dimanche 17 février 2013

Rémanence

Non, je n'en ai pas.
Ah! Mais pourquoi?, s'enquit Louise.
Je n'en ai pas, c'est tout.
Lydie n'avait plus de miroir chez elle, parce qu'il n'y avait plus personne pour s'y regarder. La silhouette qu'elle croisait furtivement dans la glace des toilettes du bureau ou dans celle de la cabine d'essayage des magasins n'était qu'un substitut, qui se chargeait des relations sociales. Depuis que c'était arrivé, elle était un travestissement d'elle-même. Ce soir-là, il s'était emparé d'elle, corps anonyme avec lequel il avait trompé son impuissance à être. Il ne la désirait pas, ne cherchait pas une aventure; juste un moyen. Il l'avait laissée là comme on abandonne une vieille fripe souillée. Peu à peu, le corps de Lydie oubliait, mais elle ne cessait de se cogner à la psyché du salon, où s'étaient figés les yeux avides de l'homme, sa bouche crispée pendant qu'elle se débattait, sa face grimaçante, abêtie, de besogneux, le rictus hideux du soulagement. Chaque matin, le miroir de la salle de bains lui jetait à la figure les narines dilatées, les joues flasques, l'acharnement vorace de l'homme. Elle eut peur de rester à jamais sa prisonnière, emmurée dans sa chambre noire. Elle fit voler en éclats l'image immonde. Lentement, prudemment, Lydie recomposait son visage, se le réappropriait, sortait de l'indifférencié où l'homme l'avait entraînée. Un jour –bientôt, se promettait-elle–, elle se reconnaîtrait.
Photo: YLD, Lilith, Kiki Smith

dimanche 3 février 2013

De l'amour et du hasard

Une belle, une merveilleuse histoire. De celles qui ne s'ensablent pas dans le quotidien, ne s'enlisent pas dans l'habitude. Un amour que les désaccords n'effritent pas, que les mensonges ne rongent pas, que le temps ne corrompt pas. Un bonheur adamantin. Une félicité édénique.
Le mince étui de moleskine vert émeraude gît au pied du lit, noyé dans la moquette. Il renferme des cartes de visite à son nom, au milieu desquelles est glissée un petite feuille de Bristol.
1 Marie Mon chant liminaire
2 Nina Douceur printanière
3 Agathe Conceptuelle
4 Graziella Epiphanie du plaisir
5 Charlotte Point d'orgue
6 Alex
7 Louise Accorte villégiature.
Alex, c'est moi. J'aurais pu fermer les yeux sur l'incursion importune de la touriste dans notre exclusivité amoureuse, mais ce vide lexical, ce néant sémantique… Ni métaphore laudative ni évocation superlative. Pas la plus pâle épithète. Pas la moindre qualification, même elliptique. J'aurais accepté, bien qu'avec une amère déconvenue, une allusion à mon rire perlé, à mon air mutin. Tout plutôt que cette présence par omission, cette  aphasie sentimentale. Je veux une explication.
Je lui brandis l'étui sous le nez. Qu'est-ce que ça signifie?
Que tu as tiré le mauvais numéro.
Photo: YLD