jeudi 31 octobre 2013

Amor(t)

J'ai tué Paula. La logique policière cherchera un mobile: jalousie, haine, intérêt financier, vengeance. Rien de cela. Un coup de folie, suggérera-t-on. Laissons cet argument à mon avocat, qui en aura bien besoin pour tenter de défendre ma cause, de convaincre les juges. Paula m'aimait, et moi autant que je le peux, négligemment, désabusé. Elle avait voulu vivre avec moi. Je n'avais pas refusé, ni accepté. Je n'y accordais aucune importance. J'étais disponible, neutre. Je ne me sentais pas concerné. Nous avions fait l'amour. Je tenais Paula dans mes bras, je caressais son ventre, ses seins, son cou. Lentement, j'ai resserré mon étreinte, serré, serré. Mes doigts se contractaient, se crispaient. D'abord, Paula se laissa faire, pensant qu'il s'agissait d'un jeu. Quand elle peina à respirer, elle essaya de se débattre, affaiblie déjà par le manque d'oxygène. Dans ses yeux, je lus l'incompréhension, la peur, la terreur, puis son regard s'éteignit. Paula repose à mes côtés sur le lit, diaphane, mystérieuse comme la première fois. Je vais appeler la police. Plus tard. Il y aura un interrogatoire, long, déplaisant. Toujours les mêmes questions. Des explications à donner. Des raisons à fournir. Une reconstitution, peut-être. Inconvenante. Un procès, bien sûr. On attendra des regrets, des remords, qui n'ont pas lieu d'être. J'ai tué Paula. Ni préméditation ni accident. Le fait singulier qui devait me soustraire à la terne indifférenciation de mon existence. Finalement, cela revient au même. Je serai condamné à une lourde peine, comme on dit. Il me semble que la détention ne me pèsera pas trop. Au début, ce sera sûrement incommode et ennuyeux, puis je m'y habituerai et je n'y ferai plus attention. La lumière violacée de l'aube se faufile sous les doubles rideaux. Je me lève, me douche et passe un jean et un polo. Je veux avoir le temps de prendre mon petit déjeuner, j'aime bien ce moment. Je bois une tasse de café, mange toasts beurrés et tartines de confiture. Je ne me presse pas. L'odeur de noisette du pain grillé, le crissement du beurre qu'on y étale, la douce amertume de l'orange, l'onctuosité des cerises noires. Je me sers une seconde tasse de café. Je crois que mon petit déjeuner me manquera, ça me contrarie.
–Vous avez demandé la police, ne quittez pas.
–J'ai tué Paula.
Photo: YLD

samedi 5 octobre 2013

Variations indéfinies

Pelotonnée dans la douce tiédeur de la chambre, Lise s'accommodait de ses déchaînements de fureur. Le vent se jetait, rageur, contre la villa, giflait la façade, l'étreignait si fort qu'il aurait pu la broyer. La maison gémissait, semblait céder à ses assauts passionnés, il fléchissait, s'apaisait; elle se ravisait, s'indignait de ses assiduités, il redoublait, s'acharnait, défiait son indifférence. Jean, lui aussi, avait lutté obstinément contre les langueurs romanesques de Lise, l'assaillant désespérément de son amour, de son désir exténuant de vivre. Ici, tout est possible, se défendait Lise. Le vent disperse les malentendus; la brume dissipe nos incertitudes; la mer efface le temps. Tout peut sans cesse recommencer. Rien à porter, à assumer, à justifier. Oublieux de nous-mêmes parce que toujours intacts, insoupçonnés. Nous n'aurons pas de souvenirs, se plaignait Jean. J'en inventerai pour nous, uniques, éphémères, inaltérables, promettait Lise. La silhouette bleutée des minarets sur l'horizon flamboyant. Les vagues nacrées s'épanchant sur la grève. Nos serments parfumés de jasmin et de laurier rose. Jean combattait ses chimères. Tu m'offres des mirages, je veux le sel des embruns sur mes lèvres et la saveur de tes aveux sur ma peau.
Jean s'était éloigné. Lise ne souffrait pas de son départ, elle avait conjuré son absence. Il demeurait là dans l'indistinction de l'existence où Lise s'était retirée.
Le présent m'échappe, la réalité me fuit, l'essentiel s'éparpille dans le fortuit.
Photo: Sun7, YLD


samedi 21 septembre 2013

Mnémosyne s'en va

Je vais beaucoup mieux maintenant. J'ai certainement été gravement malade pour que papa et maman me laissent ici. Une maison de retraite, m'a affirmé un monsieur, le docteur Je-ne-sais-qui. Il a voulu dire une maison de repos, ou bien il plaisantait. Ça ne m'a pas fait rire. J'ai dû attraper une mauvaise grippe ou une vilaine rougeole. Enfin, quelque chose de très embêtant, sinon papa et maman m'auraient gardé près d'eux. Parfois, j'ai l'impression d'être là depuis longtemps, mais je dois me tromper puisque papa et maman ne sont pas encore venus me voir. En tout cas, je suis guérie, je me sens parfaitement bien, je vais le dire au docteur Je-sais-tout pour qu'il prévienne papa et maman. Cet endroit n'est pas vraiment désagréable, il y a un grand parc, où l'on m'accompagne quand il fait beau, on nous sert souvent de bons gâteaux et les confitures du petit déjeuner sont délicieuses. Mais je ne comprends pas pourquoi on a placé une petite fille parmi toutes ces vieilles personnes, si laides et si tristes. Et puis il y a cet homme, vieux lui aussi, qui me rend visite chaque jour. Il est gentil, mais tellement bizarre. Il s'assied près de moi, me parle d'inconnus –des enfants qui m'aiment, qui habitent loin, qui pensent fort à moi–, mais jamais de papa-maman. De temps en temps, il feuillette un album, il me montre deux petits garçons et une fillette, un pavillon entouré d'un jardin fleuri, une ville avec des bateaux, une plage, il égrène des noms, Louis, Alexandre, Lisa ou peut-être Louisa ou Lucas, Venise, Chatou, il murmure tu te souviens des vacances à Arcachon, et là… Je ne connais rien de cela, ni cette dame dont il possède plein de photos et qui porte le même prénom que moi. Cet après-midi, je lui ai dit que tous ces gens ne m'intéressaient pas, qu'il devrait aller chercher papa et maman au lieu de me barber avec ses histoires. L'homme a pris ma main dans la sienne. D'une voix brisée, il répétait, obstiné, Clara, je suis Franck, ton mari, ton mari. Je suis ton mari. J'ai crié, crié. L'infirmière lui a demandé de s'en aller; je devais me reposer. Je ne suis pas fatiguée; je ne veux plus rester ici. Je vais écrire une lettre à maman. Elle n'acceptera jamais qu'un sale bonhomme ennuie sa petite fille. Papa sera furieux. Ils me ramèneront tout de suite à la maison. Comme je suis impatiente de partir, de retrouver ma chambre, mes amies et surtout ma poupée Dora.
Photo: YLD

samedi 7 septembre 2013

L'ordre des choses

Anthony Meillard, né à Amiens, se sent à l'étroit dans son costume de fils d'ouvriers. Son père, Jean-Claude Meillard, est maçon; sa mère, Laurence Meillard, née Lietois, femme de ménage. Anthony Meillard est doté d'une intelligence moyenne, que compensent un sens aigu de la débrouillardise –un roublard, disent certains– et une ambition sans bornes. A dix-sept ans, il claque la porte du domicile familial, vit d'expédients: voleur à la tire, dealer, il se fait même un temps entretenir par une pauvre fille qui croyait que le trottoir la conduirait à la mairie. Ses errances le mènent à Véseneuves, un bourg d'Indre-et-Loire où se morfond Amaury Velin-Archambault, rejeton de la vieille noblesse. Amaury Velin-Archambault a raté son époque. Il se sent l'âme d'un preux chevalier. Au douzième siècle, il aurait guerroyé avec bravoure pour son souverain, porté vaillamment les couleurs de sa dame. Révoquant l'ère du quart d'heure de célébrité et du tweet, dans le champ clos de sa bibliothèque, il défie Gauvain en duel, joute contre Lancelot, rompt des lances pour Elaine la Blanche et se met en quête du Graal –non, pas une chasse au trésor Anthony, a patiemment mais vainement expliqué Amaury Velin-Archambault, une recherche, une initiation. Anthony Meillard se prête avec détachement aux extravagances d'Amaury Velin-Archambault, puisque cette modeste contribution lui vaut de dormir au chaud, de manger et de boire tout son soûl. Mieux, depuis quelques semaines, empruntant le patronyme de son hôte, il fréquente le gratin people parisien, il a ses entrées au Black Calvados, au Baron et au VIP Room. D'un aplomb à toute épreuve tamisé de juste ce qu'il faut de séduction, il compte déjà parmi les happy few. Tandis qu'Anthony (Velin-Archambault) Meillard accède au firmament, Amaury s'abîme dans ses fantaisies médiévales. Au cours d'une cérémonie d'adoubement –il a adopté officiellement Anthony et l'a institué légataire universel–, la félonie de deux bouteilles de Malt Mill 1962 lui porte le coup de grâce, que le médecin de Véseneuves, peu magnanime, qualifiera de coma éthylique.
Dans le TGV qui le conduit à Paris, où l'attend le bel appartement du seizième arrondissement que lui a laissé feu Amaury, Anthony Velin-Archambault songe… Bien souvent, la vie attribue ses bienfaits à tort et à travers, mais, finalement, il n'est pas très compliqué d'y mettre bon ordre.
Photo: YLD

lundi 19 août 2013

Ame damnée

Inopportune. Malencontreuse. Son amour si intense, si fervent devait me délivrer. Lola consentait à tout. J'intimais, j'exigeais, je décrétais, elle subissait, se résignait. Las de ses offrandes, je la dédaignais pour une maîtresse moins docile, pour un amant fortuit. Impudique, indécent, je ne lui épargnais rien de mes divertissements. Ecrire n'est pas un geste amoureux. Une confrontation charnelle, une mêlée sauvage. Mon œuvre se nourrirait des meurtrissures de Lola, s'abreuverait à sa magnanime détresse. Sûre de mon talent, confiante en sa munificente passion, elle laissait ma cruauté la dépecer. Je me rivais à mon ordinateur. Cigarette, café, cigarette, cigarette, café, whisky. Plus les mots se refusaient, plus les phrases me résistaient, plus je harcelais Lola, l'accablais de mes excessives prétentions. Cigarettes, whiskys. Mon roman serait d'une audace inouïe; un acte sublime, absolu, foudroyant. Une exécution capitale. Un éblouissement. Je massacrais le lexique, fracassais la syntaxe, étripais la stylistique. J'anaphorisais, j'hyperbolais, j'épurais, j'argotais, je barbarisais. je souillais, je pervertissais. Toujours inassouvie, ma soif de radicalité me poussait à la férocité. Impuissant à transfigurer le verbe, je profanais les promesses imbéciles de Lola, reniais son insane fidélité et son inutile dévotion, répudiais sa stérile présence. Je la vouais à l'insignifiance.
Sur l'écran de mon ordinateur, Lola a écrit en lettres sang de son rouge à lèvres «un infirme du cœur», «un déficient sentimental», avant d'en finir au Temesta-whisky. 
Un voile de tristesse, une ombre de remords, au moins une légère émotion, j'aurais dû… Suis juste foutu de me vautrer dans les draps crasseux de l'abjection.
Photo: YLD


samedi 13 juillet 2013

Chassé-croisé

Il en avait les moyens. Ses revenus lui permettaient de dédommager amplement sa femme. Il trompait généreusement Victoria, mais apaisait avec prodigalité ses blessures d'amour-propre: robes Valentino ou Prada, diamants, séjours dans un hôtel de luxe californien… La quarantaine l'assagit. Il n'éprouva plus le besoin de collectionner les maîtresses. Depuis six mois, Jeanne, de vingt ans sa cadette, était son unique escapade. Curieusement, Victoria, qui, jusqu'alors, semblait se satisfaire des compensations qu'il lui octroyait, redoubla d'exigences. Elle avait désiré un appartement à San Francisco, avait voulu un chalet à Megève. Elle venait d'obtenir une villa à Monaco. Jeanne, si désintéressée, si insouciante, l'accabla soudain de caprices fastueux. L'une marchandait ouvertement la paix matrimoniale; l'autre monnayait subrepticement ses sensuelles ingéniosités. Il ne s'en offusquait pas. Lui qui, dans le monde de la finance, avait bâti sa réputation sur son acharnement impitoyable soutenait que, pour jouer gagnant, il fallait chiffrer exactement la mise optimale, mesurer précisément les risques et évaluer finement le retour sur investissement. Il accédait donc, indifférent, aux revendications conjugales de Victoria et consentait, attendri, aux vœux fantasques de Jeanne.
Victoria était en vacances aux Caraïbes lorsqu'il reçut la lettre de son avocat l'informant qu'elle demandait le divorce. Cette sotte avait sans doute cru le doubler; elle lui donnait l'avantage du terrain. Il fit un peu traîner les choses, négocia, pour la forme, le montant de la prestation compensatoire. Un trade gagnant, finalement, se félicitait-il: il avait échangé une Victoria en net recul contre une Jeanne qui cotait en forte hausse.
Pourtant, ces derniers temps, quelque chose le tracassait. Evidemment, les indices boursiers n'étaient pas au beau fixe, mais compte tenu de la crise, ils n'étaient pas, non plus, particulièrement inquiétants. Les jours suivants, le CAC40, le Nikkei et le Dow Jones se maintinrent effectivement, mais Jeanne, elle, se volatilisa. Son téléphone restait muet, son appartement était occupé par un énergumène qui affirmait ne pas la connaître et ses copains de fac semblaient s'être passé le mot: il n'y avait vraiment pas de quoi stresser.

Du patio, Victoria observait Jeanne, étendue nue, dorée, abandonnée, offerte, au bord de la piscine. Elle s'avança silencieusement, laissa glisser son paréo et se coula, frémissante, contre l'impudique alanguie, voguant langoureusement jusqu'à la conque blonde de Vénus.
Photo YLD: Three People on Four Benches, George Segal



samedi 15 juin 2013

Flagrant délire

Il n'opposa aucune résistance aux forces de l'ordre. Campé sur le perron de M. Villeray-Belmont, directeur de la Banque européenne, il invectivait les profiteurs, vitupérait les exploiteurs, étrillait les spéculateurs, appelait à buter le capital, exhortait à flinguer la finance. M. Villeray-Belmont déposa une plainte auprès du procureur de la République pour incitation au meurtre. Son avocat, maître Jean-Charles Savigny, se répandit dans la presse sur le danger que représentait cet individu, qui, de toute évidence, n'avait pas agi de sa propre initiative, ce forcené, qui, manifestement, était manipulé par des extrémistes, des fanatiques, qui n'hésiteront pas, si on ne prend pas les mesures draconiennes qui s'imposent, à attenter à la vie de son client, lequel ne sera, soyez-en bien persuadé, que la première victime d'une longue liste… Maître Savigny clama sur toutes les radios et les chaînes de télévision qu'il ne se satisferait pas d'une simple condamnation, fût-elle à perpétuité; devant la gravité de la menace, il plaiderait –car il en est assez, assez de cette hypocrisie!– la peine capitale. Une sentence exemplaire qui dissuaderait tous ces indignés et autres illuminés. Excédé par l'ampleur que prenait ce litige et les déclarations tonitruantes de maître Savigny, le procureur s'apprêtait à faire jouer le principe d'opportunité des poursuites et à classer l'affaire sans suite lorsque maître Eva Barnolt-Huguelin s'empara du dossier et forma une requête au nom du prévenu, M. Jacquot, invoquant la loi n°81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort. Le parquet rejeta la demande au motif qu'elle était entachée d'une irrecevabilité manifeste. Qu'à cela ne tienne, maître Barnolt-Huguelin, qui ferraillait ferme, par médias interposés, avec maître Savigny, employa les grands moyens: en vertu de l'article 17 de la Constitution, elle adressa un recours en grâce au président de la République. La polémique enflait. La majorité tonnait contre le laxisme; l'opposition fulminait contre le tout sécuritaire. Finalement, Jacquot le perroquet fut confié à la SPA, chargée de lui infliger une thérapie comportementale.
Photo: YLD