vendredi 31 juillet 2009

CQFD


Cette fois, j'ai affûté mes arguments. Rien ne m'arrêtera: c'est fini, on ne s'aime plus, autant se séparer. D'ailleurs, tu m'accorderas, Sabine, que…
Sabine n'accorde rien, ne concède rien. Jamais. Elle autorise ou récuse. Et, toujours, elle décide. Je suis à peine arrivé qu'elle me brandit sous le nez une lettre à l'entête d'un fameux institut de recherche. Nous avons été sélectionnés parmi un échantillon de mille personnes représentatives pour participer à un test destiné à prédire, en appliquant la méthode quasi infaillible de la modélisation mathématique, la durée de vie de leur couple, et donc du nôtre. Si elle veut une preuve par neuf de la déconfiture de notre vie commune, qu'à cela ne tienne! Tout compte fait, la chance me sourit. Nous avons rendez-vous le lendemain à 10 heures.

Une assistante nous introduit dans une petite salle vitrée et nous fait asseoir face à face sous l'œil inquisiteur d'une caméra.
– Vous allez discuter durant quinze minutes, nous explique-t-elle. Toutes vos émotions seront enregistrées et notées en fonction de leur intensité et de leur position sur une grille d'évaluation allant de +5, lorsque vous manifesterez de la tendresse, à –5, si vous vous mettez en colère. La discussion portera sur trois sujets de contentieux éventuels, que nous allons vous soumettre.

Il ne manquait plus que ça, comme si on n'avait pas suffisamment l'occasion de s'engueuler. Enfin là, c'est pour la bonne cause: une sommité va démontrer à Sabine qu'entre nous c'est fichu, que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre.
L'éminent professeur a bien vu, tout ce qui déclenche la tempête y est, argent, sexe, relations avec les beaux-parents. En matière de «sujets de contentieux éventuels» –encore qu'éventuel soit un euphémisme–, il aurait pu tout aussi bien nous proposer les incontournables vacances en famille (dans celle de Sabine, bien sûr), avec parties de badmington sur la plage et shopping en compagnie de la cousine Paula; l'ambition (qui me fait totalement défaut); le désir d'enfant (évitons, au moins, les dommages collatéraux…).
Une lumière verte donne le signal. Je fixe la caméra, oubliant Sabine, et m'adresse au grand ordonnateur, lui qui va capter mes sentiments, les répertorier, les disséquer. J'ouvre les vannes; tour à tour sarcastique, agressif, fielleux, je déverse toutes les rancœurs et les frustrations qui me rongent le cœur, hypothéquant même l'avenir par quelques allusions pernicieuses. Avec ça, je devrais atteindre un score négatif très honorable.
Le temps de prendre un café, et l'ordinateur crache ses résultats: 4,628 sur 5, ponctués du commentaire du ponte: «Félicitations, un couple à toute épreuve!»
– Mais que faites-vous de de la marge d'erreur, de l'écart-type, avez-vous considéré l'intervalle de confiance et la valeur de précision? balbutié-je, dans une dernière tentative pour infléchir la courbe tendancielle de mon aliénation conjugale.
Photo YLD

samedi 18 juillet 2009

Palimpseste


Dans un mois la maison serait vendue. Enfant, elle y avait passé toutes ses vacances; aussi irait-elle donner un coup de main pour débarrasser les lieux, jeter ce qui était inutilisable, récupérer ces babioles où s'était fossilisée une parcelle de chacun. C'est ainsi qu'elle avait exhumé un album photo dont elle était l'unique protagoniste, moins l'héroïne peut-être que la prisonnière. Agée de quelques mois, elle se blottissait dans les bras de sa mère; à un an, elle posait, étonnée, aux côtés de sa grand-mère; à deux ans, elle riait au bonheur d'un après-midi de printemps dans le jardin de ses grands-parents; à treize ans, elle traînait son vague à l'âme sous le soleil d'août. A ces clichés convenus d'une enfance somme toute banale succédaient de drôles de portraits –elle devait alors avoir une quinzaine d'années. Dans l'ovale de son visage, soigneusement découpé, s'enchâssaient une tête de loup, un cobra, une orchidée, une Montre molle, parfois même un caillou ou une simple tache rouge, pauvres expédients pour enrayer la dissolution de l'être.
Flash-back. Quelque chose émerge, qui déchire la mémoire. Lointain écho d'un chaos ancien. Vision effarée de l'abîme. Le corps douloureux, la pensée meurtrie. Black-out.
Puis elle fut là, protégée par la superbe insolence d'une autre, dont elle dupliqua les traits à l'infini, à la folie. Jusqu'à ce qu'elle terrasse ses mauvais démons.
Photo: Katharine Hepburn, Richard Avedon

samedi 4 juillet 2009

Chapeau!


Bibi, capeline, chapka, bob, haut-de-forme, panama… il y a des têtes à chapeau comme il y a des têtes à claques. On se souvient de l'invraisemblable casquette de Charles Bovary, du deerstalker de Sherlock Holmes, du stetson de Josh Randall. On n'imagine pas Charlot ou John Steed sans leur melon. Ces temps-ci, d'aucuns adopteraient volontiers le béret révolutionnaire du Che, tandis que d'autres, paradant enturbannées, préfèrent se donner des airs de Simone de Beauvoir. Dire qu'il suffit à certains d'un simple galurin pour vous fait tourner la tête: ah, le borsalino de Johnny Depp et de Peter Doherty!
Pour montrer à mon rédacteur en chef que j'en ai sous la casquette, je pourrais teinter mon propos de philosophie et discourir sur la malchance qui poursuit ceux à qui l'on fait toujours porter le chapeau. Le rédac chef ayant la tête près du bonnet, je ne m'y risquerais pas. Et si je ne veux pas me faire remonter les bretelles, il est temps de me retrousser les manches et de mouiller ma chemise.
Chaque fois que je lui remets un article, j'espère qu'il me tirera, enfin, son chapeau, mais allez écrire un papier qui décoiffe quand vous êtes chargé de la rubrique «Prospectives bancaires». Il parcourt mon billet, un léger sourire aux lèvres. Il a aimé? C'est dans la poche?
–Dis donc, tu m'as pas fait de chapeau!
Photo SLD