samedi 17 avril 2010

Ephéméride


Une belle journée en perspective. Une de ces matinées douces et lumineuses qui font congédier manteaux et pulls pour se glisser avec délice dans la mousseline d'une robe d'été, qui inclinent à la flânerie, invitent à prendre un café en terrasse. Quelques degrés supplémentaires, un rayon de soleil, et on en oublierait presque l'air renfrogné du voisin du quatrième, les perpétuelles lamentations de son vis-à-vis de bureau, la grisaille du quotidien. Tout est possible, on le croit. Des rencontres, un nouvel amour peut-être. Paris nous appartient.
Géraldine luttait depuis des mois contre le mal qui l'affaiblissait chaque jour un peu plus. Au renoncement de son corps décharné, rompu de fatigue, à la couleur terreuse de son visage, au vide de son regard, elle savait qu'elle perdait la partie. Elle aurait été bien en peine d'expliquer ce qu'elle attendait pour lâcher prise. Elle s'était persuadée qu'il devait y avoir un signe, quelque chose qui l'autoriserait à se rendre. Elle refusait que la maladie lui vole cette ultime manifestation de sa liberté. Elle ne pouvait en choisir l'issue, elle voulait décider du moment. Elle n'espérait rien de la religion, récusait le verdict de la médecine. Elle s'entêtait, malgré la douleur et l'épuisement. Un signe. Juste un signe. Alors, lui revient en mémoire l'histoire que lui racontait sa mère lorsqu'elle était enfant. Dans l'esprit maternel, La Chèvre de M. Seguin sonnait comme un avertissement: qui n'en fait qu'à sa tête court à sa perte. Aujourd'hui, elle voyait dans l'obsession de Blanchette un encouragement à ne pas céder, même si, surtout s'il n'y avait plus rien à gagner… Un signe du destin, pour donner le change, sortir la tête haute.
L'infirmière entra pour dispenser les premiers soins à Géraldine, elle tira les rideaux et claironna: Regardez, comme il fait beau; le printemps est pile au rendez-vous!
Géraldine ferma les yeux et se livra en pâture à la bête.
Photo YLD

samedi 3 avril 2010

En goguette


On s'arrête là, maintenant. J'ai vraiment trop envie. Ne prends pas cet air goguenard, j'ai envie de pisser. Ce matin, au Restoroute, au moment de la pause-café, il fallait compter, au bas mot, une heure d'attente pour espérer accéder aux toilettes. A midi, sur l'aire de repas, la pestilence des lieux se signalant à au moins 100 mètres, j'avais rebroussé chemin. Contrevenant aux règles d'hygiène les plus élémentaires et bafouant mes principes citoyens, j'irai arroser le premier bosquet venu, pourvu qu'il me procure un minimum d'intimité. Mais durant des kilomètres et des kilomètres, rien qui soit susceptible de m'accueillir; des boqueteaux squelettiques ou, quand il y avaient quelques taillis dignes de ce nom, ils étaient férocement entourés de barbelés. J'en viens à regretter l'époque bienheureuse où, lorsqu'elles sortaient, les femmes se munissaient de leur bourdaloue et le glissaient discrètement sous leur jupon. Il ne me reste plus qu'à imposer le plan B: on sort à la prochaine bretelle et on fonce jusqu'au premier hôtel. Ici, ici sur la gauche, stop, stop tout de suite. Non ce n'est pas un cinq étoiles; oui, la chambre offre une vue imprenable sur la zone industrielle et sent le renfermé. Tous tes arguments et tes railleries ne viendront pas à bout de ma décision: je prends d'assaut les lieux d'aisance.
Un précédent occupant y a oublié un journal. A moins que, ayant vécu la même mésaventure que moi, il l'ait laissé sciemment. Un article informe, en effet, les lecteurs qu'une nouvelle application est désormais disponible sur leur iPhone. Baptisée Toilet Finder, elle guide, grâce au GPS, les propriétaires de ces téléphones, où qu'ils se trouvent, vers les W.-C. publics les plus proches. «Ce logiciel calcule l'itinéraire le plus court pour y parvenir. Il recense aujourd'hui 20000 endroits où se soulager et s'enrichit de 1000 nouveaux petits coins par semaine», précise le chroniqueur. Fi des pots de chambre, vases de nuit et autres jules, il faut vivre avec son temps!

Photo YLD

samedi 20 mars 2010

Coléoptique


C'est maintenant ou jamais. A force de me camoufler, de toujours repousser le moment de franchir la frontière de mon repaire, je m'ankylose. A trop observer le vaste monde du fond de mes velléités, je me ratatine. Mon courage s'étiole. La conscience de ma fragilité s'aiguise à chaque départ différé. Y aller avant que la peur n'ait eu raison de moi. Y aller, mais prudemment, à petits pas. Si les choses tournent mal, je pourrais battre en retraite. Non, y aller. Hardiment.
Je dois l'avouer, je suis un peu déçu de ce que je découvre. Je croyais me souvenir qu'alentour de mon terrier s'étendait une contrée luxuriante où s'épanouissaient des étendues verdoyantes constellées de jaune, de bleu, de rouge. Au lieu de cela, je dois escalader de hauts blocs de pierre irréguliers. Je progresse lentement et avec quelques difficultés dans ce territoire aride. Petit à petit, je m'habitue, lui trouvant même un certain charme. A ce désert pierreux succède un paysage encore plus déconcertant: un ruban noir se déroule à perte de vue, uniforme, monotone. Je n'ai pas envie de m'attarder en ces lieux hostiles, je force l'allure. Soudain, un vrombissement monte de l'horizon, enfle, remplit l'espace. Je pressens un danger sans parvenir à l'identifier. Un crissement me transperce de douleur, puis tout se tait.
Lorsque j'ouvre les yeux, je suis ébloui par une énorme tache blanche. La tête cotonneuse, les pattes emprisonnées dans un carcan en plâtre.

-Vous l'avez échappé belle, me sermonne la forme blanche. Sans la présence d'esprit du conducteur… Qu'aviez-vous dans la tête pour vous jeter comme ça sous la voiture?

- Un hanneton!

Photo YLD

samedi 6 mars 2010

Pour les beaux yeux de…


Mon petit chou… Une marque d'affection; sa manière, un peu niaise peut-être, mais touchante, d'exprimer sa tendresse, me direz-vous. Naïfs, que vous êtes! Ces paroles onctueuses accommodées de regards cajoleurs annoncent toujours une traîtrise. Alléchant bonbon acidulé qui vous titille les papilles et vous laisse le savourer pour mieux distiller son poison.
–Tu sais, mon petit chou, je vais finalement y aller à ce week-end avec le chef de studio. Vous ricanez. C'est bête comme chou. La dernière fois, ayant perdu son porte-monnaie, elle avait bien été obligée de se faire héberger par le DJ de la boîte de nuit –Mais enfin, mon petit chou, je ne pouvais quand même pas rentrer à pied, à trois heures du matin. Avant cela, il y avait eu cet avion cloué au sol pour vérification des moteurs –Tu sais, mon petit chou, ce steward a vraiment été très gentil, tu imagines une nuit entière dans cet aéroport. Il y avait eu cet hôtel qui n'avait pas enregistré la réservation –Tu comprends, mon petit chou, je ne sais pas ce que j'aurais fait sans ce charmant guide tunisien.
Que croyez-vous? J'ai tout essayé, les reproches, les larmes, les sarcasmes, les insultes, les menaces. Chou blanc. Impuissant à exorciser le maléfice de son sourire, à conjurer la magie noire de ses yeux candides.
Un vrai légume, rongé par la jalousie, vous moquez-vous. Pauvres innocents qui ne vous êtes jamais brûlés au feu de ses baisers, qui ne vous êtes jamais consumés dans le brasier de ses caresses. Vous qui n'avez jamais… Vous… Mes amis… Elle a…
Elle a fini comme Marilou.
Photo YLD

samedi 20 février 2010

Antagonistes


Depuis qu'il est parti, elle n'est plus là. Elle vit au rythme de l'absence, s'est cloîtrée en elle pour tenter de le rejoindre, s'est enchaînée à son malheur. Elle parvient à recomposer les lignes de son visage, à entretenir la chaleur de son regard, mais le velouté de sa voix, le grain de sa peau lui échappent. Son bel amant, son doux amour s'est désincarné, et son corps à elle en souffre, réclame son dû. A bout de forces, pour ne pas le haïr de l'avoir abandonnée, elle s'enfuit. Huit mois en Patagonie, six mois en Arctique. Des milliers de kilomètres… autour de cet abîme où il gît. Absurde pérégrination dans les contrées stériles de sa détresse. Elle rentre, reprend son travail, revoit ses amis. En permanence, elle plante sur son visage son sourire de Cheshire comme une barrière de sécurité: au-delà de cette limite, toute idylle, tout élan de tendresse sont formellement interdits.
«Ecole d'art recherche modèles.» La petite annonce est parue depuis une semaine. Elle l'a lue et relue. Modèle, elle, avec son physique de brindille, sa silhouette gracile, sans courbes généreuses? Elle qui a embastillé ses désirs, muselé sa sensualité, va exposer sa nudité aux regards d'inconnus, tous sans doute bien plus jeunes qu'elle. Il fait frais dans la pièce. Elle prend la pose, réduit son champ de vision à la barrette qui émerge d'une chevelure à quelques mètres d'elle, s'agrippe à cette exigence: rester immobile durant vingt minutes. Ne pas bouger, s'oublier. Son bras s'engourdit, son dos se raidit, une crampe crispe les muscles de sa jambe droite; elle accueille avec gratitude cette douleur qui, pour la première fois depuis qu'il a déserté, prend le relais. Elle revient chaque semaine, pendant trois mois. Familiarisée, elle regarde maintenant les étudiants chercher dans le marbre ou le calcaire le galbe de ses seins, la courbure de ses fesses. Au fil des séances, ses Pygmalion s'approprient la matière, extraient son image du minéral. Elle se remodèle de l'intérieur, devient l'écrin de chair qui renferme la parcelle de lui cristallisée en elle, ultime tentative de résoudre cette contradiction absolue: être mort.
Photo YLD

samedi 6 février 2010

Wannabe


–Demain, oui, sans faute.
Plus moyen de reculer. Romain Chatel, réalisateur très en vogue, l'avait appelé, il y avait deux mois déjà, pour lui commander le scénario de son deuxième long métrage. Il ne pouvait pas rater ça. Ces derniers temps, il était un peu sur la touche; encore quelques mois sans bosser, et il n'existerait plus. Il lui restait la nuit pour pondre un scénar qui tienne la route. «Une vraie histoire, un truc nouveau, quoi!», avait insisté Romain. Seulement lui, il n'avait rien à dire de nouveau; en fait, il n'avait plus rien à dire du tout. Il n'y arrivait plus. Le hic, c'était qu'il avait dépensé l'avance que lui avait consentie Romain. Alors, du nouveau, il allait bien falloir en trouver…
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Et puis? Tant pis pour l'incipit, passons à l'intrigue.
J'avais beau tirer sur l'ouverture du sac plastique: elle arrivait à peine au cou de Jojo, et la tête restait en dehors. L'autre méthode aurait consisté à commencer par la tête,mais cela ne résolvait pas mon problème, car alors c'étaient les pieds qui restaient dehors. La solution aurait été de lui faire plier les genoux, mais bien que j'aie essayé de l'y aider à coups de pieds, les jambes raidies résistaient, et quand à la fin j'y suis parvenu, jambes et sacs se sont pliés ensemble, et il était encore plus difficile à transporter ainsi et la tête ressortait encore plus qu'avant.
Que faire maintenant? Je pourrais évidemment appeler la police, les pompiers, avec ce téléphone, là, mais comment expliquer, comment justifier le fait que… en somme, qu'est-ce que je fais ici, moi qui n'ai rien à y faire?
Pelotonné entre les marches de l'estrade et les poteaux de soutien du hangar, se tenait un homme barbu, vêtu d'une grossière veste à rayures trempée de pluie. Il me regardait de ses yeux clairs.
–Je me suis évadé, dit-il. Ne me livrez pas.
Il s'approche de moi, glisse entre ses dents «Zénon d'Elée». On m'a donné à la police? C'est un policier qui travaille pour notre organisation.
–On a tué Jan. Va-t'en. Tu prendras le rapide de onze heures.
–Mais il ne s'arrête pas ici.
–Il s'arrêtera. Sur le quai 6. A la hauteur des marchandises. Tu as trois minutes. File, sinon je devrai t'arrêter.
L'Organisation est puissante.
Nouveaux dans l'Organisation, ils ne pouvaient pas m'avoir connu personnellement et ne savaient de moi que les ragots mis en circulation après mon expulsion: agent double, triple, ou quadruple, au service de Dieu sait qui et de Dieu sait quoi.
Entrer en rapport avec eux ne sera pas chose facile, continuent les fonctionnaires de la section D. Il faudra faire attention à ne pas commettre d'erreur, ne pas se laisser mettre hors-jeu. Nous avons pensé à toi pour gagner la confiance des nouveaux. Tu as montré que tu savais t'y prendre durant la phase de liquidation, et tu es de nous tous le moins compromis avec l'ancienne administration. C'est toi qui iras les voir, leur expliquer ce qu'est la Section, et comment ils peuvent l'utiliser pour des tâches indispensables, qui n'attendent pas… Tu verras bien comment présenter les choses sous le meilleur jour…
–C'est bon, j'y vais, je pars à leur rencontre.
Je me glisse dans l'ombre, je fouille dans les poches, dans la serviette de Valerian. Je trouve la feuille pliée en quatre où mon nom a été écrit à la plume d'acier, sous la formule, signée et contresignée, d'une condamnation à mort pour trahison, avec tous les timbres réglementaires.
Renoncer aux choses est moins difficile qu'on ne croit: le tout est de commencer. Une fois qu'on est arrivé à faire abstraction de quelque chose qu'on croyait essentiel, on s'aperçoit qu'on peut se passer aussi d'autre chose, et puis encore de beaucoup d'autres.
Romain Chatel avait été emballé, surtout quand son film avait cartonné au box office; 7 millions d'entrées. Certains critiques n'avaient pas manqué de pointer les curieuses similitudes avec un fameux ouvrage d'Italo Calvino, reproche qui fut balayé d'un malhonnête «J'en suis flatté». Ce n'était pas le moment de flancher. On lui avait laissé entendre que Chris Robin, la valeur montante du septième art US, pensait à lui pour son prochain blockbuster. Romain Chatel le voulait pour la superproduction qu'il comptait présenter à Cannes. Finalement, il s'en était bien tiré. Assis devant son ordinateur, il laissa errer son regard sur les étagères de la bibliothèque, puis pianota sur son clavier:
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Il faut que j'épouse Albertine.
Photo YLD

samedi 23 janvier 2010

And sympathy is what we need my friend


Soldes. Deux fois par an, ce mot déclenche chez le consommateur –la plupart d'entre nous, donc– un réflexe quasi pavlovien. Pull, jupe, chaussures, peu importe, il lui faut l'affaire de la saison. Je sacrifie au rite. Dès l'ouverture du magasin, j'arpente les rayons, joue des coudes, fouille, farfouille, l'œil aux aguets. Je rafle deux 30%, conquiers de haute lutte un 50%. Ayant brillamment passé les éliminatoires, je fonce vers l'essayage, tiens la distance, coiffe traîtreusement au poteau une concurrente dans la lune et, victorieuse, m'engouffre dans la cabine qui vient de se libérer. J'enfile la première pièce de mon butin, ouvre le rideau et recule de quelques pas pour juger de l'effet. Miroir, gentil miroir…
-Sympa, ce jean, adjuge, sans que je lui ai rien demandé, un vendeur préposé au rangement des recalés abandonnés par des clientes trop pressées.
Bof, si on veut. Changement de costume et nouvelle inspection.

-Sympa la coupe, arbitre mon coach.
Là, je suis assez d'accord. La robe maintenant.
-Sympa, ce petit modèle, décrète l'expert.
Une vision d'horreur me glace les sangs: accoutrée de sympathie au bureau, affublée de sympathie au restaurant, attifée de sympathie à la prochaine fête où je serai invitée.
Je renonce à mes trophées, tandis que le fashion consultant, sûr de son fait, gratifie ma voisine de cabine d'un enthousiaste «Sympa la couleur».

Adieu rabais, remise, ristourne! J'aurai coûte que coûte un jean bien coupé, une robe habillée ou sexy, des tenues originales, élégantes, seyantes, ravissantes, affriolantes…

Photo: '50, éd. de La Martinière