Ne me pleurez pas. Il n'existe pas ici de paroles pour vous consoler.
Sur les recommandations de mon directeur de thèse, j'avais rejoint cet été-là une mission chargée d'étudier les évolutions du sous-sol des Causses sous l'effet des changements climatiques. Nous avions foré une cavité et y avions introduit des capteurs afin d'enregistrer les sons que produisent les mouvements des plaques tectoniques. Les appareils étaient reliés à un moniteur qui retranscrivait graphiquement les moindres secousses en fonction des fréquences. Chaque semaine, nous faisions descendre les capteurs un peu plus loin. Nous étions sur le site depuis deux mois, nos travaux avançaient bien. Nous avions atteint 25 kilomètres de profondeur quand le moniteur s'arrêta net. Après vérification, les ingénieurs étaient formels: l'appareil fonctionnait parfaitement, ça devait venir des capteurs, mais que tous flanchent en même temps… On allait essayer de localiser la panne en forçant le son. Ce qui nous parvint alors était tout simplement inconcevable: une clameur sourde, aux intonations nettement humaines. Des spéléologues piégés dans un aven? Impossible à cette profondeur.
Des voix, oui des voix infernales, lâcha un technicien. Un avertissement. Il y a des limites que la science ne peut pas franchir.
L'enfer? Eh bien Dante l'a décrit, nous allons y pénétrer, ironisai-je. Enfin, voyons, ce phénomène est certes troublant, mais pas inexplicable rationnellement: une défaillance de l'échosondeur, une configuration karstique que nous n'avons pas repérée…
Le lendemain matin, je me glissais dans le puits. A mille mètres, n'ayant rien remarqué d'anormal, je décidais de remonter. Soudain, un souffle violent me précipita dans le vide, je dévalais des kilomètres et des kilomètres, entraîné par le tourbillon d'air. Mes tempes bourdonnaient, je respirais difficilement. Ma tête heurta la roche. Quand je revins à moi, j'étais allongé sur une large plate-forme. Sonné, plongé dans le noir, l'humidité et le froid. Et puis je distinguai un boyau éclairé par une lueur semblant émaner de la roche. Je m'y engouffrai. De toute façon, je n'allais pas rester là jusqu'à la fin des temps. Je progressais lentement, rampant dans l'étroit conduit, dont les aspérités déchiraient mes vêtements, je m'y éraflais les mains et le crâne. J'étouffais. La sueur me brûlait les yeux. J'eus bientôt les genoux et le dos en sang. Je me traînai encore quelques mètres et débouchai dans un immense amphithéâtre. Une polyphonie montait d'un chœur, nombreux, de… silhouettes, des corps opalescents, identiques, comme simplement esquissés, que seuls leurs regards –pas leurs yeux, leurs traits étaient indiscernables, fondus, mais bien leurs regards– individualisaient. Au bout de plusieurs heures –je l'évaluais ainsi–, je parvins à surmonter mon angoisse.
Je m'appelle Martin Pontiac, balbutiai-je. Je suis géologue et je…
Une mélopée me coupa la parole. Je fis une autre tentative.
Je travaillais sur le causse et j'ai enten…
Le chant couvrit à nouveau ma voix.
J'étais complètement désemparé. Mon dos et mon crâne me faisaient souffrir. Mon estomac me tourmentait. Au fil du temps, dont je n'avais plus aucune notion, la douleur s'atténua. Au fur et à mesure qu'elle s'apaisait, mon corps s'estompait, s'effaçait. Je pouvais voir, entendre, penser, toutes mes capacités intellectuelles restaient intactes, mais je me désincarnais. A un moment donné, je me mis machinalement à siffler Phantasmagoria Blues de Lanegan. Je n'avais rien décidé. Une nécessité, une évidence. Ou tout bêtement le premier air qui m'était passé par la tête? Une silhouette m'imita, une autre reprit la mélodie en y imprimant un tempo plus rock, une autre improvisa, comment dire, un riff vocal. Voix saturées, rauques, abrasives, fiévreuses, légères, sombres, soyeuses… La mienne, les leurs. Pas de paroles, la musique, juste la musique. Encore, encore, encore et encore.
Je ne pense pas que je ferai le chemin inverse, que je reviendrai parmi vous. Je n'en ai pas envie. D'ailleurs, je n'ai presque plus de mots.
Sur les recommandations de mon directeur de thèse, j'avais rejoint cet été-là une mission chargée d'étudier les évolutions du sous-sol des Causses sous l'effet des changements climatiques. Nous avions foré une cavité et y avions introduit des capteurs afin d'enregistrer les sons que produisent les mouvements des plaques tectoniques. Les appareils étaient reliés à un moniteur qui retranscrivait graphiquement les moindres secousses en fonction des fréquences. Chaque semaine, nous faisions descendre les capteurs un peu plus loin. Nous étions sur le site depuis deux mois, nos travaux avançaient bien. Nous avions atteint 25 kilomètres de profondeur quand le moniteur s'arrêta net. Après vérification, les ingénieurs étaient formels: l'appareil fonctionnait parfaitement, ça devait venir des capteurs, mais que tous flanchent en même temps… On allait essayer de localiser la panne en forçant le son. Ce qui nous parvint alors était tout simplement inconcevable: une clameur sourde, aux intonations nettement humaines. Des spéléologues piégés dans un aven? Impossible à cette profondeur.
Des voix, oui des voix infernales, lâcha un technicien. Un avertissement. Il y a des limites que la science ne peut pas franchir.
L'enfer? Eh bien Dante l'a décrit, nous allons y pénétrer, ironisai-je. Enfin, voyons, ce phénomène est certes troublant, mais pas inexplicable rationnellement: une défaillance de l'échosondeur, une configuration karstique que nous n'avons pas repérée…
Le lendemain matin, je me glissais dans le puits. A mille mètres, n'ayant rien remarqué d'anormal, je décidais de remonter. Soudain, un souffle violent me précipita dans le vide, je dévalais des kilomètres et des kilomètres, entraîné par le tourbillon d'air. Mes tempes bourdonnaient, je respirais difficilement. Ma tête heurta la roche. Quand je revins à moi, j'étais allongé sur une large plate-forme. Sonné, plongé dans le noir, l'humidité et le froid. Et puis je distinguai un boyau éclairé par une lueur semblant émaner de la roche. Je m'y engouffrai. De toute façon, je n'allais pas rester là jusqu'à la fin des temps. Je progressais lentement, rampant dans l'étroit conduit, dont les aspérités déchiraient mes vêtements, je m'y éraflais les mains et le crâne. J'étouffais. La sueur me brûlait les yeux. J'eus bientôt les genoux et le dos en sang. Je me traînai encore quelques mètres et débouchai dans un immense amphithéâtre. Une polyphonie montait d'un chœur, nombreux, de… silhouettes, des corps opalescents, identiques, comme simplement esquissés, que seuls leurs regards –pas leurs yeux, leurs traits étaient indiscernables, fondus, mais bien leurs regards– individualisaient. Au bout de plusieurs heures –je l'évaluais ainsi–, je parvins à surmonter mon angoisse.
Je m'appelle Martin Pontiac, balbutiai-je. Je suis géologue et je…
Une mélopée me coupa la parole. Je fis une autre tentative.
Je travaillais sur le causse et j'ai enten…
Le chant couvrit à nouveau ma voix.
J'étais complètement désemparé. Mon dos et mon crâne me faisaient souffrir. Mon estomac me tourmentait. Au fil du temps, dont je n'avais plus aucune notion, la douleur s'atténua. Au fur et à mesure qu'elle s'apaisait, mon corps s'estompait, s'effaçait. Je pouvais voir, entendre, penser, toutes mes capacités intellectuelles restaient intactes, mais je me désincarnais. A un moment donné, je me mis machinalement à siffler Phantasmagoria Blues de Lanegan. Je n'avais rien décidé. Une nécessité, une évidence. Ou tout bêtement le premier air qui m'était passé par la tête? Une silhouette m'imita, une autre reprit la mélodie en y imprimant un tempo plus rock, une autre improvisa, comment dire, un riff vocal. Voix saturées, rauques, abrasives, fiévreuses, légères, sombres, soyeuses… La mienne, les leurs. Pas de paroles, la musique, juste la musique. Encore, encore, encore et encore.
Je ne pense pas que je ferai le chemin inverse, que je reviendrai parmi vous. Je n'en ai pas envie. D'ailleurs, je n'ai presque plus de mots.
Photo YLD: Connexions, Anne-Flore Cabanis