samedi 15 octobre 2011

I would prefer not to


De longs bâtiments en béton se dressent de part et d'autre d'une rampe sur laquelle stationnent des chariots à propulsion aérodynamique dans l'attente de leur chargement. A l'intérieur des bâtisses s'alignent trois rangées de plans de travail. Y sont assis côte à côte des hommes et des femmes, hors d'âge. Visage livide, inexpressif, yeux éteints. Devant eux défile un tapis roulant chargé de composants électroniques. D'un geste lent et régulier, ils saisissent une diode, une puce, une led, un processeur…, l'introduisent dans une machine scellée dans la table. Si un voyant vert s'allume, la pièce peut être réparée, elle est déposée dans le bac de gauche. Si le voyant rouge clignote, elle doit être refondue, usinée à nouveau, elle est placée dans le bac de droite. On n'entend que le chuintement du tapis entrecoupé des soupirs de la machine lorsqu'elle absorbe, puis restitue le matériel. Parfois, l'un des contrôleurs s'effondre sur le plan de travail. Un signal retentit. Des infirmiers se précipitent vers l’auxiliaire défaillant, lui injectent un sérum régénérescent. Quelques minutes plus tard, il a repris sa place et ses gestes mécaniques. Il arrive que le malaise soit plus sérieux et qu'il faille recourir à la consolidation assistée par ordinateur (CAO). Grâce à une exploration tomodensitométrique, les spécialistes repèrent l'organe défectueux –valvule cardiaque, neurone, fibre musculaire, alvéole…–, y infiltrent des nanomolécules, et le «mécanisme» est à nouveau en état de marche. La CAO permet à la majeure partie des ageless de fonctionner correctement jusqu'à 97 ans, 100 ans pour les plus résistants. Cette technologie a été développée dans le cadre d'une politique sociale raisonnée visant à mettre un terme au gaspillage des ressources qui grevait la société au siècle dernier: dès 65 ou 70 ans, ceux que l'on appelait alors les retraités dilapidaient leur énergie dans des activités improductives –voyager, cultiver leur jardin, s'occuper de leurs petits-enfants… La CAO reste encore onéreuse du fait de sa mise en œuvre relativement récente. A l'avenir, son coût sera considérablement réduit puisque l'introduction de nanomatériaux se fera progressivement dès le plus jeune âge, au tout premier dérèglement, serait-il bénin, d'un organe: une appendicite, une fracture, une bronchite.
Martin tend le bras vers le tapis roulant. Son geste se fige. Il recule son siège et se tient immobile. Son regard plane au-dessus de ses vis-à-vis. La caméra de surveillance a détecté le dysfonctionnement. Un infirmier s'approche de Martin, lui prend le pouls, le questionne. L'auxiliaire Martin Ageard est hors service. Incompréhensible: sa dernière CAO remonte à dix jours à peine. C'était sa sixième intervention. Martin est fatigué de son existence sans vie. Il veut qu'on le laisse tranquille, inactif, inutile. Dorénavant, il s'abstiendra, se récusera, opposera la force de l'inertie.
Photo: YLD

4 commentaires:

Fernand Chocapic a dit…

Espérons que votre scénario ne devienne pas réalité. Ce ne serait vraiment pas raisonnable que les retraités se mèlent de trier les composants électroniques quand je vois que mon père se proposait encore récemment de rembobiner un DVD !

Yola Le Douarin a dit…

@Fernand Chocapic: c'est surtout qu'au bout d'un certain temps, on doit avoir envie de mener sa vie à son rythme, alors le boulot…

Viv a dit…

Ton texte est magnifique. Le rythme des mots nous met tout de suite dans l'ambiance. J'adore !
Et sur le fond, j'espère que d'ici quelque temps on aura trouvé un meilleur équilibre. L'idée qu'après de bons et loyaux services on peut faire ce qu'on veut... Oui, c'est sûr, c'est mérité, mais j'ai envie de me sentir utile et nécessaire jusqu'à la fin de mes jours. J'aimerais qu'on sollicite plus les personnes âgées et qu'on valorise davantage leurs savoirs faire/être/vivre quand j'en serais.

Yola Le Douarin a dit…

@Viv: il y a cent mille manières de se rendre utile, je crois, sans que ce soit obligatoirement par le travail. Et merci pour le compliment!