–Demain, oui, sans faute.
Plus moyen de reculer. Romain Chatel, réalisateur très en vogue, l'avait appelé, il y avait deux mois déjà, pour lui commander le scénario de son deuxième long métrage. Il ne pouvait pas rater ça. Ces derniers temps, il était un peu sur la touche; encore quelques mois sans bosser, et il n'existerait plus. Il lui restait la nuit pour pondre un scénar qui tienne la route. «Une vraie histoire, un truc nouveau, quoi!», avait insisté Romain. Seulement lui, il n'avait rien à dire de nouveau; en fait, il n'avait plus rien à dire du tout. Il n'y arrivait plus. Le hic, c'était qu'il avait dépensé l'avance que lui avait consentie Romain. Alors, du nouveau, il allait bien falloir en trouver…
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Et puis? Tant pis pour l'incipit, passons à l'intrigue.
J'avais beau tirer sur l'ouverture du sac plastique: elle arrivait à peine au cou de Jojo, et la tête restait en dehors. L'autre méthode aurait consisté à commencer par la tête,mais cela ne résolvait pas mon problème, car alors c'étaient les pieds qui restaient dehors. La solution aurait été de lui faire plier les genoux, mais bien que j'aie essayé de l'y aider à coups de pieds, les jambes raidies résistaient, et quand à la fin j'y suis parvenu, jambes et sacs se sont pliés ensemble, et il était encore plus difficile à transporter ainsi et la tête ressortait encore plus qu'avant.
Que faire maintenant? Je pourrais évidemment appeler la police, les pompiers, avec ce téléphone, là, mais comment expliquer, comment justifier le fait que… en somme, qu'est-ce que je fais ici, moi qui n'ai rien à y faire?
Pelotonné entre les marches de l'estrade et les poteaux de soutien du hangar, se tenait un homme barbu, vêtu d'une grossière veste à rayures trempée de pluie. Il me regardait de ses yeux clairs.
–Je me suis évadé, dit-il. Ne me livrez pas.
Il s'approche de moi, glisse entre ses dents «Zénon d'Elée». On m'a donné à la police? C'est un policier qui travaille pour notre organisation.
–On a tué Jan. Va-t'en. Tu prendras le rapide de onze heures.
–Mais il ne s'arrête pas ici.
–Il s'arrêtera. Sur le quai 6. A la hauteur des marchandises. Tu as trois minutes. File, sinon je devrai t'arrêter.
L'Organisation est puissante.
Nouveaux dans l'Organisation, ils ne pouvaient pas m'avoir connu personnellement et ne savaient de moi que les ragots mis en circulation après mon expulsion: agent double, triple, ou quadruple, au service de Dieu sait qui et de Dieu sait quoi.
Entrer en rapport avec eux ne sera pas chose facile, continuent les fonctionnaires de la section D. Il faudra faire attention à ne pas commettre d'erreur, ne pas se laisser mettre hors-jeu. Nous avons pensé à toi pour gagner la confiance des nouveaux. Tu as montré que tu savais t'y prendre durant la phase de liquidation, et tu es de nous tous le moins compromis avec l'ancienne administration. C'est toi qui iras les voir, leur expliquer ce qu'est la Section, et comment ils peuvent l'utiliser pour des tâches indispensables, qui n'attendent pas… Tu verras bien comment présenter les choses sous le meilleur jour…
–C'est bon, j'y vais, je pars à leur rencontre.
Je me glisse dans l'ombre, je fouille dans les poches, dans la serviette de Valerian. Je trouve la feuille pliée en quatre où mon nom a été écrit à la plume d'acier, sous la formule, signée et contresignée, d'une condamnation à mort pour trahison, avec tous les timbres réglementaires.
Renoncer aux choses est moins difficile qu'on ne croit: le tout est de commencer. Une fois qu'on est arrivé à faire abstraction de quelque chose qu'on croyait essentiel, on s'aperçoit qu'on peut se passer aussi d'autre chose, et puis encore de beaucoup d'autres.
Romain Chatel avait été emballé, surtout quand son film avait cartonné au box office; 7 millions d'entrées. Certains critiques n'avaient pas manqué de pointer les curieuses similitudes avec un fameux ouvrage d'Italo Calvino, reproche qui fut balayé d'un malhonnête «J'en suis flatté». Ce n'était pas le moment de flancher. On lui avait laissé entendre que Chris Robin, la valeur montante du septième art US, pensait à lui pour son prochain blockbuster. Romain Chatel le voulait pour la superproduction qu'il comptait présenter à Cannes. Finalement, il s'en était bien tiré. Assis devant son ordinateur, il laissa errer son regard sur les étagères de la bibliothèque, puis pianota sur son clavier:
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Il faut que j'épouse Albertine.
Photo YLD
Plus moyen de reculer. Romain Chatel, réalisateur très en vogue, l'avait appelé, il y avait deux mois déjà, pour lui commander le scénario de son deuxième long métrage. Il ne pouvait pas rater ça. Ces derniers temps, il était un peu sur la touche; encore quelques mois sans bosser, et il n'existerait plus. Il lui restait la nuit pour pondre un scénar qui tienne la route. «Une vraie histoire, un truc nouveau, quoi!», avait insisté Romain. Seulement lui, il n'avait rien à dire de nouveau; en fait, il n'avait plus rien à dire du tout. Il n'y arrivait plus. Le hic, c'était qu'il avait dépensé l'avance que lui avait consentie Romain. Alors, du nouveau, il allait bien falloir en trouver…
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Et puis? Tant pis pour l'incipit, passons à l'intrigue.
J'avais beau tirer sur l'ouverture du sac plastique: elle arrivait à peine au cou de Jojo, et la tête restait en dehors. L'autre méthode aurait consisté à commencer par la tête,mais cela ne résolvait pas mon problème, car alors c'étaient les pieds qui restaient dehors. La solution aurait été de lui faire plier les genoux, mais bien que j'aie essayé de l'y aider à coups de pieds, les jambes raidies résistaient, et quand à la fin j'y suis parvenu, jambes et sacs se sont pliés ensemble, et il était encore plus difficile à transporter ainsi et la tête ressortait encore plus qu'avant.
Que faire maintenant? Je pourrais évidemment appeler la police, les pompiers, avec ce téléphone, là, mais comment expliquer, comment justifier le fait que… en somme, qu'est-ce que je fais ici, moi qui n'ai rien à y faire?
Pelotonné entre les marches de l'estrade et les poteaux de soutien du hangar, se tenait un homme barbu, vêtu d'une grossière veste à rayures trempée de pluie. Il me regardait de ses yeux clairs.
–Je me suis évadé, dit-il. Ne me livrez pas.
Il s'approche de moi, glisse entre ses dents «Zénon d'Elée». On m'a donné à la police? C'est un policier qui travaille pour notre organisation.
–On a tué Jan. Va-t'en. Tu prendras le rapide de onze heures.
–Mais il ne s'arrête pas ici.
–Il s'arrêtera. Sur le quai 6. A la hauteur des marchandises. Tu as trois minutes. File, sinon je devrai t'arrêter.
L'Organisation est puissante.
Nouveaux dans l'Organisation, ils ne pouvaient pas m'avoir connu personnellement et ne savaient de moi que les ragots mis en circulation après mon expulsion: agent double, triple, ou quadruple, au service de Dieu sait qui et de Dieu sait quoi.
Entrer en rapport avec eux ne sera pas chose facile, continuent les fonctionnaires de la section D. Il faudra faire attention à ne pas commettre d'erreur, ne pas se laisser mettre hors-jeu. Nous avons pensé à toi pour gagner la confiance des nouveaux. Tu as montré que tu savais t'y prendre durant la phase de liquidation, et tu es de nous tous le moins compromis avec l'ancienne administration. C'est toi qui iras les voir, leur expliquer ce qu'est la Section, et comment ils peuvent l'utiliser pour des tâches indispensables, qui n'attendent pas… Tu verras bien comment présenter les choses sous le meilleur jour…
–C'est bon, j'y vais, je pars à leur rencontre.
Je me glisse dans l'ombre, je fouille dans les poches, dans la serviette de Valerian. Je trouve la feuille pliée en quatre où mon nom a été écrit à la plume d'acier, sous la formule, signée et contresignée, d'une condamnation à mort pour trahison, avec tous les timbres réglementaires.
Renoncer aux choses est moins difficile qu'on ne croit: le tout est de commencer. Une fois qu'on est arrivé à faire abstraction de quelque chose qu'on croyait essentiel, on s'aperçoit qu'on peut se passer aussi d'autre chose, et puis encore de beaucoup d'autres.
Romain Chatel avait été emballé, surtout quand son film avait cartonné au box office; 7 millions d'entrées. Certains critiques n'avaient pas manqué de pointer les curieuses similitudes avec un fameux ouvrage d'Italo Calvino, reproche qui fut balayé d'un malhonnête «J'en suis flatté». Ce n'était pas le moment de flancher. On lui avait laissé entendre que Chris Robin, la valeur montante du septième art US, pensait à lui pour son prochain blockbuster. Romain Chatel le voulait pour la superproduction qu'il comptait présenter à Cannes. Finalement, il s'en était bien tiré. Assis devant son ordinateur, il laissa errer son regard sur les étagères de la bibliothèque, puis pianota sur son clavier:
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Il faut que j'épouse Albertine.
Photo YLD
4 commentaires:
Juste une remarque : L'écriture scénaristique diffère beaucoup, techniquement, de l'écriture en prose. Si par exemple vous écrivez, dans un scénar : "C'était un mois de juillet, une chaleur caniculaire brûlait l'asphalte, Pierre descendait les Champs Elysées, noyé dans la foule estivale...", le réal ne sera pas content. Il faut lui écrire : "Champs Elysées, ciel bleu, le soleil marque des ombres nettes. A l'arrière-plan, l'Arc de Triomphe. On croise des piétons, très légèrement vêtus ; ils transpirent, s'épongent le front. Parmi eux, Pierre, avec ses éternelles Ray-Ban..."
L'écriture scénaristique est celle de la vison, des verbes connotant l'action. On doit voir le film en lisant. Ce qui n'est pas simple du tout, en fait.
C'est gênant une tête qui dépasse d'un sac plastique, moi je préfère le temps où elles étaient trimbalées dans une boite à chapeau...
j'ai senti qu'il y avait des pré requis en termes de référence que je n'avais pas pour tout saisir. J'aime bien le com de NLR qui m'apprend ce que une écriture scénaristique.
B.
@NLR: vous avez tout à fait raison. En fait, j'ai juste voulu jouer avec la (mauvaise) tentation de s'approprier le texte d'un autre,un bon auteur comme Calvino, quand on n'arrive plus à écrire soi-même, pour essayer de réactiver la machine… Prendre un scénariste pour illustrer cela n'était sans doute pas très pertinent.
@Philippe Sans parler des jours où on a carrément la tête dans le sac!
@passantepensante: et tu peux faire confiance à NLR pour l'écriture… Je ne peux que t'engager à lire son bouquin, Hyrok (va voir sur son blog la brosse Gherta)… à couper le souffle!
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