vendredi 27 novembre 2009

Martingale


Vous vous êtes enfin décidé ce mardi (lundi n'étant pas un jour propice aux initiatives). Vous vous rendez dans le bureau de Christine. Soit elle est dans son bureau, soit elle n'y est pas. Si elle n'y est pas, vous pourrez toujours aller à la machine à café, où Claude s'empressera de vous raconter la dernière histoire drôle qui circule chez ses collègues du service commercial. Si elle est dans son bureau, vous vous assurerez qu'elle est de bonne humeur et, si tel est le cas, qu'elle est disposée à faire un brin de causette. Vous lui demanderez habilement si elle aime le cinéma –vous avez pris soin auparavant de vous renseigner auprès de son entourage; elle aime le cinéma. Si vous avez réussi à éveiller son intérêt, vous vous enhardirez à lui proposer de l'accompagner à L'Entrepôt, qui programme, en ce moment, une rétrospective «Grands Films structurels». De deux choses l'une: soit Christine accepte, soit elle n'accepte pas. Si elle n'accepte pas, vous trouverez une bonne raison de quitter sans tarder son bureau: vous avez un rendez-vous téléphonique urgent ou vous vous souvenez que vous avez laissé le lait sur le feu. Si elle accepte, après la séance, vous vous arrangerez pour l'inviter à prendre un verre et vous vous aventurerez peut-être même à lui déclarer votre flamme. A cette étape cruciale, soit elle partage vos sentiments et vous vous apprêtez à vivre une merveilleuse idylle, soit elle vous remet gentiment mais fermement à votre place –celle d'un collègue de bureau– et, une fois de plus, vous remarquerez amèrement: «Je m'intéresse toujours aux filles qui ne sont pas faites pour moi.»
Vous avez longuement réfléchi avant de vous lancer ce mardi (lundi n'étant pas un jour propice aux initiatives). Vous passez, l'air indifférent, devant le bureau de Christine et vous dirigez vers celui de Sophie. Soit elle est dans son bureau, soit elle n'y est pas. Si elle s'est absentée, vous pourrez toujours aller à la machine à café, où vous avez toutes les chances de rencontrer Claude, qui vous infligera une nouvelle histoire drôle. Si elle est présente, vous vérifierez qu'elle est bien lunée et, si tel est le cas, qu'elle vous prête une oreille attentive. Vous lui demanderez astucieusement si elle aime le théâtre –on vous a certifié que c'est sa passion– et si vous constatez une écoute bienveillante de sa part vous lui proposerez tout de go de l'accompagner à la Comédie-Française, où on donne une représentation unique de Rodogune. Deux possibilités peuvent être envisagées: soit Sophie accepte, soit elle n'accepte pas. Si elle refuse, vous trouverez une bonne raison de vous tirer de ce mauvais pas: vous avez un coup de fil urgent à passer ou vous vous souvenez que vous avez laissé le lait sur le feu. Si elle consent à passer cette soirée en votre compagnie, vous vous empresserez, dès la tombée du rideau, de l'inviter à dîner et vous vous hasarderez peut-être même à lui dévoiler votre passion. A cette étape décisive, soit elle vous encourage –Va, je ne te hais point– et vous serez sur le point de filer le parfait amour, soit elle vous remet gentiment mais fermement à votre place –celle d'un collègue de bureau- et vous déplorerez qu'elle n'ait pas pour vous les yeux de Chimène pour Rodrigue.
Vous avez longuement médité avant de vous y résoudre ce mardi (lundi n'étant pas un jour propice aux initiatives). Préférant rester dans l'expectative quant à Véronique, Agnès et Céline, vous vous enfermez dans votre bureau et vous plongez dans la lecture de L'Art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation.

Photo YLD

samedi 14 novembre 2009

Jugement dernier


Pardonnez-moi, mon père, parce que j'ai péché… Elle prononce la formule presque mécaniquement chaque samedi quand elle se confesse en vue de la messe dominicale. Elle avoue ses fautes –vénielles au demeurant, qu'elle n'a bien souvent commises qu'en imagination. En invente parfois pour le plaisir de se retrouver dans le noir du confessionnal. Véronique essuyant le visage du Christ, Madeleine séchant avec sa chevelure les pieds de Jésus. L'homme de Dieu lui remet ses péchés et lui signifie sa pénitence –un Notre père, un Je vous salue Marie–, qu'elle accomplit avec componction. Ce samedi-là, agenouillée devant l'autel, elle se met à dire ses prières coutumières, s'interrompt. Le regard rivé sur le tabernacle, elle articule: Je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible… La suite lui échappe. Elle fait une nouvelle tentative, exhumant les mots un à un. Elle reprend du début. Les phrases coulent avec plus de facilité, seules quelques hésitations en freinent ici ou là le flot. Elle persiste, recommence encore et encore. Elle récite maintenant d'une voix régulière. Ses genoux endoloris la clouent au prie-dieu. La douleur lui brûle le dos, lui enflamme la nuque, prend possession de son corps. Crucifié pour nous […], Il souffrit sa passion. Elle ne cédera pas. IL ne l'abandonnera pas. Elle psalmodie d'une voix blanche: Il reviendra dans la gloire/Lumière, né de la lumière/Il a pris chair […] s’est fait homme. Elle s'absorbe en un vibrant lamento, communie en une fervente mélopée, se consume en une ardente complainte, ravie en extase.
Une main se pose fermement sur son épaule.

-Cela suffit, ce n'est pas ce que le Seigneur te demande, tonne la voix de l'Eglise.
Ses yeux s'emplissent de ténèbres.
Alors Eve fut chassée du paradis.
Photo YLD