samedi 27 décembre 2008

Trois-huit




1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 20. 1, 2, 3… 50. Ou 70, 35, 21. Sortir les composants du casier, les compter, placer la quantité demandée dans un sac, déposer ces sachets sur le chariot, les transporter jusqu’à la plate-forme, les déposer dans un carton, le fermer, le hisser sur le tapis roulant. Prendre un autre bon de commande; recommencer. Tenir le rythme. On ne se parle pas, ou si peu. On se croise dans les allées, un regard, un sourire parfois, un coup de main. Ne pas s'arrêter, ne pas se tromper, sinon gare à la contrôleuse! Apprendre à économiser ses gestes si l’on veut contenir la fatigue, à adopter la bonne position sous peine d’être terrassé par un tour de rein. Savoir laisser s’égrener les quarts d’heure, les demi-heures, les heures sans penser à rien d’autre qu’au temps qui passe…
Il est arrivé un matin, étudiant en droit qui, disait-il, ne s’y retrouvait plus à la fac. Il était là en intérim. –C’est débile, trancha-t-il le soir devant la pointeuse. On trouve quelque chose pour demain.
Le lendemain, allée A. Moi. «Le petit homme qui chantait sans cesse/le petit homme qui dansait dans ma tête/le petit homme de la jeunesse/a cassé son lacet de soulier/et toutes les baraques de la fête/tout d'un coup se sont écroulées.»
Allée D. «Devant la porte de l'usine/le travailleur soudain s'arrête/le beau temps l'a tiré par la veste.»
Le jour suivant, allée C. Lui. «Et vous restez là/Sur le banc/Et vous savez vous savez/Que jamais plus vous ne jouerez/Comme ces enfants/Vous savez que jamais plus vous ne passerez/Tranquillement/Comme ces passants.»
Une semaine plus tard, allée A. Lui. «C'est la guerre c'est l'été/Déjà l'été encore la guerre/Et la ville isolée désolée/Sourit sourit encore/Sourit sourit quand même/De son doux regard d'été/ Sourit doucement à ceux qui s'aiment.»
Plus tard encore, allée D. Moi. «Dans une petite maison, il entre sans frapper/et pour se réchauffer s’assoit sur le poêle rouge/et d’un coup disparaît,/ne laissant que sa pipe au milieu d’une flaque d’eau,/ne laissant que sa pipe et puis son vieux chapeau...»
Il n’a pas renouvelé son contrat, a préféré la plaidoirie à la chaîne. J’ai continué… jusqu’à ce que j’aie épuisé l'Inventaire.
«1 raton laveur/1 douzaine d'huîtres 1 citron 1 pain/1 rayon de soleil/1 lame de fond/6 musiciens[….]/6 parties du monde 5 points cardinaux 10 ans de bons et loyaux services 7 péchés capitaux 2 doigts de la main 10 gouttes avant chaque repas 30 jours de prison dont 15 de cellule 5 minutes d'entracte.»
Photo YLD

samedi 13 décembre 2008

Subway


Je la prends chaque jour, la 11. Mairie-des-Lilas-Châtelet. Le matin, voyageurs pressés qui partent au boulot. Le soir, les mêmes; juste un peu plus fatigués, impatients de rentrer. Comme sur la 5, la 7, la 9… Sur ma ligne comme sur la vôtre, «y a pas de soleil sous la terre, drôle de croisière».
Mairie-des-Lilas, un petit truc oublié sur la banquette. Une curieuse grenouille orange et rose. Je la pose sur le siège libre à côté de moi.
– C’est à vous? me demande, en me tendant l’origami, un homme qui s’apprête à s’asseoir.
– Oui, non. Euh si, si c’est à moi.
Impatient, l'usager hausse les épaules.
Télégraphe, brouillage radio.
Je dépose le pliage sur mes genoux, le reprend, le fait passer d’une main dans l’autre. Il commence à se dépiauter. En son centre apparaît une tache noire. Un dessin? Je déchiffre: RV ICI.
Goncourt, initiales d'une romance ou rendez-vous manqué…
«Je […] vois briller […] les correspondances/Parfois je rêve.»
République, destins à la croisée des chemins.
«Parfois je rêve, je divague.»
Hôtel-de-Ville, baiser immortalisé d'un bonheur fugace.
Amour perdu, porté disparu?
Châtelet, terminus.
Pochoir: Stencil Project

mercredi 3 décembre 2008

Sauve qui peut


Lundi, 8h30. Martineau traverse le hall, attrape l'ascenseur. Troisième étage, au fond du couloir à droite. Il accroche son manteau à la patère, derrière la porte, pose son attache-case sur son bureau, puis va saluer Mlle Denise, la secrétaire du chef du département des ventes. Occupant le même poste depuis bientôt trente ans, Mlle Denise remplit ses tâches quotidiennes consciencieusement, mais sans zèle inutile. Le matin, elle ouvre le courrier, place les lettres, en fonction de leur objet, dans l'un des dossiers «Suivi», «A traiter», «Pour information». Puis elle se livre méthodiquement au tri des enveloppes, à la recherche d'un timbre de collection qui n'aurait pas été oblitéré – elle en trouve quelques-uns tous les mois et les range précieusement dans une petite boîte.
Mardi, 8h30. Martineau traverse le hall, attrape l'ascenseur. Troisième étage, au fond du couloir à droite. Il accroche son manteau, pose son attache-case, puis va saluer Mlle Denise.
Mardi, 10h30, Jeanlin est hors de lui. Cela fait une heure et demie qu'il essaie de joindre Martineau, qui ne répond ni sur le fixe de son domicile ni sur son portable. Martineau, un employé modèle rarement absent, et qui, lorsqu'il lui est arrivé, une fois ou deux en ses vingt-cinq ans de carrière, d'être souffrant, n'a pas manqué d'en avertir son supérieur dans les meilleurs délais. «C'est incompréhensible, inacceptable, martèle Jeanlin. D'autant que, n'est-ce pas Mlle Denise, vous l'avez vu ce matin. Vous l'avez bien vu ce matin?» «Tout à fait, monsieur», confirme, une énième fois, Mlle Denise, en collant avec soin un superbe timbre –la Nature morte aux pommes et aux oranges de Cézanne– sur la missive qu'elle s'apprête à envoyer à sa sœur pour son anniversaire.
En relevant son courrier, le lendemain, la sœur de Mlle Denise remarque immédiatement la vignette qui orne l'enveloppe: ça tombe à pic pour lancer la collection de son petit-fils, toujours dans ses jeux vidéo. Le gamin s'empresse de refourguer le timbre à un copain –«Tiens, pour ton oncle»– contre un poster de Naruto. Ne collectionnant que des estampilles sportives, l'oncle troque le Cézanne aux marchés aux timbres de l'avenue Gabriel, où Gilbert Norais fouine depuis deux bonnes heures. Ce qui passionne Gilbert Norais, ce sont les séries, peu importe la valeur de la pièce. Et là, il vient de dénicher sa millième nature morte. La précieuse trouvaille est rangée dans l'album, entre Pichet et pomme de Picasso et Corbeille de fruits du Caravage. On y rencontre également Pommes vertes, du même Cézanne, Théière blanche avec raisin blanc et noir, pomme, châtaignes, couteau et bouteille de Chardin ou encore –mais celui-ci c'est la star– Ceci n'est pas une pomme de Magritte.
Nature morte… Still life, dit-on plus justement en anglais. La vie silencieuse des choses. Un monde où l'on vous fiche la paix, où personne ne s'enquiert de la façon dont vous occupez vos soirées, ni de ce que vous pensez des dernières mesures du gouvernement, où l'on n'exige pas que vous doubliez vos ventes alors que le baromètre économique est au plus bas ni que vous proposiez une stratégie marketing performante pour écouler un nouveau modèle de téléviseur à écran plasma, qui ressemble à s'y méprendre à celui des concurrents. L'existence à laquelle Martineau aspire depuis toujours… régie par les préceptes intangibles d'Yvert et Tellier.
Au même moment à Tokyo, et peu après la disparition d'une jeune fille, un musicien aurait trouvé une chaise abandonnée en pleine rue.

«Chaque fois qu’un jour nouveau se pointe, j’ouvre la fenêtre et j’appelle au secours, je saute sur le téléphone, j’appelle la Croix-Rouge, le Secours catholique, le grand rabbin de France, le petit, les Nations unies, Ulla notre mère à tous, mais comme ils sont parfaitement au courant, qu’ils voient de leurs propres yeux qu’un jour nouveau se lève et qu’ils prennent même leur petit déjeuner pour cette raison, je me heurte au quotidien familier, et c’est le bide. Alors je deviens un python, une souris blanche, un bon chien, n’importe quoi pour prouver que je n’ai aucun rapport. D’où internement et thérapeutique en vue de normalisation. Je persévère, je saute ailleurs, je me débine. Cendrier, coupe-papier, objet inanimé, n’importe quoi de non coupable. Vous appelez ça folie, vous? Pas moi. J’appelle ça légitime défense.» E. Ajar
Photo YLD