samedi 29 octobre 2011

L'homme approximatif


J'ai été un auteur reconnu, talentueux, affirme-t-on, couronné par quelques prix prestigieux. Pas assez célèbre pour qu'on parle encore de moi, après cinq années de mutisme littéraire. Ou alors pour persifler mon manque d'inspiration, le fameux syndrome de la page blanche. Disons plutôt que je n'y crois plus. Ne raconte-t-on pas toujours la même histoire, que l'on affuble d'oripeaux plus ou moins habilement relookés? Inutile d'ajouter encore à la masse de radotages. J'en étais là de mes réflexions quand une missive peu amène de mon banquier relégua mes conjectures sur les belles-lettres loin derrière un impératif arithmétique: convertir le solde négatif de mon compte en nombre positif. Le joli pécule que j'avais amassé grâce à mes succès de librairie avait fondu comme neige au soleil. J'allais devoir me remettre à écrire, puisque c'est la seule chose que je sache faire. Fi de la littérature! Il me faut de l'efficace, du rentable, du lucratif. Je serai écrivain public.
Sans être fructueuse, mon activité me permet de renflouer un peu mes finances. Outre des courriers administratifs –ce genre a ma préférence, car il ne fait appel qu'à mes qualités rédactionnelles et à mes connaissances juridiques–, j'ai eu à rédiger quelques lettres de rupture, deux ou trois déclarations d'amour. Et une bonne dizaine de biographies. Des tranches de vie souvent attendrissantes, quelquefois édifiantes, parfois poignantes ou tragiques, mais qui n'ont fait qu'asseoir ma conviction: finalement, c'est toujours la même histoire!
Les mots ont-ils été sollicités au point qu'ils en sont condamnés à un perpétuel ressassement? Exsangues, stériles, ineptes, séniles? Mettre un bonnet rouge au dictionnaire ne suffit plus, il faut que les verbes se dévergondent, les adjectifs s'enivrent, les substantifs s'encrapulent, que le style s'ensauvage. Et pourquoi ne serais-je pas l'artificier de cette déflagration linguistique? Je me suis mis à collecter dans un calepin des mots abordés dans un livre ou un journal, accostés dans une conversation, croisés à la radio, aperçus à la télévision, côtoyés en voyage. De ce tohu-bohu jaillirait inéluctablement… Rien, j'ai égaré mon carnet.
-Jetez donc un œil à ce petit recueil, m'invite, enthousiaste, mon libraire. Le manuscrit, anonyme, aurait été déposé dans la boîte aux lettres de l'éditeur; il a remporté l'unanimité du comité de lecture. Une approche novatrice, très personnelle, et –c'est rarissime pour des poèmes– il se vend bien, insiste-t-il en me tendant… la version imprimée de mon thésaurus.
–Je n'ai jamais rien compris à la poésie, grommelai-je en abandonnant «mon» chef-d'œuvre au profit des œuvres complètes de Tristan Tzara.
Pièges de miel, Galite Allouche, photo YLD

6 commentaires:

Viv a dit…

Joli ! Inspiration, motivation ou confiance en soi sont des dons bien fragiles. Mais celui qui possède l'art de manier et remanier les mots aura bien du mal à s'en débarrasser.

Yola Le Douarin a dit…

@ Viv: de drôles de choses, les mots, envoûtants, intrigants, mystérieux, une multitude de petits univers à explorer…

philippe a dit…

devant une page blanche c'est se retrouver enfant une fois la porte fermée derrière soi les pieds dans la neige,et se croire un instant le premier...

Yola Le Douarin a dit…

@Philippe: mais oui, tu as raison! Pourquoi envisage-t-on toujours la page blanche comme quelque chose d'angoissant? Si on peut se croire le premier, alors tout est possible…

NLR a dit…

Joli texte, jolie boucle : un vrai sens de la chute.

Yola Le Douarin a dit…

@ Nicolaï: merci!