dimanche 8 novembre 2015

Cosmogonie domestique



C'est elle. Celle qu'il attend depuis toujours. Rousse aux yeux d'or. Réservée, douce, cultivée. Il représente son entreprise à cette réception donnée pour l'inauguration d'une nouvelle galerie. Elle accompagne un ami qui y expose. Il la reconduit, la laisse devant chez elle. Elle ne lui propose pas de prendre un dernier verre. Distinguée. Ils doivent se revoir dans quelques jours. Il veut avoir le temps de l'imaginer dans son univers quotidien. Un appartement de style contemporain, sobre, presque dépouillé. Camaïeu de gris, meubles design, estampes aux murs. Elégance et raffinement. Un intérieur lumineux, calme, luxueux, racé. Il la rappelle, l'invite à dîner. Elle hésite. Accepte. Il retient une table dans un restaurant très étoilé. Ambiance feutrée, décor épuré, cuisine minimaliste. Il se veut éloquent. Affirme, profère. Elle objecte que… Il l'interrompt d'un ton avantageux, disserte, professe «Dataréalisme[…] création de valeur potentielle[…] esprits étriqués, rétrogrades[…] esthétisme de la monétarisation[…] tellement évident[…]». Elle l'observe, silencieuse, sourit de temps à autre. Il la croit séduite. D'une assurance victorieuse, il s'impose jusque chez elle. Pénétrer dans son intimité, en prendre possession. Excité, impatient, il s'attarde quelques secondes sur le palier, puis s'introduit dans le saint des saints.
Monceau de coussins, débandade de poufs, fatras de livres, bibelots, vinyles. Orange, fuchsia, caramel. Reproductions de Francis Bacon, affiches d'Almodovar. Un effroyable capharnaüm. Un infâme pandémonium. 
L'univers chaotique d'avant l'intervention divine. La sienne. 
Photo: YLD

samedi 3 octobre 2015

Still Life

Chaleureux. C'est le qualificatif qui vient immédiatement à l'esprit lorsqu'on pénètre dans cette pièce. Le salon, puisque, de toute évidence, telle est sa fonction, est un quadrilatère dont trois côtés sont peints de couleur crème. Le sol parqueté est couvert d'un épais tapis aux motifs géométriques beige et ocre. Le long du mur de droite, par rapport à l'entrée, se dresse une bibliothèque en chêne brun patiné. Le bas du meuble se compose de trois tiroirs. Le haut est fermé par des portes en verre cathédrale. Le deuxième côté du quadrilatère est occupé par une large cheminée en pierre où crépite un feu. Sur le linteau sont disposés, de gauche à droite, une sphère armillaire, un cadre en métal doré renfermant la photo de deux enfants jouant sur une plage, probablement de Normandie, un solitaire en marbre et un vase Art nouveau. La baie vitrée, qui fait face à la porte, est masquée par des doubles rideaux en lin vert bouteille parsemés de grosses pivoines jaunes; ils ont été tirés de bonne heure, vraisemblablement pour échapper à morosité de ce dimanche gris et humide. Contre la paroi de gauche est appuyé un canapé en velours écru, surmonté d'un tableau, une nature morte de Juan Gris. Un lampadaire, entre la cheminée et la bibliothèque, et une lampe, sur le guéridon qui jouxte le canapé, éclairent le salon. Les deux luminaires sont coiffés d'un abat-jour festonné en lin blanc. Une chaîne hi-fi diffuse un morceau classique. Une oreille exercée reconnaîtrait la Sinfonia n°11 en sol mineur de Bach. Devant le divan se tient une table basse où sont posées une théière, une tasse, maintenant vide, et une assiette en porcelaine dans laquelle trois sablés ont été abandonnés. Une femme d'une cinquantaine d'années est assise sur ce siège –en fait, ni canapé ni divan, pas plus que sofa, mais bien une méridienne. Vêtue d'une robe en jacquard lilas, ses cheveux bruns remontés en chignon, elle lit. Un chaton s'amuse à envoyer une pelote de laine sous les rideaux, s'élance à la conquête du trophée et le dépose aux pieds de sa maîtresse. Celle-ci ignorant son offrande, il renouvelle son manège. Angela Soltieri vit dans cet appartement depuis trente ans. Elle y a emménagé le lendemain de son mariage avec Pierre Fontevrault. Elle y a élevé ses deux enfants. Victor, 25 ans, jeune avocat parti faire carrière à New York, et Agathe, 20 ans, entrée en juin à l'Opéra national de Bordeaux en qualité de premier violon. Angela et Pierre se sont séparés d'un commun accord il y a un mois. Elle a gardé l'appartement. Elle y vit dans l'immuabilité de l'instant. Une vie à la Vermeer.
Zhang Xiaogang, photo YLD

vendredi 21 août 2015

Ça se voit à son sourire

Belle? Aimée? En tout cas, regardée, dévisagée, contemplée. Des milliers et des milliers d'hommes, de femmes de tous âges se pressent devant moi, se bousculant pour m'approcher, m'observent, me détaillent. Beaucoup capturent mon image. Je ne m'en soucie pas. Certains font mine de bien me connaître.
Elle se trouve probablement dans une loggia: on peut voir un parapet juste derrière elle au premier tiers du tableau, ainsi que l'amorce de la base renflée d'une colonne sur la gauche. À l'arrière plan se trouve un paysage montagneux dans lequel se détachent un chemin sinueux et une rivière qu'enjambe un pont de pierre. Elle est habillée d’une robe sévère très sombre, plissée sur le devant du buste, dont les fils d'or brodés forment des entrelacs. Le décolleté dégage le cou et la poitrine jusqu'à la naissance des seins. Elle n'arbore aucun bijou. Une écharpe descend de son épaule gauche et les manches jaunes de son vêtement forment des plis nombreux sur ses avant-bras. Elle porte un voile sur ses cheveux défaits.
Tous essaient de me percer à jour.
Une femme assise sur un fauteuil de forme semi-circulaire seine Hände sind gekreuzt, auf einem Stuhl Arm ruht her bust facing right ヘッドほとんど顔 sido överblick su rostro se sitúa en un paisaje con horizontes lejanos y nebuloso. Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, mais toujours revient ce sfumato, dont vous me gratifiez, d'un ton tantôt docte ou admiratif, tantôt déconcerté ou embarrassé. Je m'amuse de votre perplexité.
Mon regard, qui vous fixe impudemment où que vous soyez, vous intrigue. Mon sourire énigmatique, fugace, ambigu, vous fascine. Vous me voyez heureuse, triste, indifférente, hautaine. Mystérieuse. Vous m'avez voulue connectée? Vous voici mon songe virtuel, mon rêve numérique. 
Jean-Jacques Lapoirie, photo: YLD 
livingjoconde.fr

dimanche 31 mai 2015

A voix nue


Sa voix. Mathilde en frémit. Langoureuse, veloutée, ferme pourtant. Envoûtante. Dimitri sculpte les mots, les nimbe d'une lumineuse opacité, les sertit d'une fougueuse irrésolution, les vernit d'une chatoyante subtilité. Ses phrases constellées d'ironie, de tendresse, d'insouciance, valsent, ondoient, voltigent. Il ne parle pas, il cadence, il polyphonise. Mélodique amoureux, amant atone, dissonant.
Ils avaient fait l'amour, en demi-ton. Un dernier baiser. Dimitri dormait déjà. Mathilde n'osait lui dire son dépit, ses attentes déçues. Son cœur avait son content. Son corps revendiquait sa part de bonheur, réclamait l'éloquence de la chair, la véhémence des sens. Elle passa une robe, enfila ses sandales et sortit dans la nuit. Elle courait droit devant elle, espérant fatiguer son désir. Elle arriva sur le port, enfiévrée, à vif. Elle s'allongea sur le bord du quai, livrant à la pierre encore chaude sa sensualité trahie.
L'homme s'assit à côté de Mathilde. Il lui effleura l'épaule, caressa ses cheveux, vagabonda de ses seins à ses fesses, se faufila entre ses cuisses. Elle l'accueillit avec gratitude. Il la prit. Tandis qu'il égrenait son solo, la voix vibrante et suave de Dimitri possédait Mathilde, tenait la note, jusqu'à l'ultime vibrato.
Tous les trois ou quatre mois, les missions de Dimitri l'emportent vers un autre port. Mathilde le suit. Le Havre, Hambourg, Melbourne, Marseille, Shanghai, Rotterdam… Elle se donne à des corps inconnus, ne sait d'eux que leurs hésitations ou leur impatience. Caresses furtives, étreintes farouches, bouche goulue, sexe injonctif, assouvissements rageurs ou cléments. Elle se fait malléable. Seules la révulsent les chevauchées mornes et incertaines, qui outrent trivialement les déficiences de Dimitri.
Mathilde les veut anonymes, ne leur dit rien, jamais, à aucun, les écoute à peine. Ils partent vite.
Quelques cigarettes pour amadouer son chagrin. Elle rentre au petit jour livide.
Photo: YLD, collages de Huda

dimanche 12 avril 2015

6868, allô Houston


Ça va aller. Prêt. Cinq, quatre, trois, deux, un… Démarrer. Ctrl alt suppr. Login. Ouverture express. Je suis en orbite. Le voyant passe de l'orange au moutarde. Je prends les commandes. Balayage sémantique. Reformulation. Les premières opérations se déroulent plutôt bien. J'enclenche la vérification ortho-typo. Là, quelque chose cloche. La justif se distend. L'approche se fractionne. L'interlignage se dilate. Le gris se lézarde.
– Allô 6868, ici 6191. Je ne maîtrise plus le slot. Qu'est-ce qui se passe? C'est le margin? Le padding?
– Non, tout est normal.
– Le versioning n'est pas stable?
– Pas très. Mais c'est pas ça.
Je contrôle le balisage assisté. Reset. Rien.
–Allô 6868. Tout a buggé. Maintenant, il me faut vraiment la procédure. 6868? Allô 6868, répondez!
– On cherche une solution, mais t'es complètement anamorphosé.
– Bon alors, je fais quoi?
– Pas de panique, le problème c'est juste que tu as épuisé tous tes Ctrl Z.
– Et donc?
– Ben… tu risques de te désintégrer dans l'espace insécable.
– Déconnez pas les gars. Vous allez me tirer de là, hein!
–OK, OK, on tente un ultime workflow.
Photo: YLD, Sourire angélique, Li Chen

dimanche 22 février 2015

A peine

Une poupée de porcelaine abandonnée dans une vitrine, pensait-elle chaque fois qu'elle surprenait son reflet dans le grand miroir qui dupliquait la salle du café. Teint laiteux piqueté de taches de rousseur, yeux myosotis, cheveux blonds relevés en chignon. Sage demoiselle en robe Liberty-col claudine. Tous les samedis soir, elle se mêlait à la bande, ou plutôt s'y adjoignait, obéissant docilement à l'injonction de Richard de l’y retrouver à neuf heures. Richard lui signifiait d'un geste hâtif –comme on jette un manteau sur une chaise– de s'asseoir à ses côtés, puis l'oubliait. Elle restait silencieuse, se croyant trop ignorante pour participer aux débats philosophiques ou aux discutions politiques qui enflammaient les autres. Et puis, Richard n’aimait pas les filles-à-idées, qui «cassent le charme». De toute façon, ça ne l’intéressait pas vraiment. Servitude volontaire, autodétermination, action spontanée des masses. Elle ne voyait rien de la vie là-dedans. Richard était le plus véhément. Il s'emportait, raillait, provoquait, ferraillait, jurait. Il discutait, sollicitait Gramsci, Nietzsche, convoquait Toni Negri, Rosa Luxemburg, parlait, parlait, parlait. Ses sempiternels discours légitimaient son inertie sentimentale. Elle ne se sentait pas de taille à refaire le monde, mais avec Richard à ses côtés elle aurait la force de construire sa vie, de leur fabriquer du bonheur à tous les deux, de colmater leur amour lorsque la fatigue, la lassitude le fissureraient. Et ça, elle voulait le dire, saurait le défendre. Richard lui avait concédé le sourire indulgent que l’on adresse à une enfant qui a interrompu une conversation entre adultes. Est-ce alors qu’elle avait commencé à y penser? Au printemps prochain –elle se donnait encore une année–, elle leur annoncerait son départ pour… Elle hésitait encore, peut-être oserait-elle Paris.
Ici, l'étroitesse des perspectives enkylose.  A vingt ans, on a le verbe haut et le pas pesant déjà. On traverse la vie à l'allure régulière et pataude de l'habitude. On se laisse glisser vers la maturité engourdie. L’imagination engoncée, le rire maussade, on pourrit sur pied.
Presque des gamins,  la vingtaine présomptueuse. Ils se réunissent le samedi soir au café. Elle s'assied un peu à l'écart, invisible et attentive. Dans le tumulte de la conversation, une voix s'élève, s'impose, péremptoire, ironique, querelleuse. Répartition des richesses, lutte contre l’austérité, le peuple souverain. Stéphane Hessel,  Podemos.
Il y a bien longtemps que Richard a renoncé à ses idées généreuses pour le billard. L'air vicié de l'ennui a flétri son idéal, il vire réac. 
Elle détourne son regard du miroir, qui lui reproche son visage triste et défraîchi. A quarante-cinq ans, on peut…toujours, on peut… quand même. Indignons-nous, réveillons-nous, c’est l’heure, exhorte la voix. 
Elle feint d'avoir encore le temps.
Photo: YLD, sculpture Paul Belmondo 

samedi 3 janvier 2015

Apocryphe


Pécheresse, femme adultère. Prostituée. Voilà ce qu'ils ont fait croire. Pas adultère. Adultération. J'étais sa compagne, sa disciple, épouse aimante, femme aimée. Nous voulions nous libérer des mensonges mercantiles qui nous asservissaient. Nous dénoncions leurs discours fallacieux, rejetions leur toute-puissance obscène, leur morale inconvenante. Chasser du temple les prévaricateurs, les spéculateurs. Nous n'étions pas très nombreux. Plus pour longtemps, pensions-nous. Bientôt…
Je vous maudis renégats, parjures!
Sa compagne, son apôtre. Aimante. Aimée. Pas une prostituée repentie. Sa complice, sa fidèle. Son amante. Toujours à ses côtés. Meurtrie, mais consentante, puisqu'il le fallait, puisqu'il le voulait, lorsqu'il lui demanda, à lui son meilleur ami, ce funeste baiser. Marchand dans ses pas quand ils le condamnèrent. L'accompagnant jusque dans sa souffrance exaspérée.
Espérant une ultime étreinte. Noli me tangere. Je ne t'ai pas retenu.

Sur mon lit, au long de la nuit, je cherche celui que j'aime. Je le cherche mais ne le rencontre pas. Il faut que je me lève et que je fasse le tour de la ville; dans les rues et les places que je cherche celui que j'aime. Je le cherche mais ne le rencontre pas. 

Tu m'avais délivrée des démons qui me tourmentaient. Égarée, je me suis peut-être sans doute abandonnée à nouveau à eux. N'attendez pas que je me repentisse, vous qui avez fait de lui –lui, mon glaive, ma flamme ardente–, vous qui avez fait de lui le fils de.
J'ai beaucoup aimé. Me pardonneras-tu toi que j'ai tant de fois crucifié sur mon corps impie?
Je te cherche mais ne te rencontre pas.
 Photo: YLD, sculpture J.-J. Lapoirie