samedi 4 août 2018

En partance


Il ne ferme pas la porte à clé, il a laissé son trousseau sur la commode de l’entrée. Il ignore l’ascenseur, descend l’escalier d’un pas circonspect. Il emporte quelques vêtements de rechange, ses papiers d’identité, sa carte bancaire. Il ne veut pas disparaître, il a juste (à juste titre, à bon droit) changé de point de vue. Il aurait souhaité glisser dans son sac un objet auquel il tient, indispensable, inévitable. Il n’a rien trouvé. Il s’étonne de s’être délesté si insensiblement de tout ce qui pendant vingt ans a arrimé sa vie. Il ne renie pas ses succès professionnels, son existence confortable. Il n’a aucun regret. Pas même de quitter Ludivine -de déserter, sans un mot. Qu’on lui épargne la litanie surmenage-burn-out-stress-poids des responsabilités-solitude du pouvoir. Il sait déconnecter, être là pour ses amis, pour Ludivine. Sans restriction, foncièrement. Perte de sens, quête d’authenticité, crise de la quarantaine. Ce serait trop simple.
Il quitte le périphérique porte de Bercy, au hasard, la destination lui est indifférente, s’engage sur l’autoroute. Il aime conduire, conduire vite, maîtriser une machine puissante, tout contrôler. Il roule sans but. Vers l’Aquitaine, la Bretagne? Il n’a pas plus d’attaches ici que là. Sans doute quelques souvenirs de vacances au bord de la mer quand il était enfant. D’ailleurs, c’était plutôt en Picardie, au Crotoy. Des images un peu floues. Son grand-père rentrant de la pêche avec Fred, son frère aîné, et leur cousine Emilie; sa grand-mère préparant des gaufres les jours de pluie… Des reliques que tout le monde a dans son petit musée personnel. L’archéologie familiale, la nostalgie, ce n’est pas son genre. Toiser le présent et aller de l’avant.
Il avait sept ou huit ans. Il avait passé un après-midi entier à construire patiemment un château de sable, une véritable forteresse, avec sa courtine, ses échauguettes, son donjon, ses douves. Imposante, inexpugnable. Il voyait de la fierté dans les yeux de ses parents, de l’admiration teintée d’un peu de jalousie dans ceux des autres gamins. Il se sentait exact, exclusif. D’un geste dédaigneux et sauvage, il déversa son seau d’eau. L’altière citadelle flanchait, s’affaissait, s’effondra en piteux petits pâtés.
Il bifurque brusquement sur la bande d’arrêt d’urgence, ébloui par la fulgurance de sa frénésie destructrice. Peut-être sa plus belle réussite.
Photo YLD

dimanche 29 avril 2018

Exit vers nulle part


Je ne m’en sors pas mal. J’ignore quelles rues j’ai empruntées, quel itinéraire j’ai suivi, mais j’ai réussi à venir jusqu’à ce café, et je sais où je suis. Sur la petite place, au bout de ma rue. C’est la première fois que j’arrive à m’orienter seule depuis… Je n’ai pas eu besoin d’appeler Sophie à la rescousse. Je vais profiter du soleil à la terrasse. Je ne saurais dire comment je me suis repérée, ni même si je pourrais refaire le chemin. Je ne crois pas, tant pis, je verrai ça plus tard avec le Dr Delêtre. Aujourd’hui, je me suis baladée seule, sans me perdre.
— Un darjeeling et une tarte au citron, s’il vous plaît.
Il fait doux. Des ados pirouettent sur leurs skates. Des mères de famille papotent sur un banc, landaus et poussettes à portée de regard. Plutôt canon, le mec assis à la table d’à côté. Pendant des mois, il y a eu l’hôpital, le centre de rééducation. Maintenant, il y a Sophie à l’association de soutien aux traumatisés – trau-ma-ti-sés!–, qui m’a accompagnée, rassurée, encouragée. Il y a le Dr Delêtre, à qui il incombe de raviver ma mémoire, de réveiller mon passé. Petit à petit, j’exhume des tessons de vie, que je dois recoller, dater, interpréter. Fouiller encore. Mais aujourd’hui, je ne me suis pas paumée.
— Je vous offre une autre bière?
Délaissant son smartphone, mon voisin de table m’observe longuement, surpris.
—Vous ressemblez terriblement à une amie, une amie de lycée à La Rochelle. Nous sommes restés ensemble trois ans. J’ai été son premier amant. Pensez-vous qu’elle ait pu complètement m’oublier?
Drôle d’entrée en matière. Son sourire malicieux me déconcerte. Mais je ne veux pas être en reste de souvenirs. Je m’en fabrique, j’improvise, je brode. On réécrit toujours l’histoire.
Dans ses yeux, un mélange d’amusement, d’incrédulité et de perplexité qui me trouble.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom. Attendez, laissez-moi deviner. Anabelle. Anabelle Teyssier vous irait à merveille.
Tous se brouille dans mon esprit, comme après l’accident. Une angoissante sensation de vide, de déconnexion avec la réalité. Je me lève précipitamment, traverse la place en courant. En deux minutes, je serai chez moi, loin de cet imposteur. C’est juste après Fleurilège. Mais il n’y a pas de fleuriste. Pas de chez moi.
Je ne veux plus de Sophie, plus de Dr Delêtre.
Anabelle Teyssier. Une expression en creux. Un-signifiante. 
Photo YLD




mardi 2 janvier 2018

Dérobade



Elle est jolie Audrey. Des yeux noisette si lumineux quand elle rit, virant au bronze dès qu'elle est chagrinée ou fâchée. Romanesque, sans fausse pudeur. Ce soir, vous prenez plaisir à la regarder, probablement parce qu'elle s'éloigne de vous, ayant renoncé à vivre avec une ombre. Pas tout à fait. Vos sentez qu'elle n'a pas encore abdiqué. Elle fait mine de vous délaisser pour mieux vous adjurer de la retenir. En vain. Absent, fantomatique, en pointillés, vous a-t-elle reproché. Juste en disponibilité, avez-vous rétorqué. La vie vous effleure. Vous accueillez ce qui advient et ignorez le reste. Vous dédaignez ce qui ne s’offre pas à vous. Vous vous arrogez le droit à l'indifférence, vous octroyez la jouissance de l'indolence, le bonheur de la paresse sentimentale, de l'inertie affective. Ne rien faire, ne rien vouloir. Recevoir, savourer. Et oublier.
Oui, elle est jolie Audrey, pétulante et malicieuse. Vous n'en êtes plus ému. Vous le constatez, négligemment.Vous l'aviez fantasmée Hepburn. Vous vous êtes attardé, vous hasardant quelque temps dans son quotidien. Il n’y avait tout simplement, trop banalement, qu’Audrey. Rompre, vous pourriez en prendre l’initiative si vous ne craigniez de vous ennuyer ferme. Expliquer, argumenter, justifier, ça complique les choses inutilement. C’est fini, voilà tout. Vous attendez, impassible, qu’Audrey ait usé ses dernières illusions. Elle abandonnera, de guerre lasse. L’expression vous plaît assez…
Et vous songez déjà à Scarlett.
Photo: YLD