Affichage des articles dont le libellé est rencontre. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est rencontre. Afficher tous les articles

dimanche 29 avril 2018

Exit vers nulle part


Je ne m’en sors pas mal. J’ignore quelles rues j’ai empruntées, quel itinéraire j’ai suivi, mais j’ai réussi à venir jusqu’à ce café, et je sais où je suis. Sur la petite place, au bout de ma rue. C’est la première fois que j’arrive à m’orienter seule depuis… Je n’ai pas eu besoin d’appeler Sophie à la rescousse. Je vais profiter du soleil à la terrasse. Je ne saurais dire comment je me suis repérée, ni même si je pourrais refaire le chemin. Je ne crois pas, tant pis, je verrai ça plus tard avec le Dr Delêtre. Aujourd’hui, je me suis baladée seule, sans me perdre.
— Un darjeeling et une tarte au citron, s’il vous plaît.
Il fait doux. Des ados pirouettent sur leurs skates. Des mères de famille papotent sur un banc, landaus et poussettes à portée de regard. Plutôt canon, le mec assis à la table d’à côté. Pendant des mois, il y a eu l’hôpital, le centre de rééducation. Maintenant, il y a Sophie à l’association de soutien aux traumatisés – trau-ma-ti-sés!–, qui m’a accompagnée, rassurée, encouragée. Il y a le Dr Delêtre, à qui il incombe de raviver ma mémoire, de réveiller mon passé. Petit à petit, j’exhume des tessons de vie, que je dois recoller, dater, interpréter. Fouiller encore. Mais aujourd’hui, je ne me suis pas paumée.
— Je vous offre une autre bière?
Délaissant son smartphone, mon voisin de table m’observe longuement, surpris.
—Vous ressemblez terriblement à une amie, une amie de lycée à La Rochelle. Nous sommes restés ensemble trois ans. J’ai été son premier amant. Pensez-vous qu’elle ait pu complètement m’oublier?
Drôle d’entrée en matière. Son sourire malicieux me déconcerte. Mais je ne veux pas être en reste de souvenirs. Je m’en fabrique, j’improvise, je brode. On réécrit toujours l’histoire.
Dans ses yeux, un mélange d’amusement, d’incrédulité et de perplexité qui me trouble.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom. Attendez, laissez-moi deviner. Anabelle. Anabelle Teyssier vous irait à merveille.
Tous se brouille dans mon esprit, comme après l’accident. Une angoissante sensation de vide, de déconnexion avec la réalité. Je me lève précipitamment, traverse la place en courant. En deux minutes, je serai chez moi, loin de cet imposteur. C’est juste après Fleurilège. Mais il n’y a pas de fleuriste. Pas de chez moi.
Je ne veux plus de Sophie, plus de Dr Delêtre.
Anabelle Teyssier. Une expression en creux. Un-signifiante. 
Photo YLD




mardi 2 janvier 2018

Dérobade



Elle est jolie Audrey. Des yeux noisette si lumineux quand elle rit, virant au bronze dès qu'elle est chagrinée ou fâchée. Romanesque, sans fausse pudeur. Ce soir, vous prenez plaisir à la regarder, probablement parce qu'elle s'éloigne de vous, ayant renoncé à vivre avec une ombre. Pas tout à fait. Vos sentez qu'elle n'a pas encore abdiqué. Elle fait mine de vous délaisser pour mieux vous adjurer de la retenir. En vain. Absent, fantomatique, en pointillés, vous a-t-elle reproché. Juste en disponibilité, avez-vous rétorqué. La vie vous effleure. Vous accueillez ce qui advient et ignorez le reste. Vous dédaignez ce qui ne s’offre pas à vous. Vous vous arrogez le droit à l'indifférence, vous octroyez la jouissance de l'indolence, le bonheur de la paresse sentimentale, de l'inertie affective. Ne rien faire, ne rien vouloir. Recevoir, savourer. Et oublier.
Oui, elle est jolie Audrey, pétulante et malicieuse. Vous n'en êtes plus ému. Vous le constatez, négligemment.Vous l'aviez fantasmée Hepburn. Vous vous êtes attardé, vous hasardant quelque temps dans son quotidien. Il n’y avait tout simplement, trop banalement, qu’Audrey. Rompre, vous pourriez en prendre l’initiative si vous ne craigniez de vous ennuyer ferme. Expliquer, argumenter, justifier, ça complique les choses inutilement. C’est fini, voilà tout. Vous attendez, impassible, qu’Audrey ait usé ses dernières illusions. Elle abandonnera, de guerre lasse. L’expression vous plaît assez…
Et vous songez déjà à Scarlett.
Photo: YLD




dimanche 13 août 2017

De part et d'autre

Il va venir. Il l'a promis, je crois. Peut-être pas, mais il va venir. L'homme était assis à la terrasse du café. Je me suis installée à la table d'à côté et je l'ai observé un long moment, ostensiblement, jusqu'à ce qu'il pose son regard sur moi. Un regard bienveillant. Bienveillant, qui veut du bien à autrui. D'ordinaire, j'évite les amitiés. Quant à ce que l'on nomme stupidement l'amour… Que peuvent partager deux inconnus? Ce ne serait pourtant possible que dans les premiers instants. Après, tout s'embrouille, les jugements, les malentendus, les faux-semblants. De toute façon, je ne me soumets pas à ce sentimentalisme saugrenu, à ces piètres petits émois étriqués. Il faut une rencontre pure, authentique, une entente indéfectible avec un être clément et absolu. L'homme (je suis heureuse d'ignorer encore son prénom) a eu l'air étonné, puis s'est montré attentif. Il va venir. Nous boirons du tavel en écoutant les Nocturnes de Satie. Nous nous comprenons. Nous serons présents l'un à l'autre pleinement, totalement. Neuf heures, ce n'est pas si tard. Moi aussi j'aime la nuit, tout est plus fragile et plus intense. Un sursis à la vie. J'attends sans inquiétude. L'homme va venir.

Je ne sais pas comment on appelle ça, de la chance, un don du ciel? J'étais au café depuis deux ou trois heures. Il ne s'y passait pas grand-chose, du quotidien, du banal. J'allais m'en aller quand elle m'a accosté: «Sans nous connaître, nous nous reconnaissons». Intrigué, je l'avoue, je l'ai invitée à s'asseoir et, juste pour voir ce que ça donnerait, j'ai déclenché discrètement l'enregistreur vocal de mon iPhone. Elle était à la fois réservée et déterminée. J'avais l'impression qu'elle ne cherchait pas vraiment à engager la conversation, mais plutôt à affermir une connivence, une complicité établies de longue date, et lorsqu'elle s'en fut assurée, elle a écrit son adresse sur la note et est partie brusquement comme si elle s'enfuyait. Je me suis précipité au studio. J'avais l'idée, le truc qui manquait. L'enregistrement de l'inconnue viendra en off. Sa voix claire, qui semblait flotter sur le bruit de la rue, exprimera en contrepoint la passion gainée d'un idéal inflexible d'Annabelle Blanchard, le personnage principal de mon film.
Au montage, c'était raccord!

Onze heures, ce n'est pas trop tard. Je l'attends sans impatience, l'homme va venir.
Photo YLD

dimanche 5 février 2017

Echappée belle


Boucler l'affaire Caron contre Caron, commander les courses et les récupérer au drive, demander à Madeleine de préparer un gratin de saumon-brocolis ou un carré d'agneau-pommes de terre pour le repas du soir, coacher Arthur et Victor, quinze et treize ans, aller chercher Virginie à son bureau pour le cours de stretching, téléphoner aux Berliet et aux Fabre-Lapierre pour le dîner de vendredi. Et le lundi, prendre l'Orléans-Paris de 9h28, se rendre boulevard Raspail chez Mme Rochecourt, passer la journée avec elle, puis rentrer par le TER de 19h33. Elsa est une femme active, énergique, dynamique, efficiente se plaît à dire Laurent.
Mme Rochecourt, la mère d'Elsa, est décédée il y a deux ans. Elsa n'en a informé ni Laurent ni les garçons, les liens entre ceux-ci et l'orgueilleuse Mme Rochecourt étant distendus, à tel point que depuis plusieurs années, elle avait souhaité qu'ils lui épargnent jusqu'à leur visite à Noël. Mme Rochecourt avait pourtant accueilli avec bienveillance le mariage d'Elsa et de Laurent, mais celui-ci était tombé en disgrâce lorsqu'il avait accepté un poste d'ingénieur à Orléans, manifestant ainsi, aux yeux de sa belle-mère, «un singulier manque d'ambition». Si elle avait toléré la naissance d'Arthur, un «nécessaire désagrément», celle de Victor avait été saluée par de cinglants persiflages «Encore un, ma pauvre chérie, il est vrai qu'avocate à Orléans…»
Après le décès de Mme Rochecourt, Elsa avait maintenu ses voyages hebdomadaires à Paris. Le temps de faire le tri dans les affaires de sa mère, de ranger les papiers, de s'occuper de la succession. Et maintenant que tout est réglé…
Elsa est assise au bord du lac, parc Montsouris. Bientôt la quarantaine. Elle se sait jolie, intelligente, indépendante, appréciée de ses pairs, estimée par ses amis. On l'a dit choyée par un mari attentionné et des fils aimants. Une femme comblée. Pourtant… Maintenant, du temps pour rien. Soudain, il est à ses côtés. La regarde longuement, tendre et indécent.
Dans le lit pudibond de madame mère, l'homme sollicite les initiatives d'Elsa, délicatement, résolument (Laurent, lui, prend toujours la direction des opérations). Alors, elle s'autorise: ses mains ses lèvres sa langue vagabondent sur le corps docile et immodéré de l'homme. Désir dévorant impératif urgent.
Un clin d'œil complice, la porte qui l'on referme, le chuintement de l'ascenseur.
Elsa s'arrête à l'agence immobilière du quartier, met l'appartement en vente, attrape le TER pour Orléans. Laurent aime que l'on soit à l'heure pour passer à table.
Keith Haring, photo YLD


dimanche 8 novembre 2015

Cosmogonie domestique



C'est elle. Celle qu'il attend depuis toujours. Rousse aux yeux d'or. Réservée, douce, cultivée. Il représente son entreprise à cette réception donnée pour l'inauguration d'une nouvelle galerie. Elle accompagne un ami qui y expose. Il la reconduit, la laisse devant chez elle. Elle ne lui propose pas de prendre un dernier verre. Distinguée. Ils doivent se revoir dans quelques jours. Il veut avoir le temps de l'imaginer dans son univers quotidien. Un appartement de style contemporain, sobre, presque dépouillé. Camaïeu de gris, meubles design, estampes aux murs. Elégance et raffinement. Un intérieur lumineux, calme, luxueux, racé. Il la rappelle, l'invite à dîner. Elle hésite. Accepte. Il retient une table dans un restaurant très étoilé. Ambiance feutrée, décor épuré, cuisine minimaliste. Il se veut éloquent. Affirme, profère. Elle objecte que… Il l'interrompt d'un ton avantageux, disserte, professe «Dataréalisme[…] création de valeur potentielle[…] esprits étriqués, rétrogrades[…] esthétisme de la monétarisation[…] tellement évident[…]». Elle l'observe, silencieuse, sourit de temps à autre. Il la croit séduite. D'une assurance victorieuse, il s'impose jusque chez elle. Pénétrer dans son intimité, en prendre possession. Excité, impatient, il s'attarde quelques secondes sur le palier, puis s'introduit dans le saint des saints.
Monceau de coussins, débandade de poufs, fatras de livres, bibelots, vinyles. Orange, fuchsia, caramel. Reproductions de Francis Bacon, affiches d'Almodovar. Un effroyable capharnaüm. Un infâme pandémonium. 
L'univers chaotique d'avant l'intervention divine. La sienne. 
Photo: YLD

dimanche 31 mai 2015

A voix nue


Sa voix. Mathilde en frémit. Langoureuse, veloutée, ferme pourtant. Envoûtante. Dimitri sculpte les mots, les nimbe d'une lumineuse opacité, les sertit d'une fougueuse irrésolution, les vernit d'une chatoyante subtilité. Ses phrases constellées d'ironie, de tendresse, d'insouciance, valsent, ondoient, voltigent. Il ne parle pas, il cadence, il polyphonise. Mélodique amoureux, amant atone, dissonant.
Ils avaient fait l'amour, en demi-ton. Un dernier baiser. Dimitri dormait déjà. Mathilde n'osait lui dire son dépit, ses attentes déçues. Son cœur avait son content. Son corps revendiquait sa part de bonheur, réclamait l'éloquence de la chair, la véhémence des sens. Elle passa une robe, enfila ses sandales et sortit dans la nuit. Elle courait droit devant elle, espérant fatiguer son désir. Elle arriva sur le port, enfiévrée, à vif. Elle s'allongea sur le bord du quai, livrant à la pierre encore chaude sa sensualité trahie.
L'homme s'assit à côté de Mathilde. Il lui effleura l'épaule, caressa ses cheveux, vagabonda de ses seins à ses fesses, se faufila entre ses cuisses. Elle l'accueillit avec gratitude. Il la prit. Tandis qu'il égrenait son solo, la voix vibrante et suave de Dimitri possédait Mathilde, tenait la note, jusqu'à l'ultime vibrato.
Tous les trois ou quatre mois, les missions de Dimitri l'emportent vers un autre port. Mathilde le suit. Le Havre, Hambourg, Melbourne, Marseille, Shanghai, Rotterdam… Elle se donne à des corps inconnus, ne sait d'eux que leurs hésitations ou leur impatience. Caresses furtives, étreintes farouches, bouche goulue, sexe injonctif, assouvissements rageurs ou cléments. Elle se fait malléable. Seules la révulsent les chevauchées mornes et incertaines, qui outrent trivialement les déficiences de Dimitri.
Mathilde les veut anonymes, ne leur dit rien, jamais, à aucun, les écoute à peine. Ils partent vite.
Quelques cigarettes pour amadouer son chagrin. Elle rentre au petit jour livide.
Photo: YLD, collages de Huda

dimanche 13 avril 2014

Trajectoire

L'arrière-saison peut être belle en Bretagne, et cette année-là elle l'était. J'étais descendue pour un mois à l'hôtel des Flots. Je sortais tôt, je longeais la côte jusqu'à l'extrême pointe. La brume matinale accordait mer et ciel en un duo gris-vert. Puis le soleil congédiait l'aurore, sculptait les falaises, réveillait les senteurs d'ajoncs et de bruyères. Goélands et cormorans déchiraient la lande de leurs cris rauques. Au retour, je faisais une halte à la crêperie du Grand Large et regagnais l'hôtel par le sentier des dunes. Je prenais possession de la véranda, déserte l'après-midi, la rare clientèle profitant de la clémence de la météo pour découvrir la région. Je lisais, je rêvassais. Je décampais à l'apparition des premiers promeneurs. J'avais nettement délimité mon espace, clairement fixé les limites de la convivialité. Lors du dîner, je gratifiais mes dissemblables d'un bonsoir poli mais distant, qui les dissuadait de m'inviter à leur table, et même d'engager la conversation. Je n'admettais les autres qu'incompatibles.
Lorsqu'il pénétra dans la salle à manger, nous étions au milieu du repas. Il salua aimablement l'assistance, et avec un aplomb effroyable s'assit en face de moi. Son regard sombre démentait la crânerie de son sourire. Nous mangeâmes en silence. «Je ne suis ici que pour quelques jours. Je suis ravi de les passer en votre compagnie», décida-t-il au moment de prendre congé. Je voulais être seule. Lui était lointain, presque inatteignable. Le lendemain matin, il m'attendait. Et sa présence me sembla soudain espérée, précieuse, évidente. Je craignais de ne pas savoir le retenir, qu'il ne soit trop tard. Il paraissait déterminé. Plus que cela, déjà en chemin. Il resta plus longtemps qu'il ne l'avait annoncé. Il parlait peu. Je le sentais hésitant. Il était heureux, avoua-t-il un soir. Enfin, ce doit être cela être heureux. Il le faut, lâcha-t-il, comme s'il voulait moins s'en persuader que le décréter. Il avait ri. Il était allé faire un tour en voiture, il aimait rouler dans la nuit, sans but. Il serait de retour dans une heure ou deux. Il viendrait me rejoindre.
Du fond de mon sommeil jaillit un hurlement féroce. Fonçant en sens inverse, tous feux éteints, la voiture le percuta.
Photo: YLD

dimanche 9 mars 2014

Brève Rencontre

Elégante dans sa robe bleu nuit, elle était plongée dans un magazine. Une capeline assortie à son vêtement dissimulait à-demi son visage. Lorsque l'homme pénétra dans le compartiment, elle répondit distraitement à son salut. Il s'assit en face d'elle et accrocha son regard à ce corps bien modelé, que la posture légèrement guindée rendait presque pictural. Elle semblait tout à la fois accepter cette attention insistante et lui opposer une présence lointaine, abstraite. Silencieux, l'homme l'enveloppait d'une sensuelle sollicitation. Elle leva les yeux. Il l'observait, tendre et insouciant. C'était doux, grisant, voluptueux, et vaguement douloureux. Eurydice reprit son magazine. Sur la couverture, Grace Kelly, à bord du Constitution, s'apprête à quitter New York, à rejoindre son prince, qu'elle connaît pourtant bien peu. Elle est radieuse, paraît confiante. Le train entrait en gare. L'homme toucha l'épaule d'Eurydice «Venez, je vous emmène». Elle sourit, un instant consentante, puis se ravisa. «Venez, ne renoncez pas», la pressa-t-il. Le train redémarrait, l'homme sauta sur le quai. Il l'aurait arrachée à son abstinence têtue de la vie. Ils se seraient crus heureux. Puis l'irrémédiable désenchantement, la fatale, l'infernale désillusion. L'homme était tombé amoureux d'une passagère, secrète, clandestine, il n'aurait pas pu, pas su faire taire l'obsédante supplique de la femme: Regarde-moi, pas mon visage, pas mon corps, mon tourment. Regarde-moi et aime-moi. La silhouette de l'homme s'estompait, disparut à l'horizon. Déjà, il n'était plus à elle. Le train filait dans la nuit tombante. Eurydice se sentait radieuse et confiante.
Photo: YLD

samedi 30 juin 2012

Dérapage contrôlé

Diplomate mais ferme, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, ayant le sens de la négociation, pendant dix ans j'ai collé au profil du parfait chargé de recouvrement. J'étais plutôt au-dessus des objectifs. L'argent rentrait au cabinet. Je ne laissais jamais un dossier en souffrance. Mes clients m'avaient sur le dos jusqu'à ce qu'ils aient payé. Je faisais mon boulot, sans état d'âme. Chacun ses problèmes. Une femme s'est jetée par la fenêtre, trop de crédits revolving et un salaire peau de chagrin. La peur que l'huissier ne lui prenne sa télé et l'ordinateur du gamin. Six mois après, un homme s'est tiré une balle dans la tête, chômage, divorce. Il ne lui restait rien, rien d'autre que ses dettes et mes relances incessantes. Que pouvais-je y faire? C'est la vie. N'empêche.
Il y a trois mois, j'ai démissionné. Ma famille, mes amis n'en savent rien. Chaque matin, à huit heures, je prends ma voiture. Je file sur l'autoroute, me jette dans le flot industrieux. Je m'arrête dans un Restoroute. J'achète un sandwich, une bière, et je choisis mon «client», assis seul à une table, concentré sur son steak-frites ou sa salade du chef tomate-œuf-gruyère-jambon. J'engage la conversation. Certains n'attendent que ça. D'autres se méfient, me lancent des regards circonspects, lâchent quelques phrases prudentes, font marche arrière et, finalement, embrayent. Diplomate, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, j'étais un vrai pro, j'ai encore de la ressource. Je ne leur demande pas grand-chose. Je m'arrange pour qu'ils me parlent d'eux, m'offrent une parcelle de leur vie –pas les effroyables malheurs, les cruelles détresses, ni les bonheurs intenses, les belles réussites–, je veux juste qu'ils m'autorisent à me glisser dans leur peau de tous les jours. L'espace d'une discussion, je suis ce routier qui fait Paris-Marseille deux fois par semaine, et ne voit pas assez ses gosses; ce retraité qui descend vers le Sud parce que la vieillesse est moins dure au soleil; cette quadra qui allait rejoindre son amant à l'improviste et qui l'a trouvé dans les bras d'une autre –surprise de l'amour; cette jolie fille qui vient de décrocher son master de socio et part faire les vendanges pour vivre un truc collectif, une expérience authentique. Ils s'en vont. Je regagne ma voiture. Je dois livrer ma cargaison avant la fermeture de l'entrepôt à Marseille. Je ne sais pas si cette petite villa à Nice me plaira. Ce n'est sûrement pas sa première incartade. Rompre. Nous laisser une dernière chance. Triomphe de l'amour.
Il est tard. Evelyne va encore pester contre mes horaires à rallonge, mes réunions qui n'en finissent pas. J'ouvre la boîte à gants. Il est là. Contact, première. J'appuie sur la détente.
Photo: YLD

dimanche 17 juin 2012

Jeu de rôles

Métro ligne 9, samedi 23 heures. Rousse, tu portais une robe courte fuchsia, des bottines et un borsalino. Grand, blond, Levis noir et veste grise, je me suis assis en face de toi. Sourires. Nos yeux se sont croisés et recroisés. Longs regards. Voudrais te retrouver, te connaître. stef@free.fr

Serais ravie de te revoir. Jeudi 20 heures à L'Ange vert à Ménilmontant, ça te va?

C'est un endroit sympa L'Ange vert, et surtout le bar n'est pas bondé le jeudi soir. Parce qu'il va falloir que j'improvise. Je n'ai jamais vu ce mec. Je suis tombée par hasard sur son annonce dans Libération. J'en ai vraiment marre d'être toute seule. Alors, cette fois-ci j'ai pris l'offensive, je suis passée à l'attaque. Rousse, pas exactement. Plutôt châtain clair. Tant pis, une petite coloration fera l'affaire. Attention, grand, blond, ce doit être lui. Je lui fais un signe de la main. Il marque un temps d'arrêt, puis se dirige vers moi. Stef? Moi, c'est Chris –je n'allais quand même pas dire Christine! La conversation a un peu de mal à démarrer. On commande. Une bière pour lui. Un Schweppes pour moi. Non, une bière aussi. Tu viens souvent ici? Quelquefois. Silence interminable. Tu habites dans le quartier. Pas très loin. Soudain, Stef éclate de rire. D'un seul coup, il est détendu, volubile. Il me raconte qu'il est informaticien, écoute de l'électro, adore le bowling. J'approuve, j’acquiesce, j'opine, je plussoie.
Minuit déjà. Stef doit y aller. Il ne m'a pas raccompagnée, mais m'a laissé son numéro de téléphone. Bien joué, Chris!

C'était pas la fille du métro. Beaucoup moins jolie, même pas bonne comédienne. En plus, toute la soirée, elle s'est obstinée à m'appeler Stef. Je ne supporte pas ça. J'avais l'impression d'être en tête à tête avec un spam: stef@free.fr vous avez été sélectionné pour notre grand tirage au sort. Je croyais qu'elle aurait assez d'humour pour m'avouer son coup monté, qu'elle avait profité de mon annonce pour mettre le grappin sur un mec. Ça m'aurait amusé, elle aurait pu me plaire. Quelle quiche! Tu vas voir Chris, Christine, Christiane, Christelle ou je ne sais quoi d'autre, moi aussi, je peux être mytho. 06 49 64 33 72, c'est le numéro de Gilles. Il est gentil mon cousin, mais tellement timide et casanier qu'à quarante-trois ans il n'a toujours pas pu se trouver une copine. Celle-là, elle est du genre à s'accrocher. stef@free.fr, plus fort que Meetic. EXPDR! 
Photo: FLD


samedi 24 mars 2012

Dommages collatéraux


-C'est le docteur qui m'a envoyée ici. Il a écrit que j'ai pas toute ma tête. Ils m'ont posé des tas de questions idiotes. Comment vous vous appelez? Vous vous souvenez où vous habitez? Bien sûr que je le sais. Mauricette Berthot, fleuriste à Montargis. C'est juste que je suis souvent ailleurs, presque tout le temps. La pendule s'est arrêtée quand Roger est mort. Et maintenant, j'ai plus envie de faire semblant.
- Roger Renoir?
- Oui. Il est mort à la guerre.
- Non, pas à la guerre.
- C'est ce qu'ils m'ont répondu à la mairie. J'étais inquiète, j'avais plus de nouvelles. S'il était pas mort, il serait revenu.
- Il pouvait pas. Il était pas bavard, Roger. Pas du genre à remâcher le passé. Mais une fois, une seule fois, il a raconté, quand il a lu dans le journal que son copain Raoul Ménard s'était pendu.
- Raoul, il supportait plus. Les mauvais rêves sans arrêt. La guerre, il la refaisait toutes les nuits.
- Ce soir-là, Roger avait un peu bu. C'était pas dans son habitude. Il m'a parlé de Mauricette, sa fiancée, la jolie petite fleuriste de Montargis. Le mariage prévu quand il aurait fini son armée. Il pensait pas qu'on l'enverrait à la guerre. S'il avait pu, il y serait pas allé, mais c'était son devoir. C'est ce qu'on lui avait dit. S'il était pas parti, on l'aurait traité de lâche. Ça, il voulait pas. Il y comprenait rien à ces affaires. Etre français, c'est quelque chose, tout de même. A ce moment-là, il le croyait vraiment. Là-bas en Algérie, il a rencontré des pauvres bougres comme lui. Eux, ils luttaient pour leur indépendance, la France occupait leur pays. C'est pas rien non plus son pays. Pourquoi on l'avait mis dans ce pétrin? C'était pas dans ses idées de tuer le monde, mais les officiers commandaient, il fallait bien obéir. Ces tueries, ces massacres, ces tortures, tout ce malheur, une belle saloperie. Quand il a été démobilisé, il s'est installé ici. Pas loin de Montargis, c'est quoi,150, 200 kilomètres. Il a ouvert son atelier de réparation de vélos. L'année d'après, on s'est mariés. Il est mort il y a quinze ans. Un accident de voiture m'ont dit les pompiers. Un accident? Je suis pas trop sûre…
- Alors, c'est qu'il avait dû m'oublier. Ou qu'il m'aimait pas assez.
- Je crois pas. Avec moi, il avait pas besoin de se frotter à l'ancien Roger. Mon premier mari a été tué pendant une offensive, un mois après avoir débarqué. Je venais de perdre l'homme que j'aimais, que j'ai jamais cessé d'aimer. Roger en était revenu tout amoché, tout esquinté. Lui et moi, on portait le même fardeau. A deux, c'était un peu moins lourd.
Photo: YLD

samedi 28 janvier 2012

Love machine


La conquête de l'Ouest, l'Odyssée de l'espace. A partir d'aujourd'hui, les membres de Robearth peuvent entrer directement en relation avec ceux de Facebook. Sur le réseau social des androïdes, cybors et autres bionic people, je comptabilise un bon millier de friends, parmi lesquels plusieurs centaines de girl friends. Un dragueur virtuel? Plutôt un meneur de jeu. Après quelques chats préliminaires, j'obtiens sans peine un rendez-vous. Des complicités d'occasion, des aventures fortuites, que je me plais à convertir en liaisons en pointillés. On reste en contact, on se revoit, on s'oublie un peu, on se fait signe de temps en temps. Je mise sur mon capital séduction, force ma chance, joue presque toujours gagnant. Et aujourd'hui, mon champ d'action s'élargit aux humaines.
Comme tous les androïdes de ma génération –les vingt-vingt-cinq ans–, je suis doté d'une intelligence artificielle très développée et –cela va de soi– de la parole. Les plus élaborés d'entre nous ont été sélectionnés par Home Assistant. Cette agence propose ses prestations à des hommes d'affaires, des industriels, des avocats, des médecins, des journalistes. Bref, des gens très occupés qui doivent déléguer la gestion du quotidien. Ainsi, je me charge des courses hebdomadaires, lave la voiture ou l'apporte au garage, je vais chercher Vivien à la sortie de l'école et l'aide à faire ses devoirs, commande les petits fours et sers les rafraîchissements lors des réceptions… Depuis deux ans que j'interviens chez Aymeric Lebreteuil, un ténor du barreau parisien, j'ai su me rendre indispensable. M Lebreteuil apprécie mon efficacité, mon sérieux, ma ponctualité, ma discrétion. Mme Lebreteuil ne jure que par moi, si gentil, serviable. Tout à fait charmant, tout simplement craquant. Quant à Lara Lebreteuil, l'aînée de la famille, dix-sept ans, elle ne perd pas une occasion: S'il te plaît, mon scooter ne démarre pas. Sois sympa, mon ordi est complètement planté. Oh, c'est horrible, mon iPhone m'a lâchée, fais quelque chose. C'est d'ailleurs en examinant le précieux téléphone pour tenter de détecter l'origine de la panne que je suis tombé sur le SMS révélateur: Finder est amoureux de moi, confiait Lara à sa meilleure copine. Amoureux, quelle drôle d'idée. Je ne sais pas exactement en quoi cela consiste. Des humains de mon âge m'ont décrit ce curieux état qui perturbe leur programme. Mais bon pourquoi pas, si les humaines fonctionnent comme ça! Souriant, amical, badin, j'abats tranquillement mes atouts. Sous peu, Lara me demandera comme ami. Je deviendrai l'ami de ses amies, l'ami de leurs amies, de leurs amies, de leurs amies…
Photo: YLD

samedi 17 septembre 2011

Animalerie


Je n'étais jamais allée chez Magali. Personne n'allait jamais chez Magali. Pour qu'elle me demande de passer après le travail, elle devait être vraiment mal en point. Ne sachant trop ce qu'elle attendait de ma visite, j'avais fait quelques courses, acheté un bouquet de fleurs. En congé maladie depuis dix jours, elle avait probablement un bon coup de blues. En temps ordinaire, elle n'était pas du genre à se confier. Dire qu'on ne savait pas grand-chose d'elle est un euphémisme. Au bureau, cela alimentait même les plaisanteries sur la double vie de Magali.
Quand Magali m'introduisit dans son salon, une pièce minuscule, il me fallut tout mon tact et ma bonne éducation pour ne rien laisser paraître. J'hésitais entre angoisse et fou rire. L'arche de Noé.
–J'ignorais que tu aimais tant les animaux.
–Ça s'est fait comme ça Je n'ai jamais eu beaucoup de chance avec les hommes. Pourtant, tu vois, je reste fidèle. Tiens Jojo -un basset aux yeux chassieux-, le plus vieux de la tribu, on vit ensemble depuis quinze ans. Mon premier fiancé était chauffeur de taxi. On devait se marier, mais la veille de la cérémonie, il est revenu sur sa promesse, prétendant qu'il n'était pas prêt, qu'il avait besoin de réfléchir, d'ouvrir une parenthèse. Il ne l'a toujours pas refermée. Quand j'ai compris qu'il avait détalé, je n'ai plus eu le goût à rien. Et puis j'ai croisé Jojo, abandonné par ses maîtres en plein hiver. Michou –un canari à la voix cassée–, je l'ai connu juste après. Comptable dans une grosse entreprise, un homme sérieux, avec un bel avenir. Dommage qu'il n'ait jamais pu quitter sa mère. Je suis tombée amoureuse de Riton –un perroquet arrogant–, représentant en parfumerie, élégant, qui savait parler aux femmes. Seulement voilà, il avait une collection de maîtresses et n'entendait pas les sacrifier à une seule. Heureusement, j'ai rencontré Fifi –un fier abyssin– venu tenter sa chance en France; il n'a pas résisté au mal du pays. C'est alors que j'ai fait la connaissance de Loulou –le teckel-plombier–, que sa femme a rapidement ramené à la niche. Je me suis consolée avec Denis –le chinchilla-facteur–, qui rêvait d'aventure; il est parti, sans moi, à la conquête des grands espaces américains. Je n'ai pas su davantage retenir Roland –le hamster-pompier–, et Lulu –le boa-routier. Il ne manque que Diego, un bel étudiant mexicain venu apprendre le français à Paris…
–Diego?
–Un superbe iguane vert. Quand il a atteint presque 2m, je n'ai pas pu le garder. Ça m'a brisé le cœur de le donner à un zoo.
J'ai refusé le thé que me proposait Magali, ai bredouillé «bon rétablissement» et j'ai pris la poudre d'escampette. Sortir de ce cauchemar, retrouver Charles, mon homme à moi.
-Salut ma biche, murmura Charles en m'embrassant.
Photo: YLD

dimanche 15 mai 2011

Une fille perdue


L'avait-elle aimé? La question l'avait meurtrie un matin alors que plantée devant la glace de la salle de bains elle mettait une dernière touche à son maquillage. Elle prononça le mot à voix haute pour faire jaillir une flammèche de l'ancien brasier, déclina toute la gamme –aimé, amour, amoureuse, amant…–, n'en recueillit pas même une poignée de cendres. Dès leur rencontre, et durant toutes ces années, il n'avait, en fait, été qu'une présence rassurante, une lueur qui la guidait dans son brouillard. Il avait trouvé en elle une bonne épouse, une femme agréable, qui s'occupait de son foyer, savait recevoir ses amis et ses relations de travail, était suffisamment «instruite», disait-il, pour soutenir intelligemment une conversation. Il n'exigeait rien d'autre, confiant à des rencontres passagères la fureur de son désir. De temps à autre, ils faisaient l'amour comme on se souhaite le bonjour au réveil, poliment. Le quitter ne lui avait jamais traversé l'esprit. Il était –elle ne savait pourquoi– son seul rempart contre les ténèbres toujours menaçantes.
Qu'est-ce-qui l'avait jetée ce jour-là dans les rues à la recherche des plus démunis? Elle avait marché des heures jusqu'à trouver en elle la force d'aborder l'un de ces sans-abri prostrés dans l'encoignure d'une porte. Elle avait écouté la litanie de ses échecs, de ses malheurs, de ses dérives. Le lendemain, elle avait loué une petite chambre au sixième étage sous les toits, y avait apporté un matelas, un radiateur électrique, un réchaud et était repartie en campagne. Sans choisir, elle avait accosté le premier pauvre hère qu'elle avait croisé, lui avait proposé de l'accompagner dans son antre. Un café, quelques caresses, des bribes d'une vie dépenaillée. Plusieurs fois par semaine, elle accueillait un de ces exclus de la tendresse. Elle n'éprouvait rien, pas de honte, pas de dégoût. Pas de plaisir non plus. Ne s'appartenant pas, elle se laissait posséder. Toujours plus lointaine, happée par le trou noir de sa détresse.
Photo: David LaChapelle

samedi 5 mars 2011

Rencontre du troisième type


Le message a été capté par la section 970, qui l'a immédiatement transféré à l'Unité centrale. Il ne ressemble à rien de ce qu'on a l'habitude de recevoir. Rédigé dans un code depuis longtemps obsolète, il émane de toute évidence d'une civilisation très peu évoluée. Qui l'a envoyé? Quand? Ce communiqué nous est-il réellement destiné? Que veulent nous dire nos mystérieux interlocuteurs? A bord de leurs vaisseaux équipés de caméras à spectroscopie intense, nos veilleurs sillonnent continuellement l'univers transgalactique. Une lointaine contrée leur aurait-elle échappé? Peu probable, mais pas impossible. Le jeu en vaut la chandelle, insiste γενικά. Avec ça, on pourrait être admis parmi les DixPuissanceTrois, accéder aux plates-formes supérieures. Plus de contrôles, de surveillance, de censure… γενικά partage son domesticbloc avec μαθηματικός et απόδειξη, les deux jeunes chercheurs du laboratoire d'exolinguistique que l'Instance scientifique a chargés de déchiffrer l'intrigant document. Vous dites que ce machin pourrait provenir d'une civilisation de type 0? Si vous parvenez à localiser la planète d'où il a été émis, quelle aubaine pour l'Instance politique! γενικά n'en démord pas. Elle pourra aiguillonner les centaines de commissaires civiques de la galaxie que tous les verrous, les garde-fou, les remparts sociaux ont réduits à une indolence somme toute dangereuse pour le Système. Il lui suffira de les missionner quelque temps sur cet astéroïde où ils seront livrés à l'inconnu, à l'imprévisible, pour les métamorphoser en autant d'auxiliaires empressés, diligents, zélés. Et tout ça grâce à nous! Rendez-vous compte! Le raisonnement de γενικά se tient, et puis μαθηματικός et απόδειξη doivent en convenir même si, au dire de leurs professeurs, ils sont brillants, l'exolinguistique ne leur ouvrira jamais les portes des plates-formes supérieures.
Deux mois durant, ils ont travaillé nuit et jour au décryptage du message. A l'aide des programmes informatiques les plus élaborés, qu'ils se sont procurés auprès de copains employés à l'Instance de la sécurité, ils ont disséqué les syntagmes, décortiqué les morphèmes, analysé les sèmes.
Pools of sorrow waves of joy∞∞∞∞∞ Thoughts meander like a restless wind inside a letter box∞∞∞∞∞∞ Limitless undying love which shines around me like a million suns∞∞
Ils ont eu beau sonder, forer chaque terme, chaque groupe de mots, chaque proposition, le sens leur échappe. Quant à savoir qui sont les émissaires de ce curieux message… Ils ont tout juste pu en déduire que leur planète s'appelle probablement Jai guru deva et que ses habitants répondent apparemment au nom d'om.
Photo: YLD

samedi 12 septembre 2009

Grain blanc


Maggy avait insisté pour que Charlie passe à la banque déposer le chèque que tante Clara leur avait envoyé pour leur vingtième anniversaire de mariage. D'habitude, c'est elle qui se charge de ce genre de chose. Lui s'en débrouille mal, perd vite patience. D'un naturel bourru, il se renfrogne encore dès qu'il franchit le seuil de l'imposant bâtiment de la Barclays, qui semble lui reprocher sa vie de labeur et les fins de mois difficiles. Jusqu'à la lourde porte à tambour qui joue les cerbères.
Bougonnant contre Maggy, il pousse mollement le battant. Arrivé à mi-course, le tambour grippe, résiste, cède quelques centimètres, s'immobilise. «Coincé, fait comme un rat!», fulmine Charlie. Il frappe à la paroi de verre, gesticule pour attirer l'attention de l'agent de sécurité posté dans le hall. «Hé! vieille baderne, tu vas me tirer de ce pétrin», maugrée-t-il. L'homme en uniforme a l'oreille collée à son talkie-walkie. On est manifestement en train de l'avertir que quelque chose cloche. Il fait un signe aux «prisonniers», geste d'apaisement et de réconfort, dont Charlie, suspicieux, a vite fait de détourner le sens: «Mais comment va-t-on vous sortir de là?»
Brune, élégante, follement séduisante, elle attend, amusée, dans le compartiment en vis-à-vis, promenant négligemment son regard sur Charlie. Charlie, pris dans les rets soyeux de ses cils, submergé par la vague scélérate de son sourire, entraîné vers les grands fonds du désir. Charlie, qui, la poitrine oppressée, les oreilles bourdonnantes, les yeux voilés, plonge en apnée vers des abysses de passion. La foudre lui torpille le ventre; une lame de fond le précipite sur la grève.

Groggy, au beau milieu du trottoir. Il cherche quelques secondes sa respiration, puis, jetant un coup d'œil à sa montre, s'éloigne à grandes enjambées. Avec un peu de chance, il aura le train de 17h33.

Photo Lee Friedlander, New York City.

mardi 11 novembre 2008

Quiproquo

Il était là et me regardait fixement, attentivement, avec intérêt même. Il n'y avait aucun doute, c'était bien moi qui attirais ses regards. Je le sentais. Je le savais. Il était assis dans le café et m'observait, obstinément. Ce que j'apercevais de lui me confirmait que ce n'était pas une vieille connaissance, depuis longtemps perdue de vue, qui se demandait si c'était bien moi avant de se décider à me faire un signe de la main. Non. Un parfait inconnu. Fallait-il l'ignorer ou aller vers lui, tenter la rencontre? La curiosité fut la plus forte. Je m'approchai, et là, je reconnus ce célèbre joueur de football dont l'image, grandeur nature, était collée sur la vitre du café et qui, imperturbable, ne me quittait pas des yeux.

Photo YLD