Plus dix points, moins cinq points, plus trois points. C'est assez bon; en tout cas, ça reste correct. Duplantin maîtrise son segment d'activité. Il n'atteint plus les pics d'il y a deux ans, mais la crise sévit, malmène tout le monde. Ses concurrents se portent même plus mal, certains coulent à pic. Le directeur ne l'ignore pas. Il veut lui donner un petit coup d'aiguillon, c'est sa méthode.
-Je vous présente Cyril Lavallière. Il reprend votre unité. Il sera opérationnel dès demain. Je compte sur vous pour lui passer le relais.
-Le relais?
-Vous m'avez parfaitement compris. Quant à vous, prenez un peu de distance. Ressourcez-vous.
Non, justement, Duplantin ne comprend rien à ce revirement. Ce n'est pas ce jeune freluquet qui va lui en remontrer. Tous ses diplômes estampillés grandes écoles ne remplacent pas vingt ans d'expérience. Il faut avoir du nez dans ce boulot. Savoir appâter le client, le ferrer au moment opportun. Attendons de le voir à l'œuvre ce bêcheur.
Règle numéro 1: occuper le terrain. Duplantin arrive au bureau à neuf heures, relève ses mails, de moins en moins nombreux, décroche encore de temps en temps son téléphone. On l'éconduit ou on le met en attente. Son interlocuteur n'est jamais disponible, oublie de le rappeler. Dans les couloirs, ses collègues font brusquement demi-tour pour ne pas le croiser. A l'heure du déjeuner, l'un prétexte un repas d'affaires, un autre un rendez-vous avec une vieille connaissance; les plus timorés décommandent à la dernière minute, invoquant une surcharge de travail, un dossier à boucler d'urgence et préfèrent avaler un sandwich devant leur ordinateur que de s'afficher avec lui au self.
Dans les premières semaines de sa dégradation, il surveillait sa boîte aux lettres, sûr qu'un matin arriverait la fatidique missive lui signifiant son licenciement. Pas de courrier, pas d'explications. Il est purement et simplement nul et non avenu. Démissionner? Impossible. Il y a le crédit de la maison à rembourser, les traites de la voiture à honorer, et puis le voyage aux Bahamas qu'il a promis à Josiane. Depuis qu'il a accepté de lui offrir ces vacances «de rêve», elle collectionne les catalogues des agences de voyages et a acheté une tenue pour chaque occasion: les excursions, les dîners dansants, les soirées en tête à tête. Il doit faire preuve de ténacité; seuls les plus forts survivent.
Règle numéro deux: surprendre l'ennemi. Arrivé à neuf heures comme chaque jour, Duplantin ôte les trois étagères de l'armoire adossée au mur du fond. Sur la plus haute, qu'il a laissée en place, il dispose des paquets de pain de mie, des packs de bière, du saucisson, des boîtes de sardines à l'huile, des pommes, des tablettes de chocolat. Il coince un coussin contre la paroi pour pouvoir s'y appuyer à peu près confortablement et s'assoit sur celui qu'il a posé sur le sol de l'armoire. Il ajuste le casque de son iPod sur ses oreilles et lance à plein volume The Man Machine, de Kraftwerk. Duplantin a investi les lieux depuis trois semaines lorsque le PDG, escorté des membres du CHSCT, fait irruption dans le bureau. Il considère, les yeux écarquillés, le cataclysme qui a dévasté la pièce: des vêtements, des épluchures, des cannettes vides jonchent le sol. Surmontant difficilement sa répugnance, il grommèle, d'un ton où la colère le dispute au mépris:
-Qu'est-ce que c'est que ça?
Sans un regard pour ses visiteurs, Duplantin lève le doigt vers le panonceau accroché en haut du meuble: directeur commercial au placard.
Photo FLD
5 commentaires:
là...çà demande une suite...en fait tous demanderaient une suite...mais toujours autant de plaisir à te lire
Pour ça, il faudrait que j'aie de la suite dans les idées :)
c'est excellent cette histoire.
B.
Gris à souhait...
(Mais ce n'est pas une mauvaise critique ;0)
efficace en tout cas.
@Passantepensante: merci!
@Luc: c'est un peu la couleur ambiante…
Enregistrer un commentaire