dimanche 27 novembre 2011

Anamorphose


Depuis dix ans que Bernard surveille la salle des petits maîtres flamands, les tableaux, essentiellement des portraits, sont de vieilles connaissances. Il avoue éprouver de la tendresse pour La Fille du bourgmestre et s'être lié d'amitié avec Jan Van Maes et sa femme Gertrud. Ces derniers temps, ce riche drapier lui donnait du souci. Bernard avait l'impression que la physionomie de Jan se modifiait, ou plus exactement se dénaturait. Non pas une altération des pigments ni une détérioration de la toile sous l'effet de l'humidité ou de la lumière. Quelque chose d'imperceptible, de plus sournois. Il fallait avoir fréquenté cette œuvre des heures durant, jour après jour, pendant une décennie pour déceler la transformation qui s'opérait. Jan semblait lutter contre un ennemi invisible. Il perdait de sa superbe. Par moments, ses yeux dardaient des éclairs de fureur, puis ses traits se crispaient de douleur, se distordaient de frayeur. Au retour des vacances de Noël, Bernard dut se résoudre à admettre que si la structure du visage n'avait pas changé, la bouche pincée, au pli amer, et l'insondable tristesse qui noyait le regard n'appartenaient pas au drapier.

Nous étions bons amis, n'est-ce pas Jan? Je le croyais. Des amis d'enfance, des amis pour la vie. Les gens s'amusaient de notre ressemblance, notre physique était à l'image de notre complicité. Tu as hérité du négoce de ton père, tu es devenu un personnage influent, si jeune encore. Je suis resté peintre. Je ne t'enviais pas. Que m'importait ta richesse, j'avais mon art et surtout j'avais Gertrud! Je le croyais. C'est toi qu'elle a choisi. Tu es venu, contrit, m'annoncer votre mariage –presque t'en excuser. J'ai fait bonne figure. J'ai même accepté, l'année suivante, quand tu a été admis à la prestigieuse guilde des drapiers, de faire ce portrait en ton honneur. Tu poses, altier, à côté de Gertrud. Mais la jalousie me rongeait, la haine me dévorait. J'ai fait un pari insensé: le temps me vengerait. J'ai peint mon visage, puis j'en ai légèrement remodelé les traits à l'aide de touches de pastel et d'une fine couche de vernis, en jouant sur l'opacité. Il en émanait une profondeur qu'on ne te connaissait pas, disait-on, mais qui te flattait. Comme tu étais fier de ce portrait! Tu vantais à l'envi mon talent. Grâce à toi j'ai eu une belle clientèle, tous les bourgeois de la ville me passaient commande, et me payaient généreusement. J'ai vécu dans l'aisance, mais j'ai vécu seul. Je résidais dans ton ombre, le cœur accroché à Gertrud. J'ai tout misé sur mon subterfuge. J'ai attendu. Cinq cents ans. Tu frémis d'effroi, pauvre petit Faust, qui ne savait même pas qu'il avait signé le pacte!
Photo: YLD

4 commentaires:

NLR a dit…

Joli petit conte, dans le voisinage du Portrait de Dorian Gray. Et si vous essayiez de développer un brin vos histoires, chère Yola ? Il y aurait moyen : vous avez de l'imagination (et votre écriture s'affine, je trouve).

Yola Le Douarin a dit…

@Nicolaï: merci de vos compliments et de vos encouragements. Développer mes histoires? Je me dis régulièrement qu'il faudrait que je franchisse le pas, et puis…

L........................uC a dit…

V'ouips, pareil...
Chouette petit texte, l'air de rien...
Et Dorian Gray m'est venu comme à NLR

Yola Le Douarin a dit…

@Luc: merci. Bon allez, je vais tout avouer. Je n'avais pas précisément le roman d'O. Wilde en tête quand j'ai écrit ce texte, mais Le Portrait de Dorian Gray me touche énormément, j'y reviens souvent. Alors forcément…