samedi 21 septembre 2013

Mnémosyne s'en va

Je vais beaucoup mieux maintenant. J'ai certainement été gravement malade pour que papa et maman me laissent ici. Une maison de retraite, m'a affirmé un monsieur, le docteur Je-ne-sais-qui. Il a voulu dire une maison de repos, ou bien il plaisantait. Ça ne m'a pas fait rire. J'ai dû attraper une mauvaise grippe ou une vilaine rougeole. Enfin, quelque chose de très embêtant, sinon papa et maman m'auraient gardé près d'eux. Parfois, j'ai l'impression d'être là depuis longtemps, mais je dois me tromper puisque papa et maman ne sont pas encore venus me voir. En tout cas, je suis guérie, je me sens parfaitement bien, je vais le dire au docteur Je-sais-tout pour qu'il prévienne papa et maman. Cet endroit n'est pas vraiment désagréable, il y a un grand parc, où l'on m'accompagne quand il fait beau, on nous sert souvent de bons gâteaux et les confitures du petit déjeuner sont délicieuses. Mais je ne comprends pas pourquoi on a placé une petite fille parmi toutes ces vieilles personnes, si laides et si tristes. Et puis il y a cet homme, vieux lui aussi, qui me rend visite chaque jour. Il est gentil, mais tellement bizarre. Il s'assied près de moi, me parle d'inconnus –des enfants qui m'aiment, qui habitent loin, qui pensent fort à moi–, mais jamais de papa-maman. De temps en temps, il feuillette un album, il me montre deux petits garçons et une fillette, un pavillon entouré d'un jardin fleuri, une ville avec des bateaux, une plage, il égrène des noms, Louis, Alexandre, Lisa ou peut-être Louisa ou Lucas, Venise, Chatou, il murmure tu te souviens des vacances à Arcachon, et là… Je ne connais rien de cela, ni cette dame dont il possède plein de photos et qui porte le même prénom que moi. Cet après-midi, je lui ai dit que tous ces gens ne m'intéressaient pas, qu'il devrait aller chercher papa et maman au lieu de me barber avec ses histoires. L'homme a pris ma main dans la sienne. D'une voix brisée, il répétait, obstiné, Clara, je suis Franck, ton mari, ton mari. Je suis ton mari. J'ai crié, crié. L'infirmière lui a demandé de s'en aller; je devais me reposer. Je ne suis pas fatiguée; je ne veux plus rester ici. Je vais écrire une lettre à maman. Elle n'acceptera jamais qu'un sale bonhomme ennuie sa petite fille. Papa sera furieux. Ils me ramèneront tout de suite à la maison. Comme je suis impatiente de partir, de retrouver ma chambre, mes amies et surtout ma poupée Dora.
Photo: YLD

samedi 7 septembre 2013

L'ordre des choses

Anthony Meillard, né à Amiens, se sent à l'étroit dans son costume de fils d'ouvriers. Son père, Jean-Claude Meillard, est maçon; sa mère, Laurence Meillard, née Lietois, femme de ménage. Anthony Meillard est doté d'une intelligence moyenne, que compensent un sens aigu de la débrouillardise –un roublard, disent certains– et une ambition sans bornes. A dix-sept ans, il claque la porte du domicile familial, vit d'expédients: voleur à la tire, dealer, il se fait même un temps entretenir par une pauvre fille qui croyait que le trottoir la conduirait à la mairie. Ses errances le mènent à Véseneuves, un bourg d'Indre-et-Loire où se morfond Amaury Velin-Archambault, rejeton de la vieille noblesse. Amaury Velin-Archambault a raté son époque. Il se sent l'âme d'un preux chevalier. Au douzième siècle, il aurait guerroyé avec bravoure pour son souverain, porté vaillamment les couleurs de sa dame. Révoquant l'ère du quart d'heure de célébrité et du tweet, dans le champ clos de sa bibliothèque, il défie Gauvain en duel, joute contre Lancelot, rompt des lances pour Elaine la Blanche et se met en quête du Graal –non, pas une chasse au trésor Anthony, a patiemment mais vainement expliqué Amaury Velin-Archambault, une recherche, une initiation. Anthony Meillard se prête avec détachement aux extravagances d'Amaury Velin-Archambault, puisque cette modeste contribution lui vaut de dormir au chaud, de manger et de boire tout son soûl. Mieux, depuis quelques semaines, empruntant le patronyme de son hôte, il fréquente le gratin people parisien, il a ses entrées au Black Calvados, au Baron et au VIP Room. D'un aplomb à toute épreuve tamisé de juste ce qu'il faut de séduction, il compte déjà parmi les happy few. Tandis qu'Anthony (Velin-Archambault) Meillard accède au firmament, Amaury s'abîme dans ses fantaisies médiévales. Au cours d'une cérémonie d'adoubement –il a adopté officiellement Anthony et l'a institué légataire universel–, la félonie de deux bouteilles de Malt Mill 1962 lui porte le coup de grâce, que le médecin de Véseneuves, peu magnanime, qualifiera de coma éthylique.
Dans le TGV qui le conduit à Paris, où l'attend le bel appartement du seizième arrondissement que lui a laissé feu Amaury, Anthony Velin-Archambault songe… Bien souvent, la vie attribue ses bienfaits à tort et à travers, mais, finalement, il n'est pas très compliqué d'y mettre bon ordre.
Photo: YLD