mercredi 3 décembre 2008

Sauve qui peut


Lundi, 8h30. Martineau traverse le hall, attrape l'ascenseur. Troisième étage, au fond du couloir à droite. Il accroche son manteau à la patère, derrière la porte, pose son attache-case sur son bureau, puis va saluer Mlle Denise, la secrétaire du chef du département des ventes. Occupant le même poste depuis bientôt trente ans, Mlle Denise remplit ses tâches quotidiennes consciencieusement, mais sans zèle inutile. Le matin, elle ouvre le courrier, place les lettres, en fonction de leur objet, dans l'un des dossiers «Suivi», «A traiter», «Pour information». Puis elle se livre méthodiquement au tri des enveloppes, à la recherche d'un timbre de collection qui n'aurait pas été oblitéré – elle en trouve quelques-uns tous les mois et les range précieusement dans une petite boîte.
Mardi, 8h30. Martineau traverse le hall, attrape l'ascenseur. Troisième étage, au fond du couloir à droite. Il accroche son manteau, pose son attache-case, puis va saluer Mlle Denise.
Mardi, 10h30, Jeanlin est hors de lui. Cela fait une heure et demie qu'il essaie de joindre Martineau, qui ne répond ni sur le fixe de son domicile ni sur son portable. Martineau, un employé modèle rarement absent, et qui, lorsqu'il lui est arrivé, une fois ou deux en ses vingt-cinq ans de carrière, d'être souffrant, n'a pas manqué d'en avertir son supérieur dans les meilleurs délais. «C'est incompréhensible, inacceptable, martèle Jeanlin. D'autant que, n'est-ce pas Mlle Denise, vous l'avez vu ce matin. Vous l'avez bien vu ce matin?» «Tout à fait, monsieur», confirme, une énième fois, Mlle Denise, en collant avec soin un superbe timbre –la Nature morte aux pommes et aux oranges de Cézanne– sur la missive qu'elle s'apprête à envoyer à sa sœur pour son anniversaire.
En relevant son courrier, le lendemain, la sœur de Mlle Denise remarque immédiatement la vignette qui orne l'enveloppe: ça tombe à pic pour lancer la collection de son petit-fils, toujours dans ses jeux vidéo. Le gamin s'empresse de refourguer le timbre à un copain –«Tiens, pour ton oncle»– contre un poster de Naruto. Ne collectionnant que des estampilles sportives, l'oncle troque le Cézanne aux marchés aux timbres de l'avenue Gabriel, où Gilbert Norais fouine depuis deux bonnes heures. Ce qui passionne Gilbert Norais, ce sont les séries, peu importe la valeur de la pièce. Et là, il vient de dénicher sa millième nature morte. La précieuse trouvaille est rangée dans l'album, entre Pichet et pomme de Picasso et Corbeille de fruits du Caravage. On y rencontre également Pommes vertes, du même Cézanne, Théière blanche avec raisin blanc et noir, pomme, châtaignes, couteau et bouteille de Chardin ou encore –mais celui-ci c'est la star– Ceci n'est pas une pomme de Magritte.
Nature morte… Still life, dit-on plus justement en anglais. La vie silencieuse des choses. Un monde où l'on vous fiche la paix, où personne ne s'enquiert de la façon dont vous occupez vos soirées, ni de ce que vous pensez des dernières mesures du gouvernement, où l'on n'exige pas que vous doubliez vos ventes alors que le baromètre économique est au plus bas ni que vous proposiez une stratégie marketing performante pour écouler un nouveau modèle de téléviseur à écran plasma, qui ressemble à s'y méprendre à celui des concurrents. L'existence à laquelle Martineau aspire depuis toujours… régie par les préceptes intangibles d'Yvert et Tellier.
Au même moment à Tokyo, et peu après la disparition d'une jeune fille, un musicien aurait trouvé une chaise abandonnée en pleine rue.

«Chaque fois qu’un jour nouveau se pointe, j’ouvre la fenêtre et j’appelle au secours, je saute sur le téléphone, j’appelle la Croix-Rouge, le Secours catholique, le grand rabbin de France, le petit, les Nations unies, Ulla notre mère à tous, mais comme ils sont parfaitement au courant, qu’ils voient de leurs propres yeux qu’un jour nouveau se lève et qu’ils prennent même leur petit déjeuner pour cette raison, je me heurte au quotidien familier, et c’est le bide. Alors je deviens un python, une souris blanche, un bon chien, n’importe quoi pour prouver que je n’ai aucun rapport. D’où internement et thérapeutique en vue de normalisation. Je persévère, je saute ailleurs, je me débine. Cendrier, coupe-papier, objet inanimé, n’importe quoi de non coupable. Vous appelez ça folie, vous? Pas moi. J’appelle ça légitime défense.» E. Ajar
Photo YLD



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