samedi 11 juin 2011

Braves gens, dormez en paix


Le couvre-feu avait été instauré tout d'abord dans la cité. Il avait été étendu aux quartiers environnants et progressivement imposé à toute la ville. Il était interdit d'être dehors après 23 heures. La mesure avait fait l'objet de quelques critiques dans la presse, mais la majorité des habitants s'y était pliée. Les altercations régulières entre des citadins mécontents et les forces de l'ordre, largement relatées par les journaux et la télévision, avaient instillé chez beaucoup de gens un sentiment d'insécurité que les politiques ne manquaient pas de cultiver en ces temps de morosité économique. Quant aux autres, ils n'eurent bientôt plus le choix. Toute personne qui enfreignait le couvre-feu était passible d'une amende de 90 euros et les récidivistes encouraient quelques jours de prison. Franck n'y voyait qu'une mesure répressive de plus, une sorte de radar urbain. Pas vu, pas pris! Et puis, Clara, son amie d'enfance, habitait à deux rues de chez lui. Après le départ des autres invités, il s'attarda un peu, prit un dernier verre, s'assura qu'elle allait bien, qu'elle ne digérait pas trop mal sa rupture avec ce farfelu qui partageait sa vie depuis trois ou quatre ans.
C'est au coin de la rue que Franck se fit arrêter. Cinq molosses lui barraient le passage. Surpris plus qu'effrayé, il fit quelques pas en arrière et entreprit de les calmer. Tout doux, tout doux. Trois d'entre eux émirent un grognement menaçant. Les babines retroussées, ils acculèrent Franck contre le mur et se campèrent en demi-cercle autour de lui. Franck fouillait l'obscurité, cherchant la silhouette des policiers qui commandaient la meute. Personne.
-Ton identité.
Franck n'était pas ivre. Le boerbull qui se tenait un peu en retrait lui avait parlé.
-Franck Delbor, répondit-il, essayant de garder son sang-froid.
-Et qu'est-ce que tu fais dehors, Franck Delbor?
Le cerbère s'avançait maintenant vers Franck avec l'arrogance que confère la force brute.
-Tu n'as pas entendu ma question, vociféra-t-il.
-Je, je… C'est pas possible, une histoire de fou, marmonna Franck.
- Allez, Franck Delbor, cette fois, on va juste te donner une petite leçon pour que tu ne t'avises plus d'oublier l'heure.
Sur un signe de leur chef, les trois nervis plantèrent leurs crocs dans les mollets de Franck, lui happèrent un bras, lui lacérèrent le dos de leurs griffes. Franck s'écroula sur le trottoir, se recroquevilla pour tenter de se protéger, pleurant de rage autant que de douleur.
Dès le lendemain, Franck raconta sa mésaventure à ses amis, sa famille, ses collègues, ses voisins. S'il n'était pas le premier à qui ça arrivait, jusque-là les contrevenants s'en étaient tirés avec une belle frayeur. Alors, on préférait se taire, on veillait juste à ne pas s'attarder lorsqu'on sortait le soir. Franck ne voulait pas en rester là, il avait besoin de comprendre, il devait savoir. Il avait eu affaire à… à quoi? Des chiens doués de parole, des mutants à qui on avait conféré le droit de vie et de mort sur les citoyens. Il interrogea sans relâche ses proches, des amis d'amis et même de simples connaissances. Petit à petit, les langues se déliaient. Il apprit ainsi l'existence de la SSS, la Section spéciale de sécurité.
Depuis quelques années, les policiers ne parvenaient plus à contenir les manifestations de colère, les actes de rébellion dans les quartiers défavorisés, jugeait-on en haut lieu. Aussi le ministère de l'Intérieur avait-il décidé la création d'une unité d'élite surentraînée, des guerriers, secondés par des chiens dressés pour le combat. Ce fut un échec. On reprochait à ces commandos leur brutalité, les bavures. Leurs interventions ne faisaient que raviver la contestation. En contrepartie de subventions supplémentaires qui sauveraient leur département de la fermeture, deux scientifiques du Centre national de la recherche génétique greffèrent dans le cortex cérébral de boerbulls soigneusement sélectionnés des neurones générés en laboratoire à l'aide de cellules souches humaines. Ils obtinrent ainsi une race de chiens d'attaque au quotient intellectuel certes limité mais suffisant pour remplir la tâche qu'on attendait d'eux: rétablir l'ordre en faisant régner la peur. L'expérience avait porté ses fruits. La violence organisée s'était substituée à la révolte.
Photo: YLD

2 commentaires:

Anonyme a dit…

ah çà marche!, bon ben c'est flippant parce que... bien proche de la réalité, hier soir deux magistrats en parlaient sur France Culture, à 21 heures...

Yola Le Douarin a dit…

Si la réalité rattrape la fiction, alors oui c'est flippant!