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samedi 7 avril 2012

Autogestion


La main-d'œuvre. Depuis le XIXe siècle et la révolution industrielle, les entreprises se heurtent à cet écueil. Même en maintenant les salaires au plus bas, un ouvrier, ça coûte cher. Et puis, ça tombe malade, ça se met en grève. Il y a une dizaine d'années, confrontés à l'accélération des cadences de travail, aux exigences accrues de rentabilité, certains salariés en étaient arrivés à se suicider. Un geste insensé qui ternit l'image de l'entreprise et fait baisser sa note sociale. En ces temps de récession économique, aucune firme, même florissante –et Component Computer Compagny occupait déjà une position dominante dans son secteur–, ne pouvait s'offrir ce luxe. Nous avions alors contraint nos employés à s'engager par écrit à ne pas attenter à leurs jours. Une assurance bien aléatoire. Heureusement, les investissements en recherche et développement ont porté leurs fruits. Il est désormais possible de se passer des humains. Toutes les tâches d'assemblage, qui constituent l'essentiel de notre activité, sont maintenant confiées à des robots: 3500 OS mécanisés assurent toute la production, sous le contrôle de trois ingénieurs et de sept techniciens hyper spécialisés, chargés de leur gestion et de leur maintenance. Conscients que ceux-ci sont le talon d'Achille de notre organisation, nous les rétribuons généreusement. Evidemment, nous n'excluons pas, à terme, de nous dispenser de leurs services.
Panne totale. Les tapis roulants encombrés de composants défilent devant les robots immobiles, bras ballants, tous capteurs éteints. Un court-circuit général aurait-il grillé leur carte mère? L'équipe de maintenance est sur le pied de guerre. Joffrey Crook, l'un de nos ingénieurs les plus doués, en vacances pour quelque jours, a été rappelé d'urgence. Check-up des microprocesseurs et des programmes d'instruction. Réinitialisation. Rebootage. Rien à faire, toujours le même message «System failure corruption 000AC0D5 MS1030DA13CBR». Nos stocks nous permettent encore de satisfaire la demande, d'honorer les commandes, mais le manque à gagner se chiffre déjà à plusieurs milliers d'euros. Les actions de notre groupe sont en chute libre: moins 3% hier, moins 5% ce matin.
13h30. Le travail a repris sur la chaîne 7, puis sur la 2 et la 9, la 3. A 15h, tous les robots fonctionnent. C'est incompréhensible, complètement dingue, martèle Joffrey Crook. On dirait qu'ils ont décidé de s'arrêter, qu'ils ont décidé de se remettre en marche. Tout seuls. Comme s'ils avaient voulu nous donner un avertissement. C'est absurde. Du délire.
Ses collègues haussent les épaules. C'est toi qui délires. On est tous trop crevés pour réfléchir. On verra ça demain.
Au volant de sa voiture, Joffrey déroule une nouvelle fois le scénario, cherchant ce qui lui a échappé. Le jingle qu'émet son portable l'avertit qu'il vient de recevoir un SMS: from 000AC0D5 MS1030DA13CBR, you no longer control, stay away from the future.
Photo: FLD

samedi 27 décembre 2008

Trois-huit




1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 20. 1, 2, 3… 50. Ou 70, 35, 21. Sortir les composants du casier, les compter, placer la quantité demandée dans un sac, déposer ces sachets sur le chariot, les transporter jusqu’à la plate-forme, les déposer dans un carton, le fermer, le hisser sur le tapis roulant. Prendre un autre bon de commande; recommencer. Tenir le rythme. On ne se parle pas, ou si peu. On se croise dans les allées, un regard, un sourire parfois, un coup de main. Ne pas s'arrêter, ne pas se tromper, sinon gare à la contrôleuse! Apprendre à économiser ses gestes si l’on veut contenir la fatigue, à adopter la bonne position sous peine d’être terrassé par un tour de rein. Savoir laisser s’égrener les quarts d’heure, les demi-heures, les heures sans penser à rien d’autre qu’au temps qui passe…
Il est arrivé un matin, étudiant en droit qui, disait-il, ne s’y retrouvait plus à la fac. Il était là en intérim. –C’est débile, trancha-t-il le soir devant la pointeuse. On trouve quelque chose pour demain.
Le lendemain, allée A. Moi. «Le petit homme qui chantait sans cesse/le petit homme qui dansait dans ma tête/le petit homme de la jeunesse/a cassé son lacet de soulier/et toutes les baraques de la fête/tout d'un coup se sont écroulées.»
Allée D. «Devant la porte de l'usine/le travailleur soudain s'arrête/le beau temps l'a tiré par la veste.»
Le jour suivant, allée C. Lui. «Et vous restez là/Sur le banc/Et vous savez vous savez/Que jamais plus vous ne jouerez/Comme ces enfants/Vous savez que jamais plus vous ne passerez/Tranquillement/Comme ces passants.»
Une semaine plus tard, allée A. Lui. «C'est la guerre c'est l'été/Déjà l'été encore la guerre/Et la ville isolée désolée/Sourit sourit encore/Sourit sourit quand même/De son doux regard d'été/ Sourit doucement à ceux qui s'aiment.»
Plus tard encore, allée D. Moi. «Dans une petite maison, il entre sans frapper/et pour se réchauffer s’assoit sur le poêle rouge/et d’un coup disparaît,/ne laissant que sa pipe au milieu d’une flaque d’eau,/ne laissant que sa pipe et puis son vieux chapeau...»
Il n’a pas renouvelé son contrat, a préféré la plaidoirie à la chaîne. J’ai continué… jusqu’à ce que j’aie épuisé l'Inventaire.
«1 raton laveur/1 douzaine d'huîtres 1 citron 1 pain/1 rayon de soleil/1 lame de fond/6 musiciens[….]/6 parties du monde 5 points cardinaux 10 ans de bons et loyaux services 7 péchés capitaux 2 doigts de la main 10 gouttes avant chaque repas 30 jours de prison dont 15 de cellule 5 minutes d'entracte.»
Photo YLD