samedi 10 mai 2014

JE ME MOI

Quel bonimenteur tu fais, lui avait reproché une ex-petite amie. Cédric aime parler de lui. Il n'est certes pas le seul à avoir ce penchant, mais chez lui c'est une véritable passion. Il ne cherche pas à exprimer ses opinions, à donner son avis, il se raconte, se représente, est tout à la fois l'acteur et le metteur en scène de lui-même. Il ne fréquente guère les réseaux sociaux, trop impersonnels à son goût. Il a besoin de voir dans le regard de ses interlocuteurs l'étonnement, l'admiration, la curiosité, la compassion, l'agacement, peu importe. Il désire les sentir là, suspendus à ses lèvres. Le cercle de sa famille, de ses amis, de ses relations s'étant bientôt révélé trop étroit, il a développé une habile stratégie d'infiltration. Au restaurant, à la terrasse d'un café, dans le métro ou le bus, en faisant la queue au cinéma ou à la caisse d'un magasin, il parvient à s'immiscer parmi de parfaits inconnus, à détourner leur conversation, à amorcer une discussion, qu'il confisque rapidement pour en devenir l'unique propos. Lorsque sa vie ne lui permet pas d'alimenter son sujet, il emprunte une anecdote à une série, un film, un livre, la brode, la réinterprète, se l'approprie. Il réquisitionne l'actualité, la conjugue à la première personne. La toute-puissance du «moi je» lui fait oublier son larcin. Un sourire, un hochement de tête, et c'est la consécration; Zlatan Ibrahimovic recevant l'ovation du Parc des Princes. Cédric n'est pas un menteur. Pas un mythomane ni un affabulateur. Un jouisseur. La première fois, c'est arrivé pendant un dîner familial. Le week-end précédent, il avait été bloqué plusieurs heures dans un train, le gel ayant endommagé les rails. Il relatait son aventure, l'amplifiait, s'épanchait. On l'écoutait. Il ressentit un fourmillement au bas du dos, qui monta le long de la colonne vertébrale, se diffusa, l'inonda de plaisir. Il retenta l'expérience quelques jours plus tard, au cours d'un déjeuner entre collègues. Il soliloqua, fourbit son bavardage, polit son monologue, jusqu'à l'orgasme. Dès lors, il lui en fallut de plus en plus souvent. Dans les réunions de travail, les assemblées générales de copropriété, les vernissages, les meetings contre l'austérité, les colloques sur les énergies renouvelables, sur le plateau de Money Drop ou devant la caméra de Tellement vrai, il se livre, se prodigue, se répand. Encore et encore. Toujours davantage. Ego dépendant.
Photo: YLD

2 commentaires:

philippe a dit…

personnellement...même je me moi...en ce qui me concerne et vous contraint dans mon élocution en volubile logorrhée au service de ma vacuité...
Excellent, beau texte

Yola Le Douarin a dit…

Merci Philippe de ton élogieux commentaire… et c'est pas du baratin :)