dimanche 29 avril 2018

Exit vers nulle part


Je ne m’en sors pas mal. J’ignore quelles rues j’ai empruntées, quel itinéraire j’ai suivi, mais j’ai réussi à venir jusqu’à ce café, et je sais où je suis. Sur la petite place, au bout de ma rue. C’est la première fois que j’arrive à m’orienter seule depuis… Je n’ai pas eu besoin d’appeler Sophie à la rescousse. Je vais profiter du soleil à la terrasse. Je ne saurais dire comment je me suis repérée, ni même si je pourrais refaire le chemin. Je ne crois pas, tant pis, je verrai ça plus tard avec le Dr Delêtre. Aujourd’hui, je me suis baladée seule, sans me perdre.
— Un darjeeling et une tarte au citron, s’il vous plaît.
Il fait doux. Des ados pirouettent sur leurs skates. Des mères de famille papotent sur un banc, landaus et poussettes à portée de regard. Plutôt canon, le mec assis à la table d’à côté. Pendant des mois, il y a eu l’hôpital, le centre de rééducation. Maintenant, il y a Sophie à l’association de soutien aux traumatisés – trau-ma-ti-sés!–, qui m’a accompagnée, rassurée, encouragée. Il y a le Dr Delêtre, à qui il incombe de raviver ma mémoire, de réveiller mon passé. Petit à petit, j’exhume des tessons de vie, que je dois recoller, dater, interpréter. Fouiller encore. Mais aujourd’hui, je ne me suis pas paumée.
— Je vous offre une autre bière?
Délaissant son smartphone, mon voisin de table m’observe longuement, surpris.
—Vous ressemblez terriblement à une amie, une amie de lycée à La Rochelle. Nous sommes restés ensemble trois ans. J’ai été son premier amant. Pensez-vous qu’elle ait pu complètement m’oublier?
Drôle d’entrée en matière. Son sourire malicieux me déconcerte. Mais je ne veux pas être en reste de souvenirs. Je m’en fabrique, j’improvise, je brode. On réécrit toujours l’histoire.
Dans ses yeux, un mélange d’amusement, d’incrédulité et de perplexité qui me trouble.
— Vous ne m’avez pas dit votre nom. Attendez, laissez-moi deviner. Anabelle. Anabelle Teyssier vous irait à merveille.
Tous se brouille dans mon esprit, comme après l’accident. Une angoissante sensation de vide, de déconnexion avec la réalité. Je me lève précipitamment, traverse la place en courant. En deux minutes, je serai chez moi, loin de cet imposteur. C’est juste après Fleurilège. Mais il n’y a pas de fleuriste. Pas de chez moi.
Je ne veux plus de Sophie, plus de Dr Delêtre.
Anabelle Teyssier. Une expression en creux. Un-signifiante. 
Photo YLD