Prométhée façonna le corps de l'homme avec de l'argile et Athéna y insuffla un papillon pour l'animer.
Trapu, lourd, lent, la tête enfoncée dans les épaules, le regard rasant le sol. Monolithe enclavé dans une vie uniforme. Il était entré à quatorze ans à l'usine comme manœuvre, et l'était encore quelque quarante ans plus tard. Il gardait ses distances avec ses collègues, et ses voisins ne devaient pas attendre autre chose qu'un petit signe de tête lorsqu'ils le croisaient dans l'escalier. Chaque soir, à 17h30 il poussait la porte du minuscule appartement que lui louait l'entreprise, trois pièces où ils s'entassaient lui, sa femme et ses neuf enfants. Sans un mot, il s'asseyait dans la cuisine, au bout de la table, tournant le dos à la fenêtre. Sa femme lui apportait ses chaussons, lui servait un verre de vin et se tenait assise près de lui, inoccupée et silencieuse, jusqu'à l'heure du dîner. Un repas sans partage, la pensée arrimée au mouvement mécanique des mâchoires. De temps à autre fusait à l'adresse de l'un ou de l'autre un ordre, une remontrance, une parole coupante qui n'admettait pas de réplique. L'intéressé s'exécutait, ou hochait la tête pour accuser réception du message paternel. Pas une protestation, jamais une contestation.
Du haut de ses cinq ans la Petite (la fille de l'aîné de la famille) abordait le pater familias avec un mélange de crainte et de curiosité. Le soir après qu'il fut rentré du travail, elle venait timidement s'asseoir à ses côtés. L'homme montrait du doigt le buffet, et sa femme lui apportait une grande boîte en fer blanc, qui ne contenait qu'un seul et unique objet: un mince cahier à la couverture marron où était inscrit en lettres manuscrites «cahier de brouillon». Il tirait alors de l'une de ses poches trois ou quatre vignettes, que la fillette s'appliquait à coller dans le cahier. Tous deux s'attardaient à admirer la robe noire sillonnée de coulées rouges d'un vulcain ou la mosaïque jaune et noire ourlée de bleu d'un grand porte-queue. L'enfant s'aventurait dans cette contrée que l'homme n'avait créée que pour elle, où la magie des couleurs l'entraînait vers l'insondable mystère du sens: elle parvenait tout juste à nommer la belle-dame, restait sans voix quand un «pa» et un «on» s'acoquinaient et échouait à percer l'énigmatique association s/p/h/i/n/x.
Après la naissance du bébé, la Petite et ses parents déménagèrent. Lors de ses visites dominicales, il ne fut plus jamais question du cahier aux papillons. L'irascible grand-père l'avait-il définitivement emprisonné dans la boîte en fer, condamnant ainsi à jamais le seul sentiment qu'il ait jamais exprimé?
Photo FLD
Trapu, lourd, lent, la tête enfoncée dans les épaules, le regard rasant le sol. Monolithe enclavé dans une vie uniforme. Il était entré à quatorze ans à l'usine comme manœuvre, et l'était encore quelque quarante ans plus tard. Il gardait ses distances avec ses collègues, et ses voisins ne devaient pas attendre autre chose qu'un petit signe de tête lorsqu'ils le croisaient dans l'escalier. Chaque soir, à 17h30 il poussait la porte du minuscule appartement que lui louait l'entreprise, trois pièces où ils s'entassaient lui, sa femme et ses neuf enfants. Sans un mot, il s'asseyait dans la cuisine, au bout de la table, tournant le dos à la fenêtre. Sa femme lui apportait ses chaussons, lui servait un verre de vin et se tenait assise près de lui, inoccupée et silencieuse, jusqu'à l'heure du dîner. Un repas sans partage, la pensée arrimée au mouvement mécanique des mâchoires. De temps à autre fusait à l'adresse de l'un ou de l'autre un ordre, une remontrance, une parole coupante qui n'admettait pas de réplique. L'intéressé s'exécutait, ou hochait la tête pour accuser réception du message paternel. Pas une protestation, jamais une contestation.
Du haut de ses cinq ans la Petite (la fille de l'aîné de la famille) abordait le pater familias avec un mélange de crainte et de curiosité. Le soir après qu'il fut rentré du travail, elle venait timidement s'asseoir à ses côtés. L'homme montrait du doigt le buffet, et sa femme lui apportait une grande boîte en fer blanc, qui ne contenait qu'un seul et unique objet: un mince cahier à la couverture marron où était inscrit en lettres manuscrites «cahier de brouillon». Il tirait alors de l'une de ses poches trois ou quatre vignettes, que la fillette s'appliquait à coller dans le cahier. Tous deux s'attardaient à admirer la robe noire sillonnée de coulées rouges d'un vulcain ou la mosaïque jaune et noire ourlée de bleu d'un grand porte-queue. L'enfant s'aventurait dans cette contrée que l'homme n'avait créée que pour elle, où la magie des couleurs l'entraînait vers l'insondable mystère du sens: elle parvenait tout juste à nommer la belle-dame, restait sans voix quand un «pa» et un «on» s'acoquinaient et échouait à percer l'énigmatique association s/p/h/i/n/x.
Après la naissance du bébé, la Petite et ses parents déménagèrent. Lors de ses visites dominicales, il ne fut plus jamais question du cahier aux papillons. L'irascible grand-père l'avait-il définitivement emprisonné dans la boîte en fer, condamnant ainsi à jamais le seul sentiment qu'il ait jamais exprimé?
Photo FLD
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire