deux ou trois heures. Il ne s'y passait pas grand-chose, du quotidien, du banal. J'allais m'en aller quand elle m'a accosté: «Sans nous connaître, nous nous reconnaissons». Intrigué, je l'avoue, je l'ai invitée à s'asseoir et, juste pour voir ce que ça donnerait, j'ai déclenché discrètement l'enregistreur vocal de mon iPhone. Elle était à la fois réservée et déterminée. J'avais l'impression qu'elle ne cherchait pas vraiment à engager la conversation, mais plutôt à affermir une connivence, une complicité établies de longue date, et lorsqu'elle s'en fut assurée, elle a écrit son adresse sur la note et est partie brusquement comme si elle s'enfuyait. Je me suis précipité au studio. J'avais l'idée, le truc qui manquait. L'enregistrement de l'inconnue viendra en off. Sa voix claire, qui semblait flotter sur le bruit de la rue, exprimera en contrepoint la passion gainée d'un idéal inflexible d'Annabelle Blanchard, le personnage principal de mon film.
Au montage, c'était raccord!

Onze heures, ce n'est pas trop tard. Je l'attends sans impatience, l'homme va venir.
Photo YLD

dimanche 19 octobre 2014

Zapping


Elle vague d'un bout à l'autre du quai. Roulis dans sa minirobe en dentelle blanche, ondoiement sur ses escarpins dorés, léger déhanchement, pivotement sur la pointe des pieds, demi-tour. Elle défile parmi les usagers. Les gens la voient mais ne la regardent pas. Elle scrute leur indifférence, s'attarde, insiste. Elle parade, se pare outrageusement de leur désamour. Les gens la voient mais ne la regardent pas. Ils ne peuvent pas l'avoir oubliée. Cindy, élue Star&Belle, il y a deux ans à la télé. Cindy, qu'on entendait partout l'été dernier, à la radio, dans les boîtes, sur les plages. Je suis tombée love, love, je veux t'aimer, te kiffer, toute ma life… En couverture de People, de Voilà, de Celebrity News. Les gens la regardaient alors, les hommes la désiraient, les femmes la jalousaient. Les gens la regardaient, elle ne les voyait pas, elle guettait son image dans leurs yeux. Leurs regards se sont éteints. Elle va se mettre à danser et à chanter sur le quai. Les gens la regarderont, la verront, la reconnaîtront. Elle danse et elle chante. Les gens la regardent. Pitié mêlée d'ironie, sourires moqueurs, froncements de sourcils agacés, hochements de tête gênés. Elle danse devant celui-ci et devant celle-là. Puis elle ne danse plus. Elle chante encore et elle dévisage celle-ci et elle toise celui-là. Elle ne danse plus, elle se plante devant ceux-là que leur bouquin journal musique jeu SMS jacassements téléphoniques aveuglent. Elle ne chante plus. Voix passive. Les gens la regardent, et ils ne la voient pas. Les gens la regardent. Elle ferme les yeux. Elle ne veut plus les voir.

Photo YLD; Keith Haring, Roi et Reine

dimanche 13 avril 2014

Trajectoire

L'arrière-saison peut être belle en Bretagne, et cette année-là elle l'était. J'étais descendue pour un mois à l'hôtel des Flots. Je sortais tôt, je longeais la côte jusqu'à l'extrême pointe. La brume matinale accordait mer et ciel en un duo gris-vert. Puis le soleil congédiait l'aurore, sculptait les falaises, réveillait les senteurs d'ajoncs et de bruyères. Goélands et cormorans déchiraient la lande de leurs cris rauques. Au retour, je faisais une halte à la crêperie du Grand Large et regagnais l'hôtel par le sentier des dunes. Je prenais possession de la véranda, déserte l'après-midi, la rare clientèle profitant de la clémence de la météo pour découvrir la région. Je lisais, je rêvassais. Je décampais à l'apparition des premiers promeneurs. J'avais nettement délimité mon espace, clairement fixé les limites de la convivialité. Lors du dîner, je gratifiais mes dissemblables d'un bonsoir poli mais distant, qui les dissuadait de m'inviter à leur table, et même d'engager la conversation. Je n'admettais les autres qu'incompatibles.
Lorsqu'il pénétra dans la salle à manger, nous étions au milieu du repas. Il salua aimablement l'assistance, et avec un aplomb effroyable s'assit en face de moi. Son regard sombre démentait la crânerie de son sourire. Nous mangeâmes en silence. «Je ne suis ici que pour quelques jours. Je suis ravi de les passer en votre compagnie», décida-t-il au moment de prendre congé. Je voulais être seule. Lui était lointain, presque inatteignable. Le lendemain matin, il m'attendait. Et sa présence me sembla soudain espérée, précieuse, évidente. Je craignais de ne pas savoir le retenir, qu'il ne soit trop tard. Il paraissait déterminé. Plus que cela, déjà en chemin. Il resta plus longtemps qu'il ne l'avait annoncé. Il parlait peu. Je le sentais hésitant. Il était heureux, avoua-t-il un soir. Enfin, ce doit être cela être heureux. Il le faut, lâcha-t-il, comme s'il voulait moins s'en persuader que le décréter. Il avait ri. Il était allé faire un tour en voiture, il aimait rouler dans la nuit, sans but. Il serait de retour dans une heure ou deux. Il viendrait me rejoindre.
Du fond de mon sommeil jaillit un hurlement féroce. Fonçant en sens inverse, tous feux éteints, la voiture le percuta.
Photo: YLD

samedi 16 novembre 2013

Mot à maux

Avoir imaginé qu'il l'admettrait, après tant d'années. Pourtant, il a dit J'en conviens, Probablement, Oui bien sûr. Il n'empêche, comment croire qu'il reconnaissait ce qu'il avait toujours nié? Barcelone, ce soir d'août. Nous étions restés longtemps à la plage. Nous étions rentrés, fatigués de soleil. Nous avions passé la soirée sur la terrasse. La nuit était lourde, sans un souffle d'air. Et puis c'est arrivé. Survenu. Barcelone, ce soir d'été où tout semblait éternel, immuable. Soudain, ce mot qui nous a anéantis. Il l'a prononcé, d'un ton neutre, comme par mégarde. Ce mot arrogant a fait irruption, rendant désormais notre vie inconcevable. Je l'entends encore. Et c'est moi qui l'aurais prononcé. Lâché. Pendant tout ce temps, je l'aurais rendu, lui, responsable de cette trahison, incapable que j'étais d'articuler aucun de ces autres mots qui auraient vaincu celui que ma peur de le perdre avait laissé échapper.
Alors, ce serait moi…


Je lui accorde un silence navré. Cette soirée, je l'ai oubliée. Cet amour forcené, intransigeant, m'est inconnu. J'étais amoureux. D'elle, sans doute. De Barcelone, passionnément. Belle Catalane, espiègle et bouillonnante. Ce mot assassin qui nous aurait poignardés en plein cœur, je l'ignore. J'en ai d'autres, qu'elle refuserait. Plaza del Sol, El Born, tapas con vino, Barceloneta, mariscada o cava, El Raval, fiesta y mojito. A moins que, peut-être, tibi dabo, promesses que je ne tiendrai pas.
Elle voulut que ce mot fatidique fût proféré une fois encore, maintenant, pour que nous sachions. Abolir la parole funeste, dit-elle. Elle attendait, espérait que je
Elle hurla: –––––––––––––
Je n'entendis qu'un cri.
Photo:YLD

jeudi 31 octobre 2013

Amor(t)

J'ai tué Paula. La logique policière cherchera un mobile: jalousie, haine, intérêt financier, vengeance. Rien de cela. Un coup de folie, suggérera-t-on. Laissons cet argument à mon avocat, qui en aura bien besoin pour tenter de défendre ma cause, de convaincre les juges. Paula m'aimait, et moi autant que je le peux, négligemment, désabusé. Elle avait voulu vivre avec moi. Je n'avais pas refusé, ni accepté. Je n'y accordais aucune importance. J'étais disponible, neutre. Je ne me sentais pas concerné. Nous avions fait l'amour. Je tenais Paula dans mes bras, je caressais son ventre, ses seins, son cou. Lentement, j'ai resserré mon étreinte, serré, serré. Mes doigts se contractaient, se crispaient. D'abord, Paula se laissa faire, pensant qu'il s'agissait d'un jeu. Quand elle peina à respirer, elle essaya de se débattre, affaiblie déjà par le manque d'oxygène. Dans ses yeux, je lus l'incompréhension, la peur, la terreur, puis son regard s'éteignit. Paula repose à mes côtés sur le lit, diaphane, mystérieuse comme la première fois. Je vais appeler la police. Plus tard. Il y aura un interrogatoire, long, déplaisant. Toujours les mêmes questions. Des explications à donner. Des raisons à fournir. Une reconstitution, peut-être. Inconvenante. Un procès, bien sûr. On attendra des regrets, des remords, qui n'ont pas lieu d'être. J'ai tué Paula. Ni préméditation ni accident. Le fait singulier qui devait me soustraire à la terne indifférenciation de mon existence. Finalement, cela revient au même. Je serai condamné à une lourde peine, comme on dit. Il me semble que la détention ne me pèsera pas trop. Au début, ce sera sûrement incommode et ennuyeux, puis je m'y habituerai et je n'y ferai plus attention. La lumière violacée de l'aube se faufile sous les doubles rideaux. Je me lève, me douche et passe un jean et un polo. Je veux avoir le temps de prendre mon petit déjeuner, j'aime bien ce moment. Je bois une tasse de café, mange toasts beurrés et tartines de confiture. Je ne me presse pas. L'odeur de noisette du pain grillé, le crissement du beurre qu'on y étale, la douce amertume de l'orange, l'onctuosité des cerises noires. Je me sers une seconde tasse de café. Je crois que mon petit déjeuner me manquera, ça me contrarie.
–Vous avez demandé la police, ne quittez pas.
–J'ai tué Paula.
Photo: YLD

samedi 5 octobre 2013

Variations indéfinies

Pelotonnée dans la douce tiédeur de la chambre, Lise s'accommodait de ses déchaînements de fureur. Le vent se jetait, rageur, contre la villa, giflait la façade, l'étreignait si fort qu'il aurait pu la broyer. La maison gémissait, semblait céder à ses assauts passionnés, il fléchissait, s'apaisait; elle se ravisait, s'indignait de ses assiduités, il redoublait, s'acharnait, défiait son indifférence. Jean, lui aussi, avait lutté obstinément contre les langueurs romanesques de Lise, l'assaillant désespérément de son amour, de son désir exténuant de vivre. Ici, tout est possible, se défendait Lise. Le vent disperse les malentendus; la brume dissipe nos incertitudes; la mer efface le temps. Tout peut sans cesse recommencer. Rien à porter, à assumer, à justifier. Oublieux de nous-mêmes parce que toujours intacts, insoupçonnés. Nous n'aurons pas de souvenirs, se plaignait Jean. J'en inventerai pour nous, uniques, éphémères, inaltérables, promettait Lise. La silhouette bleutée des minarets sur l'horizon flamboyant. Les vagues nacrées s'épanchant sur la grève. Nos serments parfumés de jasmin et de laurier rose. Jean combattait ses chimères. Tu m'offres des mirages, je veux le sel des embruns sur mes lèvres et la saveur de tes aveux sur ma peau.
Jean s'était éloigné. Lise ne souffrait pas de son départ, elle avait conjuré son absence. Il demeurait là dans l'indistinction de l'existence où Lise s'était retirée.
Le présent m'échappe, la réalité me fuit, l'essentiel s'éparpille dans le fortuit.
Photo: Sun7, YLD


lundi 19 août 2013

Ame damnée

Inopportune. Malencontreuse. Son amour si intense, si fervent devait me délivrer. Lola consentait à tout. J'intimais, j'exigeais, je décrétais, elle subissait, se résignait. Las de ses offrandes, je la dédaignais pour une maîtresse moins docile, pour un amant fortuit. Impudique, indécent, je ne lui épargnais rien de mes divertissements. Ecrire n'est pas un geste amoureux. Une confrontation charnelle, une mêlée sauvage. Mon œuvre se nourrirait des meurtrissures de Lola, s'abreuverait à sa magnanime détresse. Sûre de mon talent, confiante en sa munificente passion, elle laissait ma cruauté la dépecer. Je me rivais à mon ordinateur. Cigarette, café, cigarette, cigarette, café, whisky. Plus les mots se refusaient, plus les phrases me résistaient, plus je harcelais Lola, l'accablais de mes excessives prétentions. Cigarettes, whiskys. Mon roman serait d'une audace inouïe; un acte sublime, absolu, foudroyant. Une exécution capitale. Un éblouissement. Je massacrais le lexique, fracassais la syntaxe, étripais la stylistique. J'anaphorisais, j'hyperbolais, j'épurais, j'argotais, je barbarisais. je souillais, je pervertissais. Toujours inassouvie, ma soif de radicalité me poussait à la férocité. Impuissant à transfigurer le verbe, je profanais les promesses imbéciles de Lola, reniais son insane fidélité et son inutile dévotion, répudiais sa stérile présence. Je la vouais à l'insignifiance.
Sur l'écran de mon ordinateur, Lola a écrit en lettres sang de son rouge à lèvres «un infirme du cœur», «un déficient sentimental», avant d'en finir au Temesta-whisky. 
Un voile de tristesse, une ombre de remords, au moins une légère émotion, j'aurais dû… Suis juste foutu de me vautrer dans les draps crasseux de l'abjection.
Photo: YLD


dimanche 17 février 2013

Rémanence

Non, je n'en ai pas.
Ah! Mais pourquoi?, s'enquit Louise.
Je n'en ai pas, c'est tout.
Lydie n'avait plus de miroir chez elle, parce qu'il n'y avait plus personne pour s'y regarder. La silhouette qu'elle croisait furtivement dans la glace des toilettes du bureau ou dans celle de la cabine d'essayage des magasins n'était qu'un substitut, qui se chargeait des relations sociales. Depuis que c'était arrivé, elle était un travestissement d'elle-même. Ce soir-là, il s'était emparé d'elle, corps anonyme avec lequel il avait trompé son impuissance à être. Il ne la désirait pas, ne cherchait pas une aventure; juste un moyen. Il l'avait laissée là comme on abandonne une vieille fripe souillée. Peu à peu, le corps de Lydie oubliait, mais elle ne cessait de se cogner à la psyché du salon, où s'étaient figés les yeux avides de l'homme, sa bouche crispée pendant qu'elle se débattait, sa face grimaçante, abêtie, de besogneux, le rictus hideux du soulagement. Chaque matin, le miroir de la salle de bains lui jetait à la figure les narines dilatées, les joues flasques, l'acharnement vorace de l'homme. Elle eut peur de rester à jamais sa prisonnière, emmurée dans sa chambre noire. Elle fit voler en éclats l'image immonde. Lentement, prudemment, Lydie recomposait son visage, se le réappropriait, sortait de l'indifférencié où l'homme l'avait entraînée. Un jour –bientôt, se promettait-elle–, elle se reconnaîtrait.
Photo: YLD, Lilith, Kiki Smith

dimanche 20 janvier 2013

Un cœur fou

Pourquoi, pourquoi?
Parce que je ne peux pas, je ne veux plus. J'ai essayé. Je ne ressens rien. Tes baisers, tes caresses, tes empressements me laissent de marbre. Tes étreintes m'écœurent, tes ardeurs me révulsent. Je me suis d'abord abritée derrière ma timidité, retranchée derrière la retenue et la décence. Notre union réclamait, soutenais-je, prévenance, respect, attention et délicatesse. Ces élans forcenés, indomptés, carnassiers qui te poussaient dans mon lit n'étaient pas dignes de la noblesse de nos sentiments. Je ne me donne même plus la peine de ménager ta sensibilité. Je n'ai presque plus besoin de refuser. La répulsion que m'inspire ta main dans mes cheveux, tes lèvres effleurant les miennes décourage tes velléités amoureuses. Ce soir, pourtant, tu as insisté. Ignorant ma répugnance, tu as tenté de me prendre, malgré moi. Tu n'as enlacé qu'un corps inerte et aride, au regard vide, à la bouche figée  dans un rictus de dégoût. Mais pourquoi? gémis-tu.
Parce que je suis à lui. Son amour impératif m'exige pour lui seul. Notre passion est  exclusive, absolue. De tout mon être, j'appartiens à Heathcliff. Il me met le feu au ventre, me fait hurler de désir. je suis sa louve lubrique, avide de jouissance. Il me chevauche furieux, enragé, vorace, m'abandonne le corps labouré, ivre de volupté. Des années durant, je suis allée à sa rencontre dans la lande meurtrie. Mon silence patient apaisait sa colère. Quand la haine lui écorchait le cœur, chavirait son esprit, il se réfugiait dans mes bras. Je l'accueillais, tendre et consolante. Il a pris l'habitude de venir chaque nuit se blottir en moi. Tu me dévisages, effaré. Comment pourrais-tu comprendre? Tu seras toujours l'autre, différent, lointain, discordant. Oui j'aime Heathcliff, je l'aime pas seulement parce qu'il est beau,  mais parce qu'il est plus moi-même que je ne le suis.
Photo: YLD, Le Manteau du chaman, Anna Genard 

samedi 17 novembre 2012

Revanche

Un fils de rien, comme celui-là, avait raillé l'homme en pointant son doigt vers moi. Elle avait haussé les épaules, indifférente, puisque, de toute façon, il l'avait bannie.
A seize ans, ma mère, fille d'un gros propriétaire terrien beauceron, s'était enfuie avec celui qui allait devenir mon père, un journalier venu faire la moisson l'été précédent. Ses parents la destinaient à un voisin, célibataire endurci d'une quarantaine d'années qui avait du bien. La timide et obéissante Mado s'était révélée une amoureuse impétueuse. Livrée aux premiers tourments des sens, elle avait décliné l'honnête mariage, le confort de la grande maison, la compagnie paterne que lui offrait le quadragénaire. Elle ne regrettait pas sa décision, affirmait-elle. Malgré l'argent qui manquait souvent, les quatre enfants à nourrir, et le cinquième qui serait bientôt là. Bien sûr, à seize ans, elle n'imaginait pas cette existence de privations, elle n'aurait pu concevoir que son amour s'userait de s'être trop longtemps frotté aux aspérités du quotidien, que son homme ne la regarderait plus que comme un vieux camarade de lutte. Elle ne connaissait pas la vie, alors. Son horizon se bornait aux bras de son amant. L'avenir avait la saveur des baisers dont il la couvrait et la splendeur de leurs étreintes.
Mado racontait, humble, sincère, généreuse. Une colère froide m'envahissait, la haine me submergea. Je me jetai sur ma mère, poings serrés. Fils de rien, fils de rien! La fureur m'aveuglait. Il y eut un cri. Une poigne énergique me plaqua au sol. Ma mère disparut quelques jours de la maison. Quand elle revint, elle était seule. Pas un mot ne fut prononcé. Pas un reproche.
Dur, égoïste, avide, chuchote-t-on dans mon dos. Mais puissant, influent, craint. Un homme dont on dit «c'est quelqu'un».

Photo: YLD, Francis Oudin, La Boîte monde

samedi 30 juin 2012

Dérapage contrôlé

Diplomate mais ferme, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, ayant le sens de la négociation, pendant dix ans j'ai collé au profil du parfait chargé de recouvrement. J'étais plutôt au-dessus des objectifs. L'argent rentrait au cabinet. Je ne laissais jamais un dossier en souffrance. Mes clients m'avaient sur le dos jusqu'à ce qu'ils aient payé. Je faisais mon boulot, sans état d'âme. Chacun ses problèmes. Une femme s'est jetée par la fenêtre, trop de crédits revolving et un salaire peau de chagrin. La peur que l'huissier ne lui prenne sa télé et l'ordinateur du gamin. Six mois après, un homme s'est tiré une balle dans la tête, chômage, divorce. Il ne lui restait rien, rien d'autre que ses dettes et mes relances incessantes. Que pouvais-je y faire? C'est la vie. N'empêche.
Il y a trois mois, j'ai démissionné. Ma famille, mes amis n'en savent rien. Chaque matin, à huit heures, je prends ma voiture. Je file sur l'autoroute, me jette dans le flot industrieux. Je m'arrête dans un Restoroute. J'achète un sandwich, une bière, et je choisis mon «client», assis seul à une table, concentré sur son steak-frites ou sa salade du chef tomate-œuf-gruyère-jambon. J'engage la conversation. Certains n'attendent que ça. D'autres se méfient, me lancent des regards circonspects, lâchent quelques phrases prudentes, font marche arrière et, finalement, embrayent. Diplomate, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, j'étais un vrai pro, j'ai encore de la ressource. Je ne leur demande pas grand-chose. Je m'arrange pour qu'ils me parlent d'eux, m'offrent une parcelle de leur vie –pas les effroyables malheurs, les cruelles détresses, ni les bonheurs intenses, les belles réussites–, je veux juste qu'ils m'autorisent à me glisser dans leur peau de tous les jours. L'espace d'une discussion, je suis ce routier qui fait Paris-Marseille deux fois par semaine, et ne voit pas assez ses gosses; ce retraité qui descend vers le Sud parce que la vieillesse est moins dure au soleil; cette quadra qui allait rejoindre son amant à l'improviste et qui l'a trouvé dans les bras d'une autre –surprise de l'amour; cette jolie fille qui vient de décrocher son master de socio et part faire les vendanges pour vivre un truc collectif, une expérience authentique. Ils s'en vont. Je regagne ma voiture. Je dois livrer ma cargaison avant la fermeture de l'entrepôt à Marseille. Je ne sais pas si cette petite villa à Nice me plaira. Ce n'est sûrement pas sa première incartade. Rompre. Nous laisser une dernière chance. Triomphe de l'amour.
Il est tard. Evelyne va encore pester contre mes horaires à rallonge, mes réunions qui n'en finissent pas. J'ouvre la boîte à gants. Il est là. Contact, première. J'appuie sur la détente.
Photo: YLD

samedi 24 mars 2012

Dommages collatéraux


-C'est le docteur qui m'a envoyée ici. Il a écrit que j'ai pas toute ma tête. Ils m'ont posé des tas de questions idiotes. Comment vous vous appelez? Vous vous souvenez où vous habitez? Bien sûr que je le sais. Mauricette Berthot, fleuriste à Montargis. C'est juste que je suis souvent ailleurs, presque tout le temps. La pendule s'est arrêtée quand Roger est mort. Et maintenant, j'ai plus envie de faire semblant.
- Roger Renoir?
- Oui. Il est mort à la guerre.
- Non, pas à la guerre.
- C'est ce qu'ils m'ont répondu à la mairie. J'étais inquiète, j'avais plus de nouvelles. S'il était pas mort, il serait revenu.
- Il pouvait pas. Il était pas bavard, Roger. Pas du genre à remâcher le passé. Mais une fois, une seule fois, il a raconté, quand il a lu dans le journal que son copain Raoul Ménard s'était pendu.
- Raoul, il supportait plus. Les mauvais rêves sans arrêt. La guerre, il la refaisait toutes les nuits.
- Ce soir-là, Roger avait un peu bu. C'était pas dans son habitude. Il m'a parlé de Mauricette, sa fiancée, la jolie petite fleuriste de Montargis. Le mariage prévu quand il aurait fini son armée. Il pensait pas qu'on l'enverrait à la guerre. S'il avait pu, il y serait pas allé, mais c'était son devoir. C'est ce qu'on lui avait dit. S'il était pas parti, on l'aurait traité de lâche. Ça, il voulait pas. Il y comprenait rien à ces affaires. Etre français, c'est quelque chose, tout de même. A ce moment-là, il le croyait vraiment. Là-bas en Algérie, il a rencontré des pauvres bougres comme lui. Eux, ils luttaient pour leur indépendance, la France occupait leur pays. C'est pas rien non plus son pays. Pourquoi on l'avait mis dans ce pétrin? C'était pas dans ses idées de tuer le monde, mais les officiers commandaient, il fallait bien obéir. Ces tueries, ces massacres, ces tortures, tout ce malheur, une belle saloperie. Quand il a été démobilisé, il s'est installé ici. Pas loin de Montargis, c'est quoi,150, 200 kilomètres. Il a ouvert son atelier de réparation de vélos. L'année d'après, on s'est mariés. Il est mort il y a quinze ans. Un accident de voiture m'ont dit les pompiers. Un accident? Je suis pas trop sûre…
- Alors, c'est qu'il avait dû m'oublier. Ou qu'il m'aimait pas assez.
- Je crois pas. Avec moi, il avait pas besoin de se frotter à l'ancien Roger. Mon premier mari a été tué pendant une offensive, un mois après avoir débarqué. Je venais de perdre l'homme que j'aimais, que j'ai jamais cessé d'aimer. Roger en était revenu tout amoché, tout esquinté. Lui et moi, on portait le même fardeau. A deux, c'était un peu moins lourd.
Photo: YLD

samedi 10 mars 2012

Fils de


Ce n'est pas mon père. Je porte son nom, mais je ne suis pas son fils. Bien sûr, on ne m'en a jamais parlé. Je le sais, c'est tout. J'espérais une confirmation. Je l'ai. Le magazine People vient de publier un article sur les célébrités étrangères qui aiment la France: Brad Pitt et Angelina Jolie, Johnny Depp et Vanessa Paradis, Mick Jagger. Je jette un œil distrait aux interview. Soudain, mon regard est attiré par une photo: le château d'Hérouville. C'est là, raconte le journaliste, qu'en octobre 1973 David Bowie a enregistré son album Pin Ups. Voilà la preuve irréfutable. Vous ne voyez pas? Dans les années 1970, mes grands-parents maternels étaient employés au château d'Hérouville. Je suis né en juillet 1974. Mon second prénom est David. Ici, tout le monde m'appelle Zig. Ce surnom me viendrait de mon grand-père, qui avait coutume de me rappeler à l'ordre en m'intimant d'arrêter de faire le zigoto. Foutaises! Je vais vous dire comment ça s'est passé. C'est au château que ma mère l'a rencontré, qu'ils se sont aimés. Trop obéissante, elle a préféré sacrifié sa passion à la morale. Elle a laissé partir David et a épousé Jean, un gentil garçon qui gagne honnêtement sa vie les mains dans le cambouis de son petit garage. La vérité devait éclater au grand jour. Ce dimanche, famille et amis étaient réunis pour fêter l'anniversaire de Jean. Je l'ai laissé soufflé ses bougies, et j'ai fait mon «coming out». Inutile de dissimuler plus longtemps mon identité. Cessez de mentir. J'ai retrouvé mon père, le vrai. Ils ont d'abord beaucoup rigolé, Jean, mes oncles, mes sœurs, les copains. Quand j'ai menacé ma mère avec le couteau qui avait servi à découper le gâteau, ils ont compris que je ne plaisantais pas.
Il y a trois jours que je suis enfermé dans cet hôpital psychiatrique de Pontoise. Je n'y resterai pas. Les médicaments que j'ai volés ce matin à l'infirmerie commencent à faire leur effet. Ma vue se brouille, mes jambes s'ankylosent, mes bras s'engourdissent. Ecouteurs sur les oreilles, volume à fond. Il suffit que je me tourne vers lui. Guitare acoustique, guitare électrique, batterie, cuivres, violon, et sa voix qui me suicide. Le temps prend une cigarette. Enfin Zig. A jamais poussière d'étoile.
Photo: YLD

samedi 14 janvier 2012

Touché, coulé


Un Johnnie Walker le soir en rentrant, ça aide à avaler les contrariétés, tous ces trucs qui restent en travers de la gorge. Ça ne réconforte pas, ça ne réconcilie pas, ça console. Un whisky ou deux, plutôt deux, et tu évolues dans une réalité floutée, aux angles émoussés, tu gommes les aspérités, tu bazardes tes complexes, tu largues tes frustrations. D'un revers de main, tu envoies balader cette satanée bestiole planquée au fond de ta tête qui te reproche sans cesse ton manque d'envergure. Tu n'es pas Brad ni George, même pas Tom. Et alors? Des conneries. Vraiment rien à foutre. Tu redimensionnes, tu retouches, tu optimises. Mais le déclic libérateur peine de plus en plus à se déclencher. On appelle ça la tolérance. L'alcool, ta seule parade à l'intolérable béance qui te donne le vertige, à l'insupportable dégoût qui te retourne l'estomac, à ce déficit d'être qui te poisse d'angoisse. Le deuxième verre en convoque un troisième, un cinquième. Parfois –souvent–, tu forces la dose, juste de quoi te reconnaître dans ce mec gonflé, qui en met plein la vue. Affalé sur le canapé, tu les mates tous, ces crétins que la vie a mieux armés que toi. Ce soir, une bouteille ne suffit pas, tu en attaques une autre, comme hier, comme avant-hier.
You talking to me, hein?
Mais non, allez laisse tomber!
Même boire tu n'en as plus envie.
Johnnie se débattait dans son scotch, coulait, remontait, s'enfonçait, refaisait surface.
Tu a posé un doigt sur sa tête. Lentement, fermement, tu as appuyé.
Photo: YLD

dimanche 15 mai 2011

Une fille perdue


L'avait-elle aimé? La question l'avait meurtrie un matin alors que plantée devant la glace de la salle de bains elle mettait une dernière touche à son maquillage. Elle prononça le mot à voix haute pour faire jaillir une flammèche de l'ancien brasier, déclina toute la gamme –aimé, amour, amoureuse, amant…–, n'en recueillit pas même une poignée de cendres. Dès leur rencontre, et durant toutes ces années, il n'avait, en fait, été qu'une présence rassurante, une lueur qui la guidait dans son brouillard. Il avait trouvé en elle une bonne épouse, une femme agréable, qui s'occupait de son foyer, savait recevoir ses amis et ses relations de travail, était suffisamment «instruite», disait-il, pour soutenir intelligemment une conversation. Il n'exigeait rien d'autre, confiant à des rencontres passagères la fureur de son désir. De temps à autre, ils faisaient l'amour comme on se souhaite le bonjour au réveil, poliment. Le quitter ne lui avait jamais traversé l'esprit. Il était –elle ne savait pourquoi– son seul rempart contre les ténèbres toujours menaçantes.
Qu'est-ce-qui l'avait jetée ce jour-là dans les rues à la recherche des plus démunis? Elle avait marché des heures jusqu'à trouver en elle la force d'aborder l'un de ces sans-abri prostrés dans l'encoignure d'une porte. Elle avait écouté la litanie de ses échecs, de ses malheurs, de ses dérives. Le lendemain, elle avait loué une petite chambre au sixième étage sous les toits, y avait apporté un matelas, un radiateur électrique, un réchaud et était repartie en campagne. Sans choisir, elle avait accosté le premier pauvre hère qu'elle avait croisé, lui avait proposé de l'accompagner dans son antre. Un café, quelques caresses, des bribes d'une vie dépenaillée. Plusieurs fois par semaine, elle accueillait un de ces exclus de la tendresse. Elle n'éprouvait rien, pas de honte, pas de dégoût. Pas de plaisir non plus. Ne s'appartenant pas, elle se laissait posséder. Toujours plus lointaine, happée par le trou noir de sa détresse.
Photo: David LaChapelle

samedi 30 avril 2011

Saynètes


Ligne 9, 9 heures. Un homme monte dans la rame et s'assied à côté de moi.
- Tu ne peux pas m'en demander plus. C'est déjà moi qui fais tout. Tu me fais sans cesse des reproches, mais je l'ai envoyé ta lettre. Je dois même avoir les papiers, il faudrait que je les retrouve. J'en ai assez de tes reproches…
Pourquoi doit-il confier sa vie privée à son téléphone-kit mains libres, sans se préoccuper de son entourage, m'entraîner contre mon gré dans son intimité? Je sens son regard insistant sur moi. L'homme poursuit ses doléances, des larmes dans la voix.
- Je fais déjà tout, qu'est-ce que tu veux de plus?
Je lui souris, gênée, presque peinée.
- Je suis trop gentil, alors tu en profites! C'est ça que je vais dire. Ça ne peut pas durer, tu es allé(e) trop loin. Oui, c'est ça que je vais dire…
A République, je me lève pour prendre ma correspondance. L'homme me salue d'un signe de la main.
-Merci, ma jolie, de m'avoir écouté.
Ecouté, pas exactement. Entendu, plutôt, d'une oreille compatissante. Parfois, c'est peut-être assez.

19h30, ligne 11
- Elle est pas normale. Je l'ai bien vu quand je lui ai donné. Elle est pas normale. Elle veut avoir l'air, mais elle est pas normale.
Une femme mal fagotée accompagnée d'un gros cabas au contenu incertain s'adresse avec véhémence à son voisin.
- Pas normale du tout, on répond pas comme ça.
Je ne les voyais pas ensemble ces deux-là. Elle, la cinquantaine fatiguée. Lui, trentenaire élégant.
La femme reprend son réquisitoire, gesticule, hausse le ton, furieuse.
- Elle est pas bien. Faut lui dire, elle est pas normale, martèle-t-elle, hors d'elle.
- Non, elle n'est pas normale, confirme posément son voisin.
La femme s'interrompt, détendue soudain. A Place-des-Fêtes, elle descend, seule, grimaçant un sourire à ce «compagnon» de voyage qui, d'une simple parole, a su rompre le cercle infernal de son idée fixe.

«Je tiens ce monde pour ce qu'il est: un théâtre où chacun doit jouer son rôle», disait le grand Will.
Le monde, je ne sais pas, mais le métro…
Photo: YLD

samedi 19 mars 2011

Spleen


Comment est-ce arrivé? Il ne s'en souvient déjà plus. Est-ce survenu brusquement? Plutôt un lent empoisonnement. Le venin de l'ennui qui jour après jour paralyse l'esprit, anesthésie le corps et insensibilise l'âme. Lui qui était toujours partant, était de toutes les fêtes, de toutes les aventures s'est peu à peu détaché. Une grosse fatigue engendrant un état légèrement dépressif a diagnostiqué son médecin. Des vitamines, une bonne semaine de vacances, et il serait requinqué. Il n'est pas parti, il a déserté. Ses amis l'encombrent. Il a perdu le fil, ne se sent plus concerné. Il n'a pas eu besoin de renoncer, la vie s'est délitée, a reflué. Même Sonia l'importune, son amour l'embarrasse, sa tendre sollicitude lui pèse. «Tu es mon homme qui dort», lui reproche-t-elle patiemment. Par moments, mais presque plus, il aurait voulu lui être reconnaissant d'y croire encore sans pourtant rien espérer. «Tu ne veux que l'attente et l'oubli?» s'enquiert-elle d'une voix embuée de tristesse. Pauvre Sonia! Il ne veut plus rien. Il laisse aller, s'englue dans l'hébétude de sa conscience, s'enlise dans la torpeur de ses sentiments. Ne plus bouger, ne plus penser, ne plus aimer, juste se dissoudre dans l'amour de Sonia avant qu'elle ne disparaisse de son champ de vision. Il n'attend pas, il s'évanouit, s'efface insensiblement, s'abolit dans son rêve à elle qui ne rêve plus.
Photo: FLD

samedi 11 décembre 2010

Veillée d'armes


Ils sont là, tapis dans l'ombre. Ils nous observent, nous épient, nous surveillent. Patients, résolus, ils attendent le moment propice et dès que s'ouvre une brèche, ils s'y insinuent. A la moindre faiblesse, ils prennent possession de celui qui a fléchi. Beaucoup d'entre nous sont déjà tombés sous leur joug. Quelques-uns, clairvoyants, ont tenté un temps de résister, puis ont fait reddition. La plupart, aveuglés par leur naïveté, ne s'en sont même pas rendu compte, se sont laissé berner. D'aucuns leur ont même prêté main-forte, persuadés que leur avènement était salutaire pour nous ou, pis, que leur domination était inévitable. Moi, je veille. Je les devine derrière le bonjour jovial de mon boulanger, la poignée de main amicale de mon voisin, le sourire complice de mon partenaire de tennis, le regard prometteur de cette femme croisée dans le métro. Leurs ruses ne me trompent pas. Je les inquiète. Ils ont essayé de m'isoler, de me déstabiliser. Ils ont éloigné de moi Marc, mon meilleur ami, qui a décrété que je devenais impossible, qu'on ne pouvait plus se voir tant que j'étais comme ça. Puis Lola, l'amour de ma vie, qui a claqué la porte en me traitant de grand malade. Et Serge, mon grand frère, mon frangin, qui m'a conseillé de voir «quelqu'un», parce que, «manifestement», je n'allais pas bien. Marco, Sergio, je ne vous en veux pas, ils vous ont manipulés, restructurés; vous le comprendrez, bientôt j'espère. Je ne t'en tiens pas rigueur à toi non plus, surtout pas à toi, ma Lolita –je sais que tu n'avoueras jamais ton forfait, mais tu sauras si bien te faire pardonner… Je tiendrai le coup. Ils ne m'auront pas. Je découvrirai l'Intelligence maléfique qui les commande, la Force obscure qui régente tout, qui dicte sa loi. Je l'exterminerai, l'anéantirai. Je vous sauverai malgré vous. J'en ai la mission. Moi seul en ai le pouvoir.
Photo YLD

vendredi 3 septembre 2010

God save us all


Révision de géographie, carte à l'appui, cours de rattrapage de géologie, petit traité de volcanologie, abrégé d'islandais –Comment ça se prononce? Qu'est-ce que ça veut dire? Les médias relatent par le menu le réveil grincheux d'Eyjafjöll, assoupi depuis deux cents ans. Et le volcan leur donne du grain à moudre. Après deux jours de calme, il crache de plus belle et son panache de cendres s'étend progressivement sur toute l'Europe. Les scientifiques ne se disent pas très inquiets; les politiques, moins encore. Par mesure de précaution, pendant quelques jours, les avions resteront cloués au sol et il est conseillé aux personnes fragiles de ne pas sortir. Rémi se sent en pleine forme et n'a pas prévu de voyage dans l'immédiat. Cette histoire de poussières est bien le cadet de ses soucis. Il s'amuse même du ton grandiloquent du ministre de la Santé, qui, au JT de 20 heures, avoue que la situation, toujours parfaitement maîtrisée, prend néanmoins un tour inattendu: le vent étant retombé, le nuage stagne au-dessus de la France. Aussi en appelle-t-il au sens civique de ses concitoyens, leur enjoint de rester chez eux jusqu'à nouvel ordre et de calfeutrer portes et fenêtres. Un numéro de téléphone sera rapidement mis en service, et les personnes ne disposant pas de suffisamment de réserves de nourriture ou ayant besoin de médicaments pourront faire appel à des équipes de secours.
Merde, 9 heures! Chaque jour, Rémi est réveillé à 8 heures par le bulletin d'information de France Inter. Ce matin, la radio diffuse une musique d'ambiance doucereuse. Sont encore en grève… TF1, Canal+, M6, W9 affichent le même écran noir, muet. Heureusement, qu'il y a le Net! Tous les sites, les blogs et les forums relaient un unique message: le nuage transporte des bactéries mortelles, les pouvoirs publics sont dépassés, tous aux abris. Des bactéries mortelles? Ils n'en parlaient pas hier. J'ai pas pu zapper ça… Couette, serviettes de toilette, rideaux, jeans et t-shirts, Rémi réquisitionne tout ce qui dans l'appartement peut servir à boucher le moindre interstice autour des fenêtres, sous la porte d'entrée. Il débranche le téléviseur, l'ordinateur, le grille-pain, le lave-linge, le réfrigérateur et, ultime geste de désarroi, éteint son portable.
Reclus trois, quatre, cinq jours? Ayant épuisé le dernier paquet de Chipster, Rémi se résigne à se connecter: l'iPad risque d'être commercialisé en France avec un mois de retard. Sur le Web, on le déplore, s'en indigne, s'échange des tuyaux pour se procurer au plus vite l'indispensable tablette. C'est du délire! Sur France Inter, deux écrivains débattent avec passion de la frontière entre réalité et imaginaire. A la télévision, les habituelles séries et émissions de téléréalité ont repris leurs droits. Ce n'est pas possible, plus personne n'en parle! On est foutu. Ah, on est malin avec notre technologie, on va tous crever comme des rats! Moi, je veux finir en beauté…
A 1h45, les policiers enfoncent la porte de l'appartement de droite, au cinquième étage du 106, boulevard Richard-Lenoir à Courbevoie. Sono à fond. Une bouteille de whisky déjà bien entamée dans une main –une de vodka à moitié vide est abandonnée par terre–, une casserole dans l'autre, assis complètement nu sur la table basse du salon, Rémi martèle furieusement: We're the flowers in the dustbin We're the poison in your human machine No future for you no future for me NOO FUUUTUUUUURE…
La fin du monde n'ayant pas eu lieu, Rémi est embarqué pour tapage nocturne.
Photo:YLD