samedi 25 décembre 2010

Point de fuite


Le lycée proposait deux voyages de fin d'année: Rome ou Barcelone. Barcelone, avait décrété Adrien, sans l'ombre d'une hésitation. Il s'était finalement inscrit au séjour à Rome, parce que Samantha y allait.
Depuis le matin, ils arpentaient les rues de la capitale italienne à marche forcée. Sous la conduite de M. Moneau, le professeur d'arts plastiques. Après le Colisée, le forum, les thermes de Caracalla, ils venaient d'explorer le musée du Capitole. Samantha était aux anges, M Moneau était passionnant, si intelligent et tellement cultivé. Adrien avait bien essayé de lui faire comprendre qu'il était là pour elle, rien que pour elle, mais ses plaisanteries, ses compliments avaient été ensevelis sous les monceaux de commentaires pompeux de M. Moneau. Puisqu'ils avaient, enfin, droit à une pause, Adrien entendait bien mettre ce moment de répit à profit pour reprendre l'avantage. Il allait offrir une glace à Samantha et lui dire combien il… C'était compter sans la perfidie de M. Moneau, qui suggéra que chacun fasse une esquisse de l'œuvre du Capitole qui l'avait le plus touché.
Elle sortait de la mairie. Grande, mince, sa chevelure flamboyante, de ce blond qu'on appelle vénitien, cascadait sur ses épaules nues. Sa peau dorée, satinée, scintillait sous sa robe vert émeraude. La mousseline livrait par transparence le délinéament de ses longues jambes fuselées. Chaussée d'escarpins argentés, elle papillonnait au milieu des autres invités de la noce, virevoltait, libellule dans sa goutte de lumière. Ivre de volupté, Adrien s'abandonnait dans ses bras, s'égarait dans l'onctuosité de sa nuque, sombrait dans la cambrure de ses reins. Elle fit un signe à un homme qui s'avançait à sa rencontre. En passant devant Adrien, elle marcha sans y prêter attention sur le dessin qu'il avait posé par terre; le griffant de l'aiguille de son talon, elle infligea une douloureuse et délicieuse blessure à la poitrine du Gaulois mourant.
Photo: '50, éditions de La Martinière

samedi 11 décembre 2010

Veillée d'armes


Ils sont là, tapis dans l'ombre. Ils nous observent, nous épient, nous surveillent. Patients, résolus, ils attendent le moment propice et dès que s'ouvre une brèche, ils s'y insinuent. A la moindre faiblesse, ils prennent possession de celui qui a fléchi. Beaucoup d'entre nous sont déjà tombés sous leur joug. Quelques-uns, clairvoyants, ont tenté un temps de résister, puis ont fait reddition. La plupart, aveuglés par leur naïveté, ne s'en sont même pas rendu compte, se sont laissé berner. D'aucuns leur ont même prêté main-forte, persuadés que leur avènement était salutaire pour nous ou, pis, que leur domination était inévitable. Moi, je veille. Je les devine derrière le bonjour jovial de mon boulanger, la poignée de main amicale de mon voisin, le sourire complice de mon partenaire de tennis, le regard prometteur de cette femme croisée dans le métro. Leurs ruses ne me trompent pas. Je les inquiète. Ils ont essayé de m'isoler, de me déstabiliser. Ils ont éloigné de moi Marc, mon meilleur ami, qui a décrété que je devenais impossible, qu'on ne pouvait plus se voir tant que j'étais comme ça. Puis Lola, l'amour de ma vie, qui a claqué la porte en me traitant de grand malade. Et Serge, mon grand frère, mon frangin, qui m'a conseillé de voir «quelqu'un», parce que, «manifestement», je n'allais pas bien. Marco, Sergio, je ne vous en veux pas, ils vous ont manipulés, restructurés; vous le comprendrez, bientôt j'espère. Je ne t'en tiens pas rigueur à toi non plus, surtout pas à toi, ma Lolita –je sais que tu n'avoueras jamais ton forfait, mais tu sauras si bien te faire pardonner… Je tiendrai le coup. Ils ne m'auront pas. Je découvrirai l'Intelligence maléfique qui les commande, la Force obscure qui régente tout, qui dicte sa loi. Je l'exterminerai, l'anéantirai. Je vous sauverai malgré vous. J'en ai la mission. Moi seul en ai le pouvoir.
Photo YLD