Cette fois, j'ai affûté mes arguments. Rien ne m'arrêtera: c'est fini, on ne s'aime plus, autant se séparer. D'ailleurs, tu m'accorderas, Sabine, que…
Sabine n'accorde rien, ne concède rien. Jamais. Elle autorise ou récuse. Et, toujours, elle décide. Je suis à peine arrivé qu'elle me brandit sous le nez une lettre à l'entête d'un fameux institut de recherche. Nous avons été sélectionnés parmi un échantillon de mille personnes représentatives pour participer à un test destiné à prédire, en appliquant la méthode quasi infaillible de la modélisation mathématique, la durée de vie de leur couple, et donc du nôtre. Si elle veut une preuve par neuf de la déconfiture de notre vie commune, qu'à cela ne tienne! Tout compte fait, la chance me sourit. Nous avons rendez-vous le lendemain à 10 heures.
Une assistante nous introduit dans une petite salle vitrée et nous fait asseoir face à face sous l'œil inquisiteur d'une caméra.
– Vous allez discuter durant quinze minutes, nous explique-t-elle. Toutes vos émotions seront enregistrées et notées en fonction de leur intensité et de leur position sur une grille d'évaluation allant de +5, lorsque vous manifesterez de la tendresse, à –5, si vous vous mettez en colère. La discussion portera sur trois sujets de contentieux éventuels, que nous allons vous soumettre.
Il ne manquait plus que ça, comme si on n'avait pas suffisamment l'occasion de s'engueuler. Enfin là, c'est pour la bonne cause: une sommité va démontrer à Sabine qu'entre nous c'est fichu, que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre.
L'éminent professeur a bien vu, tout ce qui déclenche la tempête y est, argent, sexe, relations avec les beaux-parents. En matière de «sujets de contentieux éventuels» –encore qu'éventuel soit un euphémisme–, il aurait pu tout aussi bien nous proposer les incontournables vacances en famille (dans celle de Sabine, bien sûr), avec parties de badmington sur la plage et shopping en compagnie de la cousine Paula; l'ambition (qui me fait totalement défaut); le désir d'enfant (évitons, au moins, les dommages collatéraux…).
Une lumière verte donne le signal. Je fixe la caméra, oubliant Sabine, et m'adresse au grand ordonnateur, lui qui va capter mes sentiments, les répertorier, les disséquer. J'ouvre les vannes; tour à tour sarcastique, agressif, fielleux, je déverse toutes les rancœurs et les frustrations qui me rongent le cœur, hypothéquant même l'avenir par quelques allusions pernicieuses. Avec ça, je devrais atteindre un score négatif très honorable.
Le temps de prendre un café, et l'ordinateur crache ses résultats: 4,628 sur 5, ponctués du commentaire du ponte: «Félicitations, un couple à toute épreuve!»
– Mais que faites-vous de de la marge d'erreur, de l'écart-type, avez-vous considéré l'intervalle de confiance et la valeur de précision? balbutié-je, dans une dernière tentative pour infléchir la courbe tendancielle de mon aliénation conjugale.
Photo YLD
Sabine n'accorde rien, ne concède rien. Jamais. Elle autorise ou récuse. Et, toujours, elle décide. Je suis à peine arrivé qu'elle me brandit sous le nez une lettre à l'entête d'un fameux institut de recherche. Nous avons été sélectionnés parmi un échantillon de mille personnes représentatives pour participer à un test destiné à prédire, en appliquant la méthode quasi infaillible de la modélisation mathématique, la durée de vie de leur couple, et donc du nôtre. Si elle veut une preuve par neuf de la déconfiture de notre vie commune, qu'à cela ne tienne! Tout compte fait, la chance me sourit. Nous avons rendez-vous le lendemain à 10 heures.
Une assistante nous introduit dans une petite salle vitrée et nous fait asseoir face à face sous l'œil inquisiteur d'une caméra.
– Vous allez discuter durant quinze minutes, nous explique-t-elle. Toutes vos émotions seront enregistrées et notées en fonction de leur intensité et de leur position sur une grille d'évaluation allant de +5, lorsque vous manifesterez de la tendresse, à –5, si vous vous mettez en colère. La discussion portera sur trois sujets de contentieux éventuels, que nous allons vous soumettre.
Il ne manquait plus que ça, comme si on n'avait pas suffisamment l'occasion de s'engueuler. Enfin là, c'est pour la bonne cause: une sommité va démontrer à Sabine qu'entre nous c'est fichu, que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre.
L'éminent professeur a bien vu, tout ce qui déclenche la tempête y est, argent, sexe, relations avec les beaux-parents. En matière de «sujets de contentieux éventuels» –encore qu'éventuel soit un euphémisme–, il aurait pu tout aussi bien nous proposer les incontournables vacances en famille (dans celle de Sabine, bien sûr), avec parties de badmington sur la plage et shopping en compagnie de la cousine Paula; l'ambition (qui me fait totalement défaut); le désir d'enfant (évitons, au moins, les dommages collatéraux…).
Une lumière verte donne le signal. Je fixe la caméra, oubliant Sabine, et m'adresse au grand ordonnateur, lui qui va capter mes sentiments, les répertorier, les disséquer. J'ouvre les vannes; tour à tour sarcastique, agressif, fielleux, je déverse toutes les rancœurs et les frustrations qui me rongent le cœur, hypothéquant même l'avenir par quelques allusions pernicieuses. Avec ça, je devrais atteindre un score négatif très honorable.
Le temps de prendre un café, et l'ordinateur crache ses résultats: 4,628 sur 5, ponctués du commentaire du ponte: «Félicitations, un couple à toute épreuve!»
– Mais que faites-vous de de la marge d'erreur, de l'écart-type, avez-vous considéré l'intervalle de confiance et la valeur de précision? balbutié-je, dans une dernière tentative pour infléchir la courbe tendancielle de mon aliénation conjugale.
Photo YLD
5 commentaires:
Bonne idée de départ, ce test. A développer pour un texte plus long, plus tortueux et cynique encore ? Il y aurait moyen d'en tirer un vaudeville sympathique, avec l'amant caché, le scientifique véreux, etc.
Un texte plus long, oui. Disons au moins une nouvelle, je m'y essaie depuis quelque temps, en vain. A la relecture, je coupe, j'élague, craignant le délayage, et voici ce que ça donne. Merci pour votre commentaire; après tout, mon cas n'est peut-être pas désespéré…
J'aime bien ce texte moi aussi, je trouve que vous avez du talent. Il me semble que le format court convient bien à ce récit "à chute".
Du talent, oups! Merci de votre regard si généreux.
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