Je ne m’en sors pas mal. J’ignore
quelles rues j’ai empruntées, quel itinéraire j’ai suivi, mais
j’ai réussi à venir jusqu’à ce café, et je sais où je suis.
Sur la petite place, au bout de ma rue. C’est la première fois que
j’arrive à m’orienter seule depuis… Je n’ai pas eu besoin
d’appeler Sophie à la rescousse. Je vais profiter du soleil à la
terrasse. Je ne saurais dire comment je me suis repérée, ni même
si je pourrais refaire le chemin. Je ne crois pas, tant pis, je
verrai ça plus tard avec le Dr Delêtre. Aujourd’hui, je me suis
baladée seule, sans me perdre.
— Un darjeeling et une tarte au
citron, s’il vous plaît.
Il fait doux. Des ados pirouettent sur
leurs skates. Des mères de famille papotent sur un banc, landaus et
poussettes à portée de regard. Plutôt canon, le mec assis à la
table d’à côté. Pendant des mois, il y a eu l’hôpital, le
centre de rééducation. Maintenant, il y a Sophie à l’association
de soutien aux traumatisés – trau-ma-ti-sés!–, qui m’a
accompagnée, rassurée, encouragée. Il y a le Dr Delêtre, à qui
il incombe de raviver ma mémoire, de réveiller mon passé. Petit à
petit, j’exhume des tessons de vie, que je dois recoller, dater,
interpréter. Fouiller encore. Mais aujourd’hui, je ne me suis pas
paumée.
— Je vous offre une autre bière?
Délaissant son smartphone, mon voisin
de table m’observe longuement, surpris.
—Vous ressemblez terriblement à une
amie, une amie de lycée à La Rochelle. Nous sommes restés ensemble
trois ans. J’ai été son premier amant. Pensez-vous qu’elle ait
pu complètement m’oublier?
Drôle d’entrée en matière. Son
sourire malicieux me déconcerte. Mais je ne veux pas être en reste
de souvenirs. Je m’en fabrique, j’improvise, je brode. On
réécrit toujours l’histoire.
Dans ses yeux, un mélange d’amusement,
d’incrédulité et de perplexité qui me trouble.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom.
Attendez, laissez-moi deviner. Anabelle. Anabelle Teyssier
vous irait à merveille.
Tous se brouille dans mon esprit, comme
après l’accident. Une angoissante sensation de vide, de
déconnexion avec la réalité. Je me lève précipitamment, traverse
la place en courant. En deux minutes, je serai chez moi, loin de cet
imposteur. C’est juste après Fleurilège. Mais il n’y a pas de
fleuriste. Pas de chez moi.
Je ne veux plus de Sophie, plus de Dr
Delêtre.
Anabelle Teyssier. Une expression en
creux. Un-signifiante.
Photo YLD
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