samedi 24 mars 2012

Dommages collatéraux


-C'est le docteur qui m'a envoyée ici. Il a écrit que j'ai pas toute ma tête. Ils m'ont posé des tas de questions idiotes. Comment vous vous appelez? Vous vous souvenez où vous habitez? Bien sûr que je le sais. Mauricette Berthot, fleuriste à Montargis. C'est juste que je suis souvent ailleurs, presque tout le temps. La pendule s'est arrêtée quand Roger est mort. Et maintenant, j'ai plus envie de faire semblant.
- Roger Renoir?
- Oui. Il est mort à la guerre.
- Non, pas à la guerre.
- C'est ce qu'ils m'ont répondu à la mairie. J'étais inquiète, j'avais plus de nouvelles. S'il était pas mort, il serait revenu.
- Il pouvait pas. Il était pas bavard, Roger. Pas du genre à remâcher le passé. Mais une fois, une seule fois, il a raconté, quand il a lu dans le journal que son copain Raoul Ménard s'était pendu.
- Raoul, il supportait plus. Les mauvais rêves sans arrêt. La guerre, il la refaisait toutes les nuits.
- Ce soir-là, Roger avait un peu bu. C'était pas dans son habitude. Il m'a parlé de Mauricette, sa fiancée, la jolie petite fleuriste de Montargis. Le mariage prévu quand il aurait fini son armée. Il pensait pas qu'on l'enverrait à la guerre. S'il avait pu, il y serait pas allé, mais c'était son devoir. C'est ce qu'on lui avait dit. S'il était pas parti, on l'aurait traité de lâche. Ça, il voulait pas. Il y comprenait rien à ces affaires. Etre français, c'est quelque chose, tout de même. A ce moment-là, il le croyait vraiment. Là-bas en Algérie, il a rencontré des pauvres bougres comme lui. Eux, ils luttaient pour leur indépendance, la France occupait leur pays. C'est pas rien non plus son pays. Pourquoi on l'avait mis dans ce pétrin? C'était pas dans ses idées de tuer le monde, mais les officiers commandaient, il fallait bien obéir. Ces tueries, ces massacres, ces tortures, tout ce malheur, une belle saloperie. Quand il a été démobilisé, il s'est installé ici. Pas loin de Montargis, c'est quoi,150, 200 kilomètres. Il a ouvert son atelier de réparation de vélos. L'année d'après, on s'est mariés. Il est mort il y a quinze ans. Un accident de voiture m'ont dit les pompiers. Un accident? Je suis pas trop sûre…
- Alors, c'est qu'il avait dû m'oublier. Ou qu'il m'aimait pas assez.
- Je crois pas. Avec moi, il avait pas besoin de se frotter à l'ancien Roger. Mon premier mari a été tué pendant une offensive, un mois après avoir débarqué. Je venais de perdre l'homme que j'aimais, que j'ai jamais cessé d'aimer. Roger en était revenu tout amoché, tout esquinté. Lui et moi, on portait le même fardeau. A deux, c'était un peu moins lourd.
Photo: YLD

samedi 10 mars 2012

Fils de


Ce n'est pas mon père. Je porte son nom, mais je ne suis pas son fils. Bien sûr, on ne m'en a jamais parlé. Je le sais, c'est tout. J'espérais une confirmation. Je l'ai. Le magazine People vient de publier un article sur les célébrités étrangères qui aiment la France: Brad Pitt et Angelina Jolie, Johnny Depp et Vanessa Paradis, Mick Jagger. Je jette un œil distrait aux interview. Soudain, mon regard est attiré par une photo: le château d'Hérouville. C'est là, raconte le journaliste, qu'en octobre 1973 David Bowie a enregistré son album Pin Ups. Voilà la preuve irréfutable. Vous ne voyez pas? Dans les années 1970, mes grands-parents maternels étaient employés au château d'Hérouville. Je suis né en juillet 1974. Mon second prénom est David. Ici, tout le monde m'appelle Zig. Ce surnom me viendrait de mon grand-père, qui avait coutume de me rappeler à l'ordre en m'intimant d'arrêter de faire le zigoto. Foutaises! Je vais vous dire comment ça s'est passé. C'est au château que ma mère l'a rencontré, qu'ils se sont aimés. Trop obéissante, elle a préféré sacrifié sa passion à la morale. Elle a laissé partir David et a épousé Jean, un gentil garçon qui gagne honnêtement sa vie les mains dans le cambouis de son petit garage. La vérité devait éclater au grand jour. Ce dimanche, famille et amis étaient réunis pour fêter l'anniversaire de Jean. Je l'ai laissé soufflé ses bougies, et j'ai fait mon «coming out». Inutile de dissimuler plus longtemps mon identité. Cessez de mentir. J'ai retrouvé mon père, le vrai. Ils ont d'abord beaucoup rigolé, Jean, mes oncles, mes sœurs, les copains. Quand j'ai menacé ma mère avec le couteau qui avait servi à découper le gâteau, ils ont compris que je ne plaisantais pas.
Il y a trois jours que je suis enfermé dans cet hôpital psychiatrique de Pontoise. Je n'y resterai pas. Les médicaments que j'ai volés ce matin à l'infirmerie commencent à faire leur effet. Ma vue se brouille, mes jambes s'ankylosent, mes bras s'engourdissent. Ecouteurs sur les oreilles, volume à fond. Il suffit que je me tourne vers lui. Guitare acoustique, guitare électrique, batterie, cuivres, violon, et sa voix qui me suicide. Le temps prend une cigarette. Enfin Zig. A jamais poussière d'étoile.
Photo: YLD