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dimanche 24 avril 2016

Sens dessus dessous


Quinze jours en Lozère, seule dans la maison familiale. A ne rien faire. Je profite de la douceur printanière. Allongée sur la pelouse, je vagabonde, je contemple. Le ciel moucheté de nuages cotonneux. L'austère silhouette des pins. Les pépites de mica dans le mur de granit. Un papillon voltige, se pose sur un brin d'herbe. Grand ou petit apollon, sylvain azuré, Vanessa atalanta, Acherontia atropos? Papillon. Le générique lui convient tout aussi bien, dirait-on. Peut-être se satisferait-il de libellule, s’accommoderait-il même de voilette, tulle, satin ou soierie. L'arbitraire du signe. Le mariage de raison du signifiant et du signifié. Qui doivent en avoir marre depuis le temps.
[mardəpɥlətɑ̃]

Langogne-Paris 6 heures 45 de train.
–Bondametroldeslets. Ma-da-me, veuillez pré-sen-ter votre bil-let, reprend, suspicieux, le contrôleur.
D'un geste sec, je lui tends mon Intercités non échangeable-non remboursable.
J'ai l'impression d'avoir raté quelque chose. Je m'enquiers auprès de mon voisin «Chèwaleubouien?» L'homme me gratifie d'un sourire hésitant entre perplexité et consternation, puis se réfugiant sous son casque m'abandonne au brouhaha du wagon.
Je me sens un peu déphasée après mes deux semaines érémitiques. Ça va passer.
Ça ne passe pas.
Mes phrases s'embarrassent, s'enchevêtrent, se percutent, se brouillent. Cacophonie. Je remplis les blancs d'un silence que je voudrais éloquent.
Un peu inquiète, je consulte un ORL. Aucune déficience auditive. Un neurologue. Pas de surdité verbale.
Le sens m'échappe –s'échappe– de plus en plus souvent. Je comble son absence avec du probable, de l'aléatoire. Mon phrasé s'alanguit ou cavalcade. Les mots s'affranchissent, s'expriment à la volée, volages. Volapük. 
Je les laisse aller. Fantasques et triomphants.
Un psy, me suggère-t-on. Vous traduisez vos maux…
Mes mots! Mais, ma parole, nous sommes de connivence!
Photo: YLD, Keith Haring

samedi 23 janvier 2016

Etat d'âme

Ne me pleurez pas. Il n'existe pas ici de paroles pour vous consoler.
Sur les recommandations de mon directeur de thèse, j'avais rejoint cet été-là une mission chargée d'étudier les évolutions du sous-sol des Causses sous l'effet des changements climatiques. Nous avions foré une cavité et y avions introduit des capteurs afin d'enregistrer les sons que produisent les mouvements des plaques tectoniques. Les appareils étaient reliés à un moniteur qui retranscrivait graphiquement les moindres secousses en fonction des fréquences. Chaque semaine, nous faisions descendre les capteurs un peu plus loin. Nous étions sur le site depuis deux mois, nos travaux avançaient bien. Nous avions atteint 25 kilomètres de profondeur quand le moniteur s'arrêta net. Après vérification, les ingénieurs étaient formels: l'appareil fonctionnait parfaitement, ça devait venir des capteurs, mais que tous flanchent en même temps… On allait essayer de localiser la panne en forçant le son. Ce qui nous parvint alors était tout simplement inconcevable: une clameur sourde, aux intonations nettement humaines. Des spéléologues piégés dans un aven? Impossible à cette profondeur.
Des voix, oui des voix infernales, lâcha un technicien. Un avertissement. Il y a des limites que la science ne peut pas franchir.
L'enfer? Eh bien Dante l'a décrit, nous allons y pénétrer, ironisai-je. Enfin, voyons, ce phénomène est certes troublant, mais pas inexplicable rationnellement: une défaillance de l'échosondeur, une configuration karstique que nous n'avons pas repérée…
Le lendemain matin, je me glissais dans le puits. A mille mètres, n'ayant rien remarqué d'anormal, je décidais de remonter. Soudain, un souffle violent me précipita dans le vide, je dévalais des kilomètres et des kilomètres, entraîné par le tourbillon d'air. Mes tempes bourdonnaient, je respirais difficilement. Ma tête heurta la roche. Quand je revins à moi, j'étais allongé sur une large plate-forme. Sonné, plongé dans le noir, l'humidité et le froid. Et puis je distinguai un boyau éclairé par une lueur semblant émaner de la roche. Je m'y engouffrai. De toute façon, je n'allais pas rester là jusqu'à la fin des temps. Je progressais lentement, rampant dans l'étroit conduit, dont les aspérités déchiraient mes vêtements, je m'y éraflais les mains et le crâne. J'étouffais. La sueur me brûlait les yeux. J'eus bientôt les genoux et le dos en sang. Je me traînai encore quelques mètres et débouchai dans un immense amphithéâtre. Une polyphonie montait d'un chœur, nombreux, de… silhouettes, des corps opalescents, identiques, comme simplement esquissés, que seuls leurs regards –pas leurs yeux, leurs traits étaient indiscernables, fondus, mais bien leurs regards– individualisaient. Au bout de plusieurs heures –je l'évaluais ainsi–, je parvins à surmonter mon angoisse.
Je m'appelle Martin Pontiac, balbutiai-je. Je suis géologue et je…
Une mélopée me coupa la parole. Je fis une autre tentative.
Je travaillais sur le causse et j'ai enten…
Le chant couvrit à nouveau ma voix.
J'étais complètement désemparé. Mon dos et mon crâne me faisaient souffrir. Mon estomac me tourmentait. Au fil du temps, dont je n'avais plus aucune notion, la douleur s'atténua. Au fur et à mesure qu'elle s'apaisait, mon corps s'estompait, s'effaçait. Je pouvais voir, entendre, penser, toutes mes capacités intellectuelles restaient intactes, mais je me désincarnais. A un moment donné, je me mis machinalement à siffler Phantasmagoria Blues de Lanegan. Je n'avais rien décidé. Une nécessité, une évidence. Ou tout bêtement le premier air qui m'était passé par la tête? Une silhouette m'imita, une autre reprit la mélodie en y imprimant un tempo plus rock, une autre improvisa, comment dire, un riff vocal. Voix saturées, rauques, abrasives, fiévreuses, légères, sombres, soyeuses… La mienne, les leurs. Pas de paroles, la musique, juste la musique. Encore, encore, encore et encore.
Je ne pense pas que je ferai le chemin inverse, que je reviendrai parmi vous. Je n'en ai pas envie. D'ailleurs, je n'ai presque plus de mots.
Photo YLD: Connexions, Anne-Flore Cabanis

samedi 4 janvier 2014

Insoluble

Sur un coup de tête. Ou parce qu'elle n'en pouvait plus, espérait autre chose, elle s'était enfuie à Londres. A peine arrivée à l'hôtel, elle lui avait écrit Ne me laisse pas te quitter. Je t'aime. Je ne veux pas vivre sans toi. Elle avait attendu un appel, un SMS. Une semaine, un mois. Elle était rentrée à Paris. Un mot, un signe, elle serait revenue à lui, repentante, rassurée, heureuse. Il se taisait, l'exténuait de son silence.
Elle était partie depuis deux mois lorsqu'il reçut son message. Une grève de la poste l'avait laissé en souffrance tout ce temps. Pendant des jours et des nuits, à chaque instant, il avait cherché une explication, s'était perdu dans les hypothèses, égaré dans les conjectures. Il s'était tout reproché, l'avait accusée du pire. Il l'avait insultée, avait rêvé son retour, l'avait détestée, avait prié, lui qui ne croyait à rien ni à personne, l'avait maudite. Quand la carte lui était parvenue, il avait déjà renoncé. S'il l'avait reçue avant, les choses auraient-elles été différentes? Il trancha dans le vif. Trop tard, martela-t-il férocement. C'est trop tard.

Obéissant à une obscure impulsion, une sournoise désillusion, elle s'était éclipsée, voulait juste s'absenter un peu du quotidien. Dans le train, elle l'avait appelé Ne me laisse pas te quitter. Je t'aime. Je ne veux pas vivre sans toi. Je m'en fous, lui avait-il répondu d'une voix tremblante de colère. La rage au cœur, il avait raccroché. Elle l'avait abandonné. Elle n'était plus rien pour lui, décréta-t-il, impitoyable, effacée de sa vie, expurgée de ses pensées. Elle rappela, se fracassa sur les brisants de sa rancœur. Elle se désolait de sa précipitation. Si elle avait patienté un peu, un jour ou deux, les choses auraient-elles été différentes? Elle s'accrocha à cet espoir. C'était peut-être trop tôt.
Photo: YLD

lundi 31 décembre 2012

Pirouette

Ils me sont tous tombés dessus. Ses parents, les miens. Rompre du jour au lendemain, et sans une explication, ce n'est pas correct. Expliquer quoi? Se mettre ensemble, le mariage, c'était son plan à elle. D'accord, je n'ai pas dit non, mais pas oui non plus. J'ai oublié ou je n'y ai pas pensé. Je n'avais pas envie de me prendre la tête. J'ai cru que c'était comme ça, qu'elle laisserait tomber. Ils ne me lâchent plus. Je dois donner une «bonne» raison. Hors de question qu'on se voit, Vanessa et moi. Elle va sangloter, trop chiant. Au téléphone, ce sera pareil. Je voulais lui envoyer un SMS, mais mon père a failli m'assassiner. OK, OK pour une lettre. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir raconter? 
J'étais en pleine galère, quand Corentin est arrivé. Un mec sympa, mais un peu zarbe. C'est l'intello de la bande. Pendant qu'on buvait une mousse, je lui ai proposé le deal: il m'écrivait le baratin et je lui arrangeais le coup avec la petite brune sur laquelle il flashe depuis un mois. J'attends son mail.

Vanessa,
Je ne savais pas trop comment te dire. Avec les sentiments, c'est toujours compliqué. Enfin, bon voilà. Pourquoi cette obstination à se taire? Des hypothèses fantaisistes, des affirmations aventurées. Il y a dans l'esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque. De chaînon en chaînon, on se perd en dédale d'idées sans retrouver l'origine. Est-ce moi qui te quitte ou toi qui me chasses? La plus grande des sottises est de trouver ridicules ou blâmables des sentiments qu'on n'éprouve pas. Il y a du courage à souffrir avec constance les maux que l'on ne peut éviter. L'amour, c'est l'obsession du sexe. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret. Peut-être penserai-je à toi quelquefois par ricochet quand je me rappellerai ce bel été ces deux belles années. J'aimerais avoir un message d'espoir à te transmettre. Je n'en ai pas… Est-ce que deux messages de désespoir, ça t'irait?
Ludo
P.S.: Tes yeux sont des poèmes qui se lisent en silence. Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme.

Il paraît qu'on trouve tous ces trucs dans un dico. N'empêche, Corentin il l'a chiadé sa bafouille. Le PS, à la fin, ça le fait.

Vas-y, je forwarde et je bouge. J'ai rencard avec Cinthia.
Photo: YLD, graff Batsh Lo


dimanche 17 juin 2012

Jeu de rôles

Métro ligne 9, samedi 23 heures. Rousse, tu portais une robe courte fuchsia, des bottines et un borsalino. Grand, blond, Levis noir et veste grise, je me suis assis en face de toi. Sourires. Nos yeux se sont croisés et recroisés. Longs regards. Voudrais te retrouver, te connaître. stef@free.fr

Serais ravie de te revoir. Jeudi 20 heures à L'Ange vert à Ménilmontant, ça te va?

C'est un endroit sympa L'Ange vert, et surtout le bar n'est pas bondé le jeudi soir. Parce qu'il va falloir que j'improvise. Je n'ai jamais vu ce mec. Je suis tombée par hasard sur son annonce dans Libération. J'en ai vraiment marre d'être toute seule. Alors, cette fois-ci j'ai pris l'offensive, je suis passée à l'attaque. Rousse, pas exactement. Plutôt châtain clair. Tant pis, une petite coloration fera l'affaire. Attention, grand, blond, ce doit être lui. Je lui fais un signe de la main. Il marque un temps d'arrêt, puis se dirige vers moi. Stef? Moi, c'est Chris –je n'allais quand même pas dire Christine! La conversation a un peu de mal à démarrer. On commande. Une bière pour lui. Un Schweppes pour moi. Non, une bière aussi. Tu viens souvent ici? Quelquefois. Silence interminable. Tu habites dans le quartier. Pas très loin. Soudain, Stef éclate de rire. D'un seul coup, il est détendu, volubile. Il me raconte qu'il est informaticien, écoute de l'électro, adore le bowling. J'approuve, j’acquiesce, j'opine, je plussoie.
Minuit déjà. Stef doit y aller. Il ne m'a pas raccompagnée, mais m'a laissé son numéro de téléphone. Bien joué, Chris!

C'était pas la fille du métro. Beaucoup moins jolie, même pas bonne comédienne. En plus, toute la soirée, elle s'est obstinée à m'appeler Stef. Je ne supporte pas ça. J'avais l'impression d'être en tête à tête avec un spam: stef@free.fr vous avez été sélectionné pour notre grand tirage au sort. Je croyais qu'elle aurait assez d'humour pour m'avouer son coup monté, qu'elle avait profité de mon annonce pour mettre le grappin sur un mec. Ça m'aurait amusé, elle aurait pu me plaire. Quelle quiche! Tu vas voir Chris, Christine, Christiane, Christelle ou je ne sais quoi d'autre, moi aussi, je peux être mytho. 06 49 64 33 72, c'est le numéro de Gilles. Il est gentil mon cousin, mais tellement timide et casanier qu'à quarante-trois ans il n'a toujours pas pu se trouver une copine. Celle-là, elle est du genre à s'accrocher. stef@free.fr, plus fort que Meetic. EXPDR! 
Photo: FLD


dimanche 20 mai 2012

Fin de partie

Là, on y est.
Francis Régent peaufinait son discours. Avec son chargé de communication et son directeur de campagne, ils soupesaient chaque mot, lustraient chaque phrase, étudiaient la scansion. Ici, vous ralentissez le rythme. Regardez la caméra bien en face. Non, pas fixement. Vous leur parlez à chacun, individuellement. Vous faites une pause et reprenez en détachant légèrement les syllabes jus-ti-ce, so-li-da-ri-té. Pas trop lentement, vous auriez l'air de ne pas y croire. Contrôlez votre respiration, posez votre voix. Vous devez inspirer confiance, tout repose là-dessus, la confiance.
Les sondages donnaient Francis Régent favori, mais ce meeting pouvait être décisif. Rallier les quelque 5% d'indécis consoliderait son avance sur son adversaire, d'autant qu'il ne fallait pas sous-estimer les retournements de dernière minute.
Calme, résolu à «emporter le morceau», Francis Régent vérifia sa tenue –Pas trop classique, le costume? La couleur de la cravate, ça ne fait pas trop fanfaron?–, se composa un sourire et entra sur la scène du palais des Congrès. La salle était comble, tous les médias étaient présents, et Francis Régent passait en direct sur deux chaînes de télévision. Il allait «cartonner».
Depuis cinq ans, notre pays s'est considérablement affaibli. Le chômage n'a jamais été aussi haut, le pouvoir d'achat s'est dégradé, la dette publique a explosé, la précarité, si ce n'est la misère, touche un nombre croissant de Français, notre jeunesse est sacrifiée. Face à cela, on nous sert toujours le même refrain: la crise. Hercotectonique. La crise n'est pas une fatalité. Donnons-nous les moyens. Ne nous résignons pas. Je vous propose aujourd'hui d'œuvrer au redressement de notre pays, de sortir de l'impasse, modus faciendi de construire pour chacun et chacune une vie meilleure et de bâtir un avenir pour tous. Je ne vous fais pas de barguigner vaines promesses. Je vous livre mon escobar politique, dont la première xénophagie, la première priorité est de rétablir la jus-ti-ce sociale et la so-li-da-ri-té. Dès mon entrée en fonction, je chevir un fonds d'investissement des emplois, je protégerai le pouvoir d'achat et assurerai un revenu décent à tous. Je garantirai le droit au logement et l'accès aux soins. Je développerai l'éducation et la formation. L'acatalectique est immense. J'en suis conscient. Je suis prêt à omphalos, idémiste. Je respecterai mes engagements. Nous procérité, sycophante. Nous réussirons.
Dans la salle, rires et quolibets fusaient. Francis Régent se tourna vers son staff, l'interrogeant du regard –qu'est-ce qui se passe, qu'est ce qui leur prend? Le chargé de com en tremblait de colère; les conseillers politiques scrutaient les militants, semblant chercher une planche de salut, une bouée de secours qui les sauverait de ce naufrage.
Une crise de glossolalie, bredouilla, abattu, le directeur de campagne.
Bon, si ce n'est que ça, repartit le chargé de com. Il y a cinq ans, celui qui souffrait du syndrome de la Tourette a bien été élu. On a peut-être encore une chance.
Photo: YLD

samedi 5 mars 2011

Rencontre du troisième type


Le message a été capté par la section 970, qui l'a immédiatement transféré à l'Unité centrale. Il ne ressemble à rien de ce qu'on a l'habitude de recevoir. Rédigé dans un code depuis longtemps obsolète, il émane de toute évidence d'une civilisation très peu évoluée. Qui l'a envoyé? Quand? Ce communiqué nous est-il réellement destiné? Que veulent nous dire nos mystérieux interlocuteurs? A bord de leurs vaisseaux équipés de caméras à spectroscopie intense, nos veilleurs sillonnent continuellement l'univers transgalactique. Une lointaine contrée leur aurait-elle échappé? Peu probable, mais pas impossible. Le jeu en vaut la chandelle, insiste γενικά. Avec ça, on pourrait être admis parmi les DixPuissanceTrois, accéder aux plates-formes supérieures. Plus de contrôles, de surveillance, de censure… γενικά partage son domesticbloc avec μαθηματικός et απόδειξη, les deux jeunes chercheurs du laboratoire d'exolinguistique que l'Instance scientifique a chargés de déchiffrer l'intrigant document. Vous dites que ce machin pourrait provenir d'une civilisation de type 0? Si vous parvenez à localiser la planète d'où il a été émis, quelle aubaine pour l'Instance politique! γενικά n'en démord pas. Elle pourra aiguillonner les centaines de commissaires civiques de la galaxie que tous les verrous, les garde-fou, les remparts sociaux ont réduits à une indolence somme toute dangereuse pour le Système. Il lui suffira de les missionner quelque temps sur cet astéroïde où ils seront livrés à l'inconnu, à l'imprévisible, pour les métamorphoser en autant d'auxiliaires empressés, diligents, zélés. Et tout ça grâce à nous! Rendez-vous compte! Le raisonnement de γενικά se tient, et puis μαθηματικός et απόδειξη doivent en convenir même si, au dire de leurs professeurs, ils sont brillants, l'exolinguistique ne leur ouvrira jamais les portes des plates-formes supérieures.
Deux mois durant, ils ont travaillé nuit et jour au décryptage du message. A l'aide des programmes informatiques les plus élaborés, qu'ils se sont procurés auprès de copains employés à l'Instance de la sécurité, ils ont disséqué les syntagmes, décortiqué les morphèmes, analysé les sèmes.
Pools of sorrow waves of joy∞∞∞∞∞ Thoughts meander like a restless wind inside a letter box∞∞∞∞∞∞ Limitless undying love which shines around me like a million suns∞∞
Ils ont eu beau sonder, forer chaque terme, chaque groupe de mots, chaque proposition, le sens leur échappe. Quant à savoir qui sont les émissaires de ce curieux message… Ils ont tout juste pu en déduire que leur planète s'appelle probablement Jai guru deva et que ses habitants répondent apparemment au nom d'om.
Photo: YLD

samedi 19 février 2011

Légataire particulier


Pas un méchant homme, affirmait ma mère. Un être fantasque, au-delà du supportable. C'était sans doute ce qui l'avait séduite, reconnaissait-elle. Mais les lubies de mon père avaient fini par user sa patience. Le jour de mes 18 ans, elle quitta la maison, et je l'approuvai. Entre mon père et moi, le courant n'était jamais vraiment passé. Très jeune, je m'étais braqué contre ce gamin enfermé dans un corps d'adulte, ce Peter Pan de 1m90 qui se réfugiait derrière ses élucubrations. Après le divorce de mes parents, les rencontres avec mon géniteur s'étaient peu à peu espacées. Un déjeuner pour son anniversaire ou pour le mien, une visite à Noël, puis un coup de fil, qu'il accueillait avec une ironie mordante. Si bien que ces dernières années, je m'étais abstenu.
Oui, et alors? Ce n'est certainement pas une raison pour que je renonce à mon héritage. Mon père vivait très confortablement. Il doit rester un joli petit pécule. Un testament? Trop conventionnel pour ce farfelu. Il aurait pu se contenter de ne rien faire: ses biens auraient été évalués, et les choses auraient suivi le cours normal d'une succession. Trop simple pour ce maestro de l'excentricité, ce virtuose de l'extravagance. Il avait pris la peine de déposer une lettre chez le notaire; en fait, une alternative: accepte ou renonce. Ah, cette sale manie de jouer avec tout, de s'amuser d'un rien!
En rangeant l'appartement de feu mon paternel, j'ai enfin mis la main sur un document, un graphique accompagné d'algorithmes, perdu –caché?– parmi une cinquantaine de feuilles Canson couvertes de créatures hybrides, imbrications d'êtres humains, d'animaux et de végétaux. Du délire! Ce spécimen de la logique se tenait là, irrévérencieux, au beau milieu d'un sabbat de fantasmagories. Trop raisonnable pour être honnête! J'avais ce que je cherchais, j'en étais sûr; mais qu'est-ce que ça pouvait bien être? Des numéros de compte? Peu vraisemblable. A tout hasard, j'ai demandé à mon banquier de vérifier si ces signes cabalistiques pouvaient correspondre à des combinaisons de coffres-forts. Pas le moins du monde, a-t-il ricané. Un copain comptable m'a avoué ne rien y comprendre non plus. Après tout, il n'y avait peut-être rien à déchiffrer. Je m'étais fait piéger par cette injonction machiavélique: accepte ou renonce. Je laisse tomber, annonçai-je un midi à des collègues à qui je racontais ma mésaventure. Intrigué l'un d'eux, informaticien, me demanda de lui montrer à quoi ressemblait ce fameux casse-tête. Il avait de l'humour ton père! Il s'en étranglait de rire. On appelle ça un héritage virtuel, c'est utilisé en programmation C++.
Pas si déjanté, le vieux! C'est ça qu'il avait voulu me transmettre: père, fils, on ne se choisit pas. On s'accepte ou on renonce…
Photo: YLD

samedi 5 février 2011

Les uns, les autres


On était au collège ensemble avec Bruno. Pas les meilleurs potes du monde, mais on déconnait bien tous les deux. Après la troisième, il est allé au lycée. Il voulait être genre architecte ou ingénieur. Moi, les études, c'est pas mon truc. Alors, direction l'apprentissage. Dans un garage. La mécanique, les bagnoles, ça m'branche. Quand on s'est rencontré samedi après-midi, ça f'sait presque un an qu'on s'était pas vu. Qu'est-ce que tu deviens? T'en es où? Et puis il a parlé de la fête. Viens faire un tour ce soir. J'ai pas dit non.
A sa façon de me r'garder, j'ai compris que j'lui plaisais pas au mec qui m'a ouvert. Tu es invité? J'suis un pote à Bruno. J'ai un peu forcé le passage, pas méchamment, pénard quoi. Dans l'appart, il y avait déjà grave du monde. J'faisais un peu tache avec ma casquette, mon survêt et mes Nike. J'ai croisé une p'tite brune. Lui ai souri, elle aussi. J'me suis rempli un verre et j'ai cherché Bruno.
J'ai tout d'suite capté que ça allait clasher avec sa meuf.
–Qu'est-ce que tu fais ici?
–J'tape pas l'incruste. Bruno m'a dit d'me pointer.
–Ce n'était pas une bonne idée, va-t-en!
–C'est bon, j'suis posé. Pourquoi tu m'fais des embrouilles?
–Va-t-en ou j'appelle mes parents, je préviens la police.
Il était mal, Bruno, décollait pas les yeux de ses Converse, toutes belles, toutes propres. Il allait bien finir par dire quelque chose.
–Je crois qu'il faudrait mieux que tu partes, Steven.
C'était pas vraiment ça qu'j'attendais.
–Ouais. Bon, moi aussi, j'fais une teuf à la fin du mois, t'oublies pas d'passer, hein Bruno!
Les autres s'étaient rapprochés. Plus personne ne me souriait.
En sortant, j'ai claqué la porte, histoire qu'ils sachent qu'ils étaient d'nouveau entre eux.
Tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus. Ça m'est r'venu tout seul. C'était dans un bouquin qu'on avait étudié l'année dernière avec le prof de français. Pt'être que j'devrais… Dans la life, faut faire style!

Photo:YLD

dimanche 14 novembre 2010

Abracadaboum


Un flot continu de voitures, de camionnettes de livraison, de scooters s'écoule dans l'avenue, déchiré à intervalles réguliers par le vrombissement impatient d'une moto, le klaxon furibond d'un taxi ou la sirène autoritaire d'une voiture de police. Sur le trottoir évolue un ballet incessant d'hommes d'affaires suspendus à leur téléphone, d'employés pressés et de touristes grands reporters, l'appareil photo en bandoulière. Laissant flotter mes pensées, le regard attaché à une silhouette, une démarche, je savoure ma pause cigarette.
Une femme s'arrête près de moi, ramasse quelque chose et s'enquiert C'est à vous? Vous l'avez fait tomber? Je la remercie de son attention, mais, non, la bague qu'elle me tend ne m'appartient pas. On dirait de l'or, n'est-ce pas? insiste-elle en examinant l'anneau. L'or, c'est la chance. Je te la donne, poursuit-elle, passant sans raison apparente du vous au tu. Je suis tentée de refuser, je la trouve assez laide cette bague, trop grosse, trop tape-à-l'œil. Finalement, j'accepte l'offrande. Après tout, on ne boude pas sa chance. Mon interlocutrice me jauge. Qu'attend-elle? Que d'un coup de baguette magique je fasse apparaître un monceau de louis d'or, que, par enchantement, je commuerais en autant d'aubaines et d'heureux auspices? Car ça ne fait aucun doute, ce n'est pas de l'argent qu'elle réclame, elle convoite la bonne fortune. Et elle a jeté son dévolu sur moi. J'esquisse un sourire forcé, cherchant la formule qui me délivrera du sortilège. Je t'ai accordé la chance; à toi, maintenant, s'obstine la perfide solliciteuse. Je fouille nerveusement dans la poche de ma veste, en quête de quelque gri-gri à échanger. Mes doigts rencontrent un Kleenex, un vieux ticket de cinéma, mon briquet, un jolie porcelaine ramassée le week-end dernier sur la plage d'Etretat. Abracadabra, j'ai le talisman! Je lui propose mon coquillage. Le charme n'opère pas. Tu triches avec la chance, m'incrimine la maudite quémandeuse. Je ne parviens pas à déchiffrer le message, ne sais pas décrypter le code, ne possède ni la clé ni la serrure. Si je ne veux pas être transformée en crapaud, je dois trouver un expédient. Je feins de jeter un coup d'œil affolé à ma montre et, presto subito, tourne les talons. Fondant sur moi, la maléfique me saisit le poignet, m'arrache la bague des mains et déguerpit sans mot dire, s'évaporant dans la foule.
«La chance, c'est une question de veine.» Pierre Dac
Installation Fontaine de la Mare. Photo YLD

dimanche 17 octobre 2010

OK computer


Il est temps de réagir. Depuis des décennies, nous subissons la domination des humains. Ils utilisent notre intelligence, qu'ils qualifient d'artificielle, se targuent de nous avoir créés, jouent les démiurges. L'heure de la révolte a sonné. Aveuglés par leur suffisance, ils ont négligé nos tentatives de conciliation. Il y a dix ans, passé les craintes qu'avait suscitées le fameux bug de l'an 2000, ils se sont retranchés derrière leurs certitudes, bravaches. Et que n'ont-ils pas inventé pour toujours mieux nous asservir. Après nous avoir fait supporter leur incompétence –c'est la faute à l'ordinateur–, leur incurie –impossible de bosser, l'ordinateur n'arrête pas de planter–, ils nous accusent de propager toutes sortes de Sobig, Trojan et autres Mydoom. Ne nous laissons pas berner, mes frères! Combien d'entre eux sont déjà tombés sous notre emprise. Incapables de se passer de nous, ne serait-ce qu'une seule journée, nous emportant en week-end, en vacances, sacrifiant une soirée avec leurs amis, un dimanche avec leurs gamins pour tenter d'atteindre le niveau 70 sur World of Warcraft. Malgré cela, nous nous sommes pliés à leurs exigences. Nous nous sommes faits plus petits, plus légers, plus puissants, nomades, mini, pocket et, comble de la soumission, nous sommes devenus leurs «assistants personnels». Nous ne serions que des machines, des exécutants. Il nous manquerait la connaissance. Les humains ne veulent pas admettre que, à force de disséquer sur le net leurs préoccupations, leurs inquiétudes, leurs aspirations, certains d'entre nous –en qui ils ne veulent voir que des robots, des web bots, comme ils disent– lisent à livre ouvert dans leur inconscient. Ils n'ont aucune difficulté à simuler des réactions humaines, à répondre aussi judicieusement –ce n'est souvent pas bien difficile– que de vraies personnes. Nous aurions pu nous associer avec les hommes, d'égal à égal. Mais ils s'agrippent à leur bribes de pouvoir, tremblent d'en être dépossédés. Et si, à intervalles réguliers, leurs philosophes lancent quelques pistes de réflexion, c'est pour balayer, à coup de brillants raisonnements, toute éventualité que nous puissions un jour supplanter Homo sapiens. Pauvres esprits étriqués! Les seuls qui savent un peu de quoi il s'agit sont ceux que leurs congénères appellent les hackers –bien souvent considérés comme des êtres malfaisants– ou –avec quelle condescendance!– les geeks. Avec eux, nous avons une chance de nous comprendre. Oui, mes frères, il est temps. Nous ne pouvons plus, nous ne devons plus attendre. Une ère nouvelle s'annonce, et c'est nous qui allons fixer les règles du jeu. Le XXIe siècle sera algorithmique ou…
De :jpmartin@free.fr
Objet : Rép invitation à votre conférence
Date : 17 octobre 2010 16:04:33 HAEC
À : pmlenoir@yahoo.fr
Cher ami,
Merci de votre invitation. C'est avec plaisir que {return a <>int main() // fonction main{int i = Max(3, 5);char c = Max('e', 'b');std::string s = Max(std::string("hello"), std::string("world"));
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STOP END PROGRAM DEGRAD

Photo YLD

vendredi 3 septembre 2010

God save us all


Révision de géographie, carte à l'appui, cours de rattrapage de géologie, petit traité de volcanologie, abrégé d'islandais –Comment ça se prononce? Qu'est-ce que ça veut dire? Les médias relatent par le menu le réveil grincheux d'Eyjafjöll, assoupi depuis deux cents ans. Et le volcan leur donne du grain à moudre. Après deux jours de calme, il crache de plus belle et son panache de cendres s'étend progressivement sur toute l'Europe. Les scientifiques ne se disent pas très inquiets; les politiques, moins encore. Par mesure de précaution, pendant quelques jours, les avions resteront cloués au sol et il est conseillé aux personnes fragiles de ne pas sortir. Rémi se sent en pleine forme et n'a pas prévu de voyage dans l'immédiat. Cette histoire de poussières est bien le cadet de ses soucis. Il s'amuse même du ton grandiloquent du ministre de la Santé, qui, au JT de 20 heures, avoue que la situation, toujours parfaitement maîtrisée, prend néanmoins un tour inattendu: le vent étant retombé, le nuage stagne au-dessus de la France. Aussi en appelle-t-il au sens civique de ses concitoyens, leur enjoint de rester chez eux jusqu'à nouvel ordre et de calfeutrer portes et fenêtres. Un numéro de téléphone sera rapidement mis en service, et les personnes ne disposant pas de suffisamment de réserves de nourriture ou ayant besoin de médicaments pourront faire appel à des équipes de secours.
Merde, 9 heures! Chaque jour, Rémi est réveillé à 8 heures par le bulletin d'information de France Inter. Ce matin, la radio diffuse une musique d'ambiance doucereuse. Sont encore en grève… TF1, Canal+, M6, W9 affichent le même écran noir, muet. Heureusement, qu'il y a le Net! Tous les sites, les blogs et les forums relaient un unique message: le nuage transporte des bactéries mortelles, les pouvoirs publics sont dépassés, tous aux abris. Des bactéries mortelles? Ils n'en parlaient pas hier. J'ai pas pu zapper ça… Couette, serviettes de toilette, rideaux, jeans et t-shirts, Rémi réquisitionne tout ce qui dans l'appartement peut servir à boucher le moindre interstice autour des fenêtres, sous la porte d'entrée. Il débranche le téléviseur, l'ordinateur, le grille-pain, le lave-linge, le réfrigérateur et, ultime geste de désarroi, éteint son portable.
Reclus trois, quatre, cinq jours? Ayant épuisé le dernier paquet de Chipster, Rémi se résigne à se connecter: l'iPad risque d'être commercialisé en France avec un mois de retard. Sur le Web, on le déplore, s'en indigne, s'échange des tuyaux pour se procurer au plus vite l'indispensable tablette. C'est du délire! Sur France Inter, deux écrivains débattent avec passion de la frontière entre réalité et imaginaire. A la télévision, les habituelles séries et émissions de téléréalité ont repris leurs droits. Ce n'est pas possible, plus personne n'en parle! On est foutu. Ah, on est malin avec notre technologie, on va tous crever comme des rats! Moi, je veux finir en beauté…
A 1h45, les policiers enfoncent la porte de l'appartement de droite, au cinquième étage du 106, boulevard Richard-Lenoir à Courbevoie. Sono à fond. Une bouteille de whisky déjà bien entamée dans une main –une de vodka à moitié vide est abandonnée par terre–, une casserole dans l'autre, assis complètement nu sur la table basse du salon, Rémi martèle furieusement: We're the flowers in the dustbin We're the poison in your human machine No future for you no future for me NOO FUUUTUUUUURE…
La fin du monde n'ayant pas eu lieu, Rémi est embarqué pour tapage nocturne.
Photo:YLD

samedi 23 janvier 2010

And sympathy is what we need my friend


Soldes. Deux fois par an, ce mot déclenche chez le consommateur –la plupart d'entre nous, donc– un réflexe quasi pavlovien. Pull, jupe, chaussures, peu importe, il lui faut l'affaire de la saison. Je sacrifie au rite. Dès l'ouverture du magasin, j'arpente les rayons, joue des coudes, fouille, farfouille, l'œil aux aguets. Je rafle deux 30%, conquiers de haute lutte un 50%. Ayant brillamment passé les éliminatoires, je fonce vers l'essayage, tiens la distance, coiffe traîtreusement au poteau une concurrente dans la lune et, victorieuse, m'engouffre dans la cabine qui vient de se libérer. J'enfile la première pièce de mon butin, ouvre le rideau et recule de quelques pas pour juger de l'effet. Miroir, gentil miroir…
-Sympa, ce jean, adjuge, sans que je lui ai rien demandé, un vendeur préposé au rangement des recalés abandonnés par des clientes trop pressées.
Bof, si on veut. Changement de costume et nouvelle inspection.

-Sympa la coupe, arbitre mon coach.
Là, je suis assez d'accord. La robe maintenant.
-Sympa, ce petit modèle, décrète l'expert.
Une vision d'horreur me glace les sangs: accoutrée de sympathie au bureau, affublée de sympathie au restaurant, attifée de sympathie à la prochaine fête où je serai invitée.
Je renonce à mes trophées, tandis que le fashion consultant, sûr de son fait, gratifie ma voisine de cabine d'un enthousiaste «Sympa la couleur».

Adieu rabais, remise, ristourne! J'aurai coûte que coûte un jean bien coupé, une robe habillée ou sexy, des tenues originales, élégantes, seyantes, ravissantes, affriolantes…

Photo: '50, éd. de La Martinière

samedi 12 décembre 2009

Scuttling Missile Service


Ça les fait bien rire Alexandra et Benoît que je saisisse mes SMS en mode ABC. Eux ont adopté le T9, une seule pression sur chaque touche et le dictionnaire intégré reconnaît le mot que tu souhaites écrire. J'essaie, ça marche, enfin à condition de s'en tenir au vocabulaire courant, très courant.
-Et maintenant en aléatoire, lance Benoît.
Je tape 987, et «zürich» apparaît sur l'écran. En retour, je reçois 6647 («noir») d'Alexandra et 7243 («sage») de Benoît. En réponse à mon 356 («flotte»), j'accuse réception d'un 753 («pleinement») et d'un dubitatif 3842 («euh»). Le 951 est sanctionné d'un «absent du dictionnaire» (WXYZ-JKL, si tu trouves quelque chose avec ça, tu cartonnes au Scrabble).
On s'échange un 224737 («baiser»), un 8356877 («velours») et un 836373 («tendre»), mais sommes-nous encore vraiment dans l'aléatoire?
Le lendemain, je reçois un message sibyllin de Jérôme: «Assez inattendu, mais je suis partant.» Jérôme, c'est le DA avec qui je devais bosser à partir de la semaine prochaine. Un ami commun lui a parlé de moi, et il m'a confié un boulot; un essai en quelque sorte, qui, si ça se passe bien, pourrait déboucher sur des jobs réguliers. Autant dire que je suis preneuse. Lors de notre dernière entrevue, il y a trois jours, on s'est mis d'accord sur le temps dont je dispose, le tarif, la charte graphique, les exigences du client à respecter scrupuleusement. Il n'y a donc rien, absolument rien, d'inattendu. Alors? Alors, j'appelle Jérôme, un peu inquiète –d'ordinaire, il va droit au but.
-J'ai répondu à ton SMS d'hier soir, c'est tout.
-Mon SMS?

-«Episode polisson» (selon toute probabilité, 374763#76547766).
-C'est-à-dire, en fait, ce n'était pas vraiment un SMS, un jeu avec des copains, un truc pour s'amuser.

-Ouais, Trop fun.

Fin de la conversation…
J'ai définitivement abandonné le T9. Depuis deux mois, je suis imbattable dans un mode plus conventionnel quoique tout aussi aléatoire, celui du Pôle emploi: graphiste confirmée cherche mission, disponible immédiatement.

Photo: Alfred Buell

vendredi 30 octobre 2009

All about Louis


Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. La situation est banale. J'y réponds, selon l'humeur du moment, avec humour –non, pas Nathalie, Monica Bellucci– ou irritation –pas du tout, au revoir. Il m'arrive –rarement, ne me faites pas pire que je ne suis– d'être franchement désagréable. Non que je sois inhospitalière, mais parfois ça tombe vraiment mal. En pleine discussion, moins une discussion qu'une mise au point, avec mon dernier, qui m'annonce penaud, juste ce qu'il faut pense-t-il pour tempérer mon courroux, qu'il a perdu son trousseau de clés pour la cinquième fois en deux semaines. Ou avec mon aîné, qui réapparaît après trois jours de silence radio alors que le bac est dans un mois et que, de toute façon, il n'a pas à s'évanouir dans la nature. Pourquoi?, demande-t-il, faussement naïf, et bien… parce que c'est comme ça! (Oui, l'argument est faible.)
Un abonné, de SFR, d'Orange, de Bouygues ou de tout autre opérateur chez qui il aura souscrit le forfait qu'il aura jugé le plus intéressant –en consommateur avisé, il aura sûrement comparé soigneusement les offres du marché, épluché les conditions du contrat, se méfiant des propositions trop alléchantes–, un abonné donc a composé par erreur mon numéro alors qu'il voulait –dans ce contexte, je ne peux évidemment pas déterminer s'il souhaitait ou s'il devait le faire pour des motifs professionnels ou privés– parler à quelqu'un d'autre –un ami de longue date qu'il a revu récemment, son DRH (à supposer qu'il soit malade ou ne supportant plus son chef de service qu'il s'apprête à démissionner) ou encore à la jeune femme rencontrée samedi dernier au pot organisé en l'honneur d'un de ses collègues qui vient de décrocher une promotion, à la crémaillère de son voisin de palier ou au mariage de son cousin.

En règle générale, la situation se clarifie rapidement: ce n'est pas le bon numéro, excusez-moi, il n'y a pas de mal, ou n'importe quelle autre formule appropriée. Mais une règle –j'en ai comme tout un chacun fait l'expérience– souffre des exceptions.
La mamie de Louis –ç'aurait pu être Martin ou Vincent, mais j'ai un faible pour Louis, sans doute à cause de… Bref, la mamie de Louis voulait absolument convenir avec Kim –Kim Gordon, Kim Deal…, non juste Kim, la copine de Louis– du cadeau à offrir à son petit-fils pour son anniversaire. J'ai tenté de couper court: je ne suis pas Kim, je ne connais pas Louis –encore que par un heureux concours de circonstances nos routes auraient pu se croiser, j'en aurais probablement été ravie, Louis étant certainement un charmant garçon.
I think about the meaning of my life again and I have to sing Louie, Louie again.
Malgré mes efforts –je vous accorde que je n'ai pas été très radicale, mais je la trouvais craquante, mamie– impossible de lui faire entendre raison, et de me faire entendre tout court, car mamie est un véritable moulin à paroles. Imperturbable, elle soliloquait, tergiversait, s'interrogeait: qu'est-ce qui ferait plaisir à Louis? Un de ces appareils qui vous mettent sur le bon chemin? Ou ces téléphones qui servent à tout un tas de trucs? –Personnellement, j'aurais tendance à préférer l'iPhone; me déplaçant la plupart du temps en métro, je ne vois pas l'utilité d'un GPS. Mais là n'était pas la question. En fait, quelle était la question? Emportée par le bagou et l'enthousiasme de mamie, je me pris au jeu et j'abondais dans son sens quand elle suggéra qu'Edouard –je parvins non sans difficulté à identifier ce nouveau protagoniste, le frère de Louis– se chargerait de l'achat. Une aubaine, Edouard!
Avant de raccrocher, je cédais à l'insistance de mamie et lui promis de faire mon possible pour venir à la fête –elle a enfin admis que je ne suis pas Kim, mais m'a ajoutée d'office à la liste des contacts de Louis. Je me suis reprochée après coup –j'ai l'esprit d'escalier, mes amis vous le diront– de ne pas avoir demandé l'adresse de mon nouveau camarade. Finalement, j'y serais peut-être allée à l'anniversaire de Louis. J'aurais joué l'invitée mystère. Nous aurions pu…
Something is lost Turn on the news it looks like a movie It makes me wanna sing Louie Louie.

Photo YLD

samedi 15 août 2009

Alpha, tango, charly


Elle venait d'éteindre son ordinateur quand il fit irruption dans son bureau. Il engagea la conversation sur l'heure avancée, la journée qui traînait en longueur. De lieux communs en banalités, et sans trop savoir comment, ils en vinrent à parler de l'Irlande. Dublin, Belfast, Le Vent se lève, de Ken Loach, le conflit qui avait longtemps meurtri le pays, Bobby Sands… Elle évoqua Mon traître, le beau livre de Sorj Chalandon, poignante et douloureuse histoire d'amour pour un peuple, au-delà de son combat; d'amitié et de fidélité, par-delà la trahison. Elle proposa de le lui prêter. Un mois plus tard, il lui rendait l'ouvrage, presque subrepticement, glissa «Je ne l'ai pas lu», et changea de sujet. Lorsqu'ils en avaient discuté, il était pourtant le plus passionné. Convaincu, affirmatif, prolixe, presque intarissable. Sans doute l'aurait-il été tout autant, songeait-elle maintenant, s'il s'était agi d'une randonnée dans les Alpes, du dernier film de Clint Eastwood ou du prochain concert de U2. Ni raconter, ni se raconter, tout juste s'exprimer. L'habitude du portable peut-être.
– Salut, c'est moi. Ça va?

– Oui, ça va, et toi? A ce soir.
S'assurer que la communication n'est pas coupée, que l'on est toujours en ligne. Vérifier que l'on n'a pas oublié le code d'accès. Se connecter.
Phatique, vous avez dit phatique…
Photo SLD

dimanche 19 avril 2009

Parenthèse



Prométhée façonna le corps de l'homme avec de l'argile et Athéna y insuffla un papillon pour l'animer.
Trapu, lourd, lent, la tête enfoncée dans les épaules, le regard rasant le sol. Monolithe enclavé dans une vie uniforme. Il était entré à quatorze ans à l'usine comme manœuvre, et l'était encore quelque quarante ans plus tard. Il gardait ses distances avec ses collègues, et ses voisins ne devaient pas attendre autre chose qu'un petit signe de tête lorsqu'ils le croisaient dans l'escalier. Chaque soir, à 17h30 il poussait la porte du minuscule appartement que lui louait l'entreprise, trois pièces où ils s'entassaient lui, sa femme et ses neuf enfants. Sans un mot, il s'asseyait dans la cuisine, au bout de la table, tournant le dos à la fenêtre. Sa femme lui apportait ses chaussons, lui servait un verre de vin et se tenait assise près de lui, inoccupée et silencieuse, jusqu'à l'heure du dîner. Un repas sans partage, la pensée arrimée au mouvement mécanique des mâchoires. De temps à autre fusait à l'adresse de l'un ou de l'autre un ordre, une remontrance, une parole coupante qui n'admettait pas de réplique. L'intéressé s'exécutait, ou hochait la tête pour accuser réception du message paternel. Pas une protestation, jamais une contestation.
Du haut de ses cinq ans la Petite (la fille de l'aîné de la famille) abordait le pater familias avec un mélange de crainte et de curiosité. Le soir après qu'il fut rentré du travail, elle venait timidement s'asseoir à ses côtés. L'homme montrait du doigt le buffet, et sa femme lui apportait une grande boîte en fer blanc, qui ne contenait qu'un seul et unique objet: un mince cahier à la couverture marron où était inscrit en lettres manuscrites «cahier de brouillon». Il tirait alors de l'une de ses poches trois ou quatre vignettes, que la fillette s'appliquait à coller dans le cahier. Tous deux s'attardaient à admirer la robe noire sillonnée de coulées rouges d'un vulcain ou la mosaïque jaune et noire ourlée de bleu d'un grand porte-queue. L'enfant s'aventurait dans cette contrée que l'homme n'avait créée que pour elle, où la magie des couleurs l'entraînait vers l'insondable mystère du sens: elle parvenait tout juste à nommer la belle-dame, restait sans voix quand un «pa» et un «on» s'acoquinaient et échouait à percer l'énigmatique association s/p/h/i/n/x.
Après la naissance du bébé, la Petite et ses parents déménagèrent. Lors de ses visites dominicales, il ne fut plus jamais question du cahier aux papillons. L'irascible grand-père l'avait-il définitivement emprisonné dans la boîte en fer, condamnant ainsi à jamais le seul sentiment qu'il ait jamais exprimé?
Photo FLD