jeudi 30 mai 2013

Illusion d'optique

On en avait fait des romans, des films, des chansons. On l'avait vécu libre ou conjugal. Il avait été fidèle ou adultère, hétéro ou homo. Il a, un temps, été délivré sur prescription médicale. On le commande aujourd'hui sur Internet. Tomber amoureux est trop incertain, trop aléatoire. On veut du coup de foudre à volonté, du sentiment immédiat, du plaisir instantané. Les chercheurs ne nous ont-ils pas appris que l'amour n'était, finalement, qu'une simple réponse neurobiologique? Des stimuli sensoriels, phéromones et autres, activent certaines aires du système limbique –les mêmes que celles qui réagissent à la cocaïne ou aux amphétamines–, et vous voilà sous le charme de Romain ou de Chloé. Les laboratoires pharmaceutiques, toujours à l'affût de profits, n'ont pas tardé à trouver la formule magique. Vous vous inoculez une dose d'Eroscymil, vous patientez quelques minutes; sous l'effet du produit, les zones de votre cerveau impliquées dans le processus s'allument, et vous êtes hypnotisé par les yeux bleus de Nina, ensorcelé par la beauté ténébreuse de Valentin, épris de quiconque croise votre chemin à ce moment-là. Pour éviter les réveils postcoïtaux calamiteux, Clément ne s'autorisait les embrasements sentimentaux qu'au Club.
Après s'être douché, Clément se fit une injection d'Eroscymil. Alors qu'il s'apprêtait à enfiler son caleçon, il s'aperçut qu'il avait perdu sa chaîne. Il inspecta le bac de douche, souleva la clayette, vida le panier de serviettes. La chaîne tomba sur le carrelage. Clément se baissa pour la ramasser. Lorsqu'il se releva, le désir lui fouailla le ventre. Le miroir lui adressait la plus suave des promesses: regard engageant, bouche incitative, sexe généreux. Conquis, Clément succomba à l'invite fallacieuse de son image.
Photo: YLD



mercredi 1 mai 2013

Cyber eroticus

Un mensonge par omission, un petit arrangement avec la vérité. Depuis quelque temps, le mardi, Jade passe sa soirée au club. Elle a besoin de se détendre, de se relaxer, de déstresser. Ses occupations hebdomadaires, que j'avais inconsidérément estampillées yoga, qi gong, sophrologie ou chant énergétique, la retiennent jusqu'à une heure avancée de la nuit. Le clapotis de la douche, le tintement des flacons de démaquillant m'avertissent de son retour. Cet horaire, bien trop tardif pour une séance de sonothérapie ou un atelier de danse libre, me décide à la poursuivre pour abus de confiance.
Jade arrive chez Gladys –la grande amie Gladys– à vingt heures. Elle en repart une demi-heure plus tard, très élégamment vêtue, et se rend au 60, rue des Jasmins. Elle en ressort à onze heures trente, repasse chez Gladys pour se changer, puis regagne la maison. Le «club» est un endroit discret, fréquenté par une clientèle d'habitués, hommes et femmes. Après un premier contact téléphonique avec la dating manager, j'ai dû remplir un formulaire d'inscription pointilleux, fournir un relevé d'identité bancaire, attendre une semaine que tout soit minutieusement vérifié. Et me voici dans la place. L'ambiance est feutrée, le cadre raffiné, et les prestations… à l'avenant. Corps souple en gel élastomère qui diffuse un parfum aphrodisiaque, peau satinée, bouche soyeuse, ma partenaire est dotée de cent trente programmes, mis à jour tous les six mois. Mieux que le Kama-sûtra! Une expérience déroutante, troublante. 
Bientôt, mes petites excursions érotiques ne me suffisent plus. Je veux savoir quel apollon cybernétique Jade rencontre, quelles fonctionnalités elle active lors de leurs lascives connexions. Mes propres explorations m'ont assez dévoilé la prodigalité des geishas synthétiques pour exciter ma curiosité. Les bioniques hétaïres présentent l'inestimable avantage –ou la regrettable faille– d'ignorer le mensonge. Je ne tarde pas à découvrir l'adonis de Jade, un des rares modèles auquel il est possible d'ajouter, moyennant une petite centaine d'euros, un plugin qui décuple ses capacités. Mais si je préfère, prend-on soin de m'informer, cet Eros multiprocesseur existe aussi en version féminine.
Désormais, Jade a son mardi; j'ai mon jeudi.
Photo: YLD,  tableau de Lika Kato