samedi 7 décembre 2013

Nomophobie*


Il n'est pas dans mon sac, ni dans la poche de ma veste. Dans celle de mon manteau? Je suis sûre de l'avoir emporté. Impossible que je l'aie oublié. Mais alors je l'aurais… Non pas ça!. Je bredouille des excuses incompréhensibles et me rue hors de chez Louis et Antonin. Tant pis pour le dîner. 
Je pique un sprint dans la rue du Chemin-Vert. Breguet-Sabin, qu'est-ce que je fais là? Je rebrousse chemin, bute sur un SDF, m'étale de tout mon long. J'ai cassé un talon, déchiré mes collants. Je reprends ma course en claudiquant rue Sedaine zut je tourne en rond j'accélère l'allure j'ai mal à la cheville, suis en sueur essoufflée aïe un point de côté je m'affale contre un mur. Un couple me dépasse, me lance un regard craintif et force le pas. Du calme, respire, respire, lentement, profondément. Je peux pas. Je repars dans ma tête ça bourdonne ça vrombit ça vibre dans ma poitrine ça cogne le trottoir tangue envie de vomir je suffoque titube rue Merlin encore quelques mètres mon immeuble 46A44 66A46 le code merde et merde c'est quoi je trépigne me déchaîne sur le digicode peste cette saloperie de code la porte s'ouvre je bouscule le fils du troisième qui sort avec des copains m'engouffre dans le hall elle est bien déchirée la voisine petits crétins m'écroule dans l'ascenseur mes clés merde merde merde mes clés je vide mon sac sur le palier la serrure résiste cède enfin je m'effondre dans le salon. Là, sur la table basse. Il est là.
Appeler Louis et Antonin, envoyer un SMS à tous les autres, publier sur Facebook, Google+, Netlog et même Copains d'avant, tweeter sur Twitter. Liker, partager, suivre, poster. Echapper à la déréliction multimédiatique. 
* De l'anglais no mobile phobia: peur d'être privé de son téléphone portable. 
Photo: YLD

samedi 16 novembre 2013

Mot à maux

Avoir imaginé qu'il l'admettrait, après tant d'années. Pourtant, il a dit J'en conviens, Probablement, Oui bien sûr. Il n'empêche, comment croire qu'il reconnaissait ce qu'il avait toujours nié? Barcelone, ce soir d'août. Nous étions restés longtemps à la plage. Nous étions rentrés, fatigués de soleil. Nous avions passé la soirée sur la terrasse. La nuit était lourde, sans un souffle d'air. Et puis c'est arrivé. Survenu. Barcelone, ce soir d'été où tout semblait éternel, immuable. Soudain, ce mot qui nous a anéantis. Il l'a prononcé, d'un ton neutre, comme par mégarde. Ce mot arrogant a fait irruption, rendant désormais notre vie inconcevable. Je l'entends encore. Et c'est moi qui l'aurais prononcé. Lâché. Pendant tout ce temps, je l'aurais rendu, lui, responsable de cette trahison, incapable que j'étais d'articuler aucun de ces autres mots qui auraient vaincu celui que ma peur de le perdre avait laissé échapper.
Alors, ce serait moi…


Je lui accorde un silence navré. Cette soirée, je l'ai oubliée. Cet amour forcené, intransigeant, m'est inconnu. J'étais amoureux. D'elle, sans doute. De Barcelone, passionnément. Belle Catalane, espiègle et bouillonnante. Ce mot assassin qui nous aurait poignardés en plein cœur, je l'ignore. J'en ai d'autres, qu'elle refuserait. Plaza del Sol, El Born, tapas con vino, Barceloneta, mariscada o cava, El Raval, fiesta y mojito. A moins que, peut-être, tibi dabo, promesses que je ne tiendrai pas.
Elle voulut que ce mot fatidique fût proféré une fois encore, maintenant, pour que nous sachions. Abolir la parole funeste, dit-elle. Elle attendait, espérait que je
Elle hurla: –––––––––––––
Je n'entendis qu'un cri.
Photo:YLD

jeudi 31 octobre 2013

Amor(t)

J'ai tué Paula. La logique policière cherchera un mobile: jalousie, haine, intérêt financier, vengeance. Rien de cela. Un coup de folie, suggérera-t-on. Laissons cet argument à mon avocat, qui en aura bien besoin pour tenter de défendre ma cause, de convaincre les juges. Paula m'aimait, et moi autant que je le peux, négligemment, désabusé. Elle avait voulu vivre avec moi. Je n'avais pas refusé, ni accepté. Je n'y accordais aucune importance. J'étais disponible, neutre. Je ne me sentais pas concerné. Nous avions fait l'amour. Je tenais Paula dans mes bras, je caressais son ventre, ses seins, son cou. Lentement, j'ai resserré mon étreinte, serré, serré. Mes doigts se contractaient, se crispaient. D'abord, Paula se laissa faire, pensant qu'il s'agissait d'un jeu. Quand elle peina à respirer, elle essaya de se débattre, affaiblie déjà par le manque d'oxygène. Dans ses yeux, je lus l'incompréhension, la peur, la terreur, puis son regard s'éteignit. Paula repose à mes côtés sur le lit, diaphane, mystérieuse comme la première fois. Je vais appeler la police. Plus tard. Il y aura un interrogatoire, long, déplaisant. Toujours les mêmes questions. Des explications à donner. Des raisons à fournir. Une reconstitution, peut-être. Inconvenante. Un procès, bien sûr. On attendra des regrets, des remords, qui n'ont pas lieu d'être. J'ai tué Paula. Ni préméditation ni accident. Le fait singulier qui devait me soustraire à la terne indifférenciation de mon existence. Finalement, cela revient au même. Je serai condamné à une lourde peine, comme on dit. Il me semble que la détention ne me pèsera pas trop. Au début, ce sera sûrement incommode et ennuyeux, puis je m'y habituerai et je n'y ferai plus attention. La lumière violacée de l'aube se faufile sous les doubles rideaux. Je me lève, me douche et passe un jean et un polo. Je veux avoir le temps de prendre mon petit déjeuner, j'aime bien ce moment. Je bois une tasse de café, mange toasts beurrés et tartines de confiture. Je ne me presse pas. L'odeur de noisette du pain grillé, le crissement du beurre qu'on y étale, la douce amertume de l'orange, l'onctuosité des cerises noires. Je me sers une seconde tasse de café. Je crois que mon petit déjeuner me manquera, ça me contrarie.
–Vous avez demandé la police, ne quittez pas.
–J'ai tué Paula.
Photo: YLD

samedi 5 octobre 2013

Variations indéfinies

Pelotonnée dans la douce tiédeur de la chambre, Lise s'accommodait de ses déchaînements de fureur. Le vent se jetait, rageur, contre la villa, giflait la façade, l'étreignait si fort qu'il aurait pu la broyer. La maison gémissait, semblait céder à ses assauts passionnés, il fléchissait, s'apaisait; elle se ravisait, s'indignait de ses assiduités, il redoublait, s'acharnait, défiait son indifférence. Jean, lui aussi, avait lutté obstinément contre les langueurs romanesques de Lise, l'assaillant désespérément de son amour, de son désir exténuant de vivre. Ici, tout est possible, se défendait Lise. Le vent disperse les malentendus; la brume dissipe nos incertitudes; la mer efface le temps. Tout peut sans cesse recommencer. Rien à porter, à assumer, à justifier. Oublieux de nous-mêmes parce que toujours intacts, insoupçonnés. Nous n'aurons pas de souvenirs, se plaignait Jean. J'en inventerai pour nous, uniques, éphémères, inaltérables, promettait Lise. La silhouette bleutée des minarets sur l'horizon flamboyant. Les vagues nacrées s'épanchant sur la grève. Nos serments parfumés de jasmin et de laurier rose. Jean combattait ses chimères. Tu m'offres des mirages, je veux le sel des embruns sur mes lèvres et la saveur de tes aveux sur ma peau.
Jean s'était éloigné. Lise ne souffrait pas de son départ, elle avait conjuré son absence. Il demeurait là dans l'indistinction de l'existence où Lise s'était retirée.
Le présent m'échappe, la réalité me fuit, l'essentiel s'éparpille dans le fortuit.
Photo: Sun7, YLD


samedi 21 septembre 2013

Mnémosyne s'en va

Je vais beaucoup mieux maintenant. J'ai certainement été gravement malade pour que papa et maman me laissent ici. Une maison de retraite, m'a affirmé un monsieur, le docteur Je-ne-sais-qui. Il a voulu dire une maison de repos, ou bien il plaisantait. Ça ne m'a pas fait rire. J'ai dû attraper une mauvaise grippe ou une vilaine rougeole. Enfin, quelque chose de très embêtant, sinon papa et maman m'auraient gardé près d'eux. Parfois, j'ai l'impression d'être là depuis longtemps, mais je dois me tromper puisque papa et maman ne sont pas encore venus me voir. En tout cas, je suis guérie, je me sens parfaitement bien, je vais le dire au docteur Je-sais-tout pour qu'il prévienne papa et maman. Cet endroit n'est pas vraiment désagréable, il y a un grand parc, où l'on m'accompagne quand il fait beau, on nous sert souvent de bons gâteaux et les confitures du petit déjeuner sont délicieuses. Mais je ne comprends pas pourquoi on a placé une petite fille parmi toutes ces vieilles personnes, si laides et si tristes. Et puis il y a cet homme, vieux lui aussi, qui me rend visite chaque jour. Il est gentil, mais tellement bizarre. Il s'assied près de moi, me parle d'inconnus –des enfants qui m'aiment, qui habitent loin, qui pensent fort à moi–, mais jamais de papa-maman. De temps en temps, il feuillette un album, il me montre deux petits garçons et une fillette, un pavillon entouré d'un jardin fleuri, une ville avec des bateaux, une plage, il égrène des noms, Louis, Alexandre, Lisa ou peut-être Louisa ou Lucas, Venise, Chatou, il murmure tu te souviens des vacances à Arcachon, et là… Je ne connais rien de cela, ni cette dame dont il possède plein de photos et qui porte le même prénom que moi. Cet après-midi, je lui ai dit que tous ces gens ne m'intéressaient pas, qu'il devrait aller chercher papa et maman au lieu de me barber avec ses histoires. L'homme a pris ma main dans la sienne. D'une voix brisée, il répétait, obstiné, Clara, je suis Franck, ton mari, ton mari. Je suis ton mari. J'ai crié, crié. L'infirmière lui a demandé de s'en aller; je devais me reposer. Je ne suis pas fatiguée; je ne veux plus rester ici. Je vais écrire une lettre à maman. Elle n'acceptera jamais qu'un sale bonhomme ennuie sa petite fille. Papa sera furieux. Ils me ramèneront tout de suite à la maison. Comme je suis impatiente de partir, de retrouver ma chambre, mes amies et surtout ma poupée Dora.
Photo: YLD

samedi 7 septembre 2013

L'ordre des choses

Anthony Meillard, né à Amiens, se sent à l'étroit dans son costume de fils d'ouvriers. Son père, Jean-Claude Meillard, est maçon; sa mère, Laurence Meillard, née Lietois, femme de ménage. Anthony Meillard est doté d'une intelligence moyenne, que compensent un sens aigu de la débrouillardise –un roublard, disent certains– et une ambition sans bornes. A dix-sept ans, il claque la porte du domicile familial, vit d'expédients: voleur à la tire, dealer, il se fait même un temps entretenir par une pauvre fille qui croyait que le trottoir la conduirait à la mairie. Ses errances le mènent à Véseneuves, un bourg d'Indre-et-Loire où se morfond Amaury Velin-Archambault, rejeton de la vieille noblesse. Amaury Velin-Archambault a raté son époque. Il se sent l'âme d'un preux chevalier. Au douzième siècle, il aurait guerroyé avec bravoure pour son souverain, porté vaillamment les couleurs de sa dame. Révoquant l'ère du quart d'heure de célébrité et du tweet, dans le champ clos de sa bibliothèque, il défie Gauvain en duel, joute contre Lancelot, rompt des lances pour Elaine la Blanche et se met en quête du Graal –non, pas une chasse au trésor Anthony, a patiemment mais vainement expliqué Amaury Velin-Archambault, une recherche, une initiation. Anthony Meillard se prête avec détachement aux extravagances d'Amaury Velin-Archambault, puisque cette modeste contribution lui vaut de dormir au chaud, de manger et de boire tout son soûl. Mieux, depuis quelques semaines, empruntant le patronyme de son hôte, il fréquente le gratin people parisien, il a ses entrées au Black Calvados, au Baron et au VIP Room. D'un aplomb à toute épreuve tamisé de juste ce qu'il faut de séduction, il compte déjà parmi les happy few. Tandis qu'Anthony (Velin-Archambault) Meillard accède au firmament, Amaury s'abîme dans ses fantaisies médiévales. Au cours d'une cérémonie d'adoubement –il a adopté officiellement Anthony et l'a institué légataire universel–, la félonie de deux bouteilles de Malt Mill 1962 lui porte le coup de grâce, que le médecin de Véseneuves, peu magnanime, qualifiera de coma éthylique.
Dans le TGV qui le conduit à Paris, où l'attend le bel appartement du seizième arrondissement que lui a laissé feu Amaury, Anthony Velin-Archambault songe… Bien souvent, la vie attribue ses bienfaits à tort et à travers, mais, finalement, il n'est pas très compliqué d'y mettre bon ordre.
Photo: YLD

lundi 19 août 2013

Ame damnée

Inopportune. Malencontreuse. Son amour si intense, si fervent devait me délivrer. Lola consentait à tout. J'intimais, j'exigeais, je décrétais, elle subissait, se résignait. Las de ses offrandes, je la dédaignais pour une maîtresse moins docile, pour un amant fortuit. Impudique, indécent, je ne lui épargnais rien de mes divertissements. Ecrire n'est pas un geste amoureux. Une confrontation charnelle, une mêlée sauvage. Mon œuvre se nourrirait des meurtrissures de Lola, s'abreuverait à sa magnanime détresse. Sûre de mon talent, confiante en sa munificente passion, elle laissait ma cruauté la dépecer. Je me rivais à mon ordinateur. Cigarette, café, cigarette, cigarette, café, whisky. Plus les mots se refusaient, plus les phrases me résistaient, plus je harcelais Lola, l'accablais de mes excessives prétentions. Cigarettes, whiskys. Mon roman serait d'une audace inouïe; un acte sublime, absolu, foudroyant. Une exécution capitale. Un éblouissement. Je massacrais le lexique, fracassais la syntaxe, étripais la stylistique. J'anaphorisais, j'hyperbolais, j'épurais, j'argotais, je barbarisais. je souillais, je pervertissais. Toujours inassouvie, ma soif de radicalité me poussait à la férocité. Impuissant à transfigurer le verbe, je profanais les promesses imbéciles de Lola, reniais son insane fidélité et son inutile dévotion, répudiais sa stérile présence. Je la vouais à l'insignifiance.
Sur l'écran de mon ordinateur, Lola a écrit en lettres sang de son rouge à lèvres «un infirme du cœur», «un déficient sentimental», avant d'en finir au Temesta-whisky. 
Un voile de tristesse, une ombre de remords, au moins une légère émotion, j'aurais dû… Suis juste foutu de me vautrer dans les draps crasseux de l'abjection.
Photo: YLD


samedi 13 juillet 2013

Chassé-croisé

Il en avait les moyens. Ses revenus lui permettaient de dédommager amplement sa femme. Il trompait généreusement Victoria, mais apaisait avec prodigalité ses blessures d'amour-propre: robes Valentino ou Prada, diamants, séjours dans un hôtel de luxe californien… La quarantaine l'assagit. Il n'éprouva plus le besoin de collectionner les maîtresses. Depuis six mois, Jeanne, de vingt ans sa cadette, était son unique escapade. Curieusement, Victoria, qui, jusqu'alors, semblait se satisfaire des compensations qu'il lui octroyait, redoubla d'exigences. Elle avait désiré un appartement à San Francisco, avait voulu un chalet à Megève. Elle venait d'obtenir une villa à Monaco. Jeanne, si désintéressée, si insouciante, l'accabla soudain de caprices fastueux. L'une marchandait ouvertement la paix matrimoniale; l'autre monnayait subrepticement ses sensuelles ingéniosités. Il ne s'en offusquait pas. Lui qui, dans le monde de la finance, avait bâti sa réputation sur son acharnement impitoyable soutenait que, pour jouer gagnant, il fallait chiffrer exactement la mise optimale, mesurer précisément les risques et évaluer finement le retour sur investissement. Il accédait donc, indifférent, aux revendications conjugales de Victoria et consentait, attendri, aux vœux fantasques de Jeanne.
Victoria était en vacances aux Caraïbes lorsqu'il reçut la lettre de son avocat l'informant qu'elle demandait le divorce. Cette sotte avait sans doute cru le doubler; elle lui donnait l'avantage du terrain. Il fit un peu traîner les choses, négocia, pour la forme, le montant de la prestation compensatoire. Un trade gagnant, finalement, se félicitait-il: il avait échangé une Victoria en net recul contre une Jeanne qui cotait en forte hausse.
Pourtant, ces derniers temps, quelque chose le tracassait. Evidemment, les indices boursiers n'étaient pas au beau fixe, mais compte tenu de la crise, ils n'étaient pas, non plus, particulièrement inquiétants. Les jours suivants, le CAC40, le Nikkei et le Dow Jones se maintinrent effectivement, mais Jeanne, elle, se volatilisa. Son téléphone restait muet, son appartement était occupé par un énergumène qui affirmait ne pas la connaître et ses copains de fac semblaient s'être passé le mot: il n'y avait vraiment pas de quoi stresser.

Du patio, Victoria observait Jeanne, étendue nue, dorée, abandonnée, offerte, au bord de la piscine. Elle s'avança silencieusement, laissa glisser son paréo et se coula, frémissante, contre l'impudique alanguie, voguant langoureusement jusqu'à la conque blonde de Vénus.
Photo YLD: Three People on Four Benches, George Segal



samedi 15 juin 2013

Flagrant délire

Il n'opposa aucune résistance aux forces de l'ordre. Campé sur le perron de M. Villeray-Belmont, directeur de la Banque européenne, il invectivait les profiteurs, vitupérait les exploiteurs, étrillait les spéculateurs, appelait à buter le capital, exhortait à flinguer la finance. M. Villeray-Belmont déposa une plainte auprès du procureur de la République pour incitation au meurtre. Son avocat, maître Jean-Charles Savigny, se répandit dans la presse sur le danger que représentait cet individu, qui, de toute évidence, n'avait pas agi de sa propre initiative, ce forcené, qui, manifestement, était manipulé par des extrémistes, des fanatiques, qui n'hésiteront pas, si on ne prend pas les mesures draconiennes qui s'imposent, à attenter à la vie de son client, lequel ne sera, soyez-en bien persuadé, que la première victime d'une longue liste… Maître Savigny clama sur toutes les radios et les chaînes de télévision qu'il ne se satisferait pas d'une simple condamnation, fût-elle à perpétuité; devant la gravité de la menace, il plaiderait –car il en est assez, assez de cette hypocrisie!– la peine capitale. Une sentence exemplaire qui dissuaderait tous ces indignés et autres illuminés. Excédé par l'ampleur que prenait ce litige et les déclarations tonitruantes de maître Savigny, le procureur s'apprêtait à faire jouer le principe d'opportunité des poursuites et à classer l'affaire sans suite lorsque maître Eva Barnolt-Huguelin s'empara du dossier et forma une requête au nom du prévenu, M. Jacquot, invoquant la loi n°81-908 du 9 octobre 1981 portant abolition de la peine de mort. Le parquet rejeta la demande au motif qu'elle était entachée d'une irrecevabilité manifeste. Qu'à cela ne tienne, maître Barnolt-Huguelin, qui ferraillait ferme, par médias interposés, avec maître Savigny, employa les grands moyens: en vertu de l'article 17 de la Constitution, elle adressa un recours en grâce au président de la République. La polémique enflait. La majorité tonnait contre le laxisme; l'opposition fulminait contre le tout sécuritaire. Finalement, Jacquot le perroquet fut confié à la SPA, chargée de lui infliger une thérapie comportementale.
Photo: YLD

jeudi 30 mai 2013

Illusion d'optique

On en avait fait des romans, des films, des chansons. On l'avait vécu libre ou conjugal. Il avait été fidèle ou adultère, hétéro ou homo. Il a, un temps, été délivré sur prescription médicale. On le commande aujourd'hui sur Internet. Tomber amoureux est trop incertain, trop aléatoire. On veut du coup de foudre à volonté, du sentiment immédiat, du plaisir instantané. Les chercheurs ne nous ont-ils pas appris que l'amour n'était, finalement, qu'une simple réponse neurobiologique? Des stimuli sensoriels, phéromones et autres, activent certaines aires du système limbique –les mêmes que celles qui réagissent à la cocaïne ou aux amphétamines–, et vous voilà sous le charme de Romain ou de Chloé. Les laboratoires pharmaceutiques, toujours à l'affût de profits, n'ont pas tardé à trouver la formule magique. Vous vous inoculez une dose d'Eroscymil, vous patientez quelques minutes; sous l'effet du produit, les zones de votre cerveau impliquées dans le processus s'allument, et vous êtes hypnotisé par les yeux bleus de Nina, ensorcelé par la beauté ténébreuse de Valentin, épris de quiconque croise votre chemin à ce moment-là. Pour éviter les réveils postcoïtaux calamiteux, Clément ne s'autorisait les embrasements sentimentaux qu'au Club.
Après s'être douché, Clément se fit une injection d'Eroscymil. Alors qu'il s'apprêtait à enfiler son caleçon, il s'aperçut qu'il avait perdu sa chaîne. Il inspecta le bac de douche, souleva la clayette, vida le panier de serviettes. La chaîne tomba sur le carrelage. Clément se baissa pour la ramasser. Lorsqu'il se releva, le désir lui fouailla le ventre. Le miroir lui adressait la plus suave des promesses: regard engageant, bouche incitative, sexe généreux. Conquis, Clément succomba à l'invite fallacieuse de son image.
Photo: YLD



mercredi 1 mai 2013

Cyber eroticus

Un mensonge par omission, un petit arrangement avec la vérité. Depuis quelque temps, le mardi, Jade passe sa soirée au club. Elle a besoin de se détendre, de se relaxer, de déstresser. Ses occupations hebdomadaires, que j'avais inconsidérément estampillées yoga, qi gong, sophrologie ou chant énergétique, la retiennent jusqu'à une heure avancée de la nuit. Le clapotis de la douche, le tintement des flacons de démaquillant m'avertissent de son retour. Cet horaire, bien trop tardif pour une séance de sonothérapie ou un atelier de danse libre, me décide à la poursuivre pour abus de confiance.
Jade arrive chez Gladys –la grande amie Gladys– à vingt heures. Elle en repart une demi-heure plus tard, très élégamment vêtue, et se rend au 60, rue des Jasmins. Elle en ressort à onze heures trente, repasse chez Gladys pour se changer, puis regagne la maison. Le «club» est un endroit discret, fréquenté par une clientèle d'habitués, hommes et femmes. Après un premier contact téléphonique avec la dating manager, j'ai dû remplir un formulaire d'inscription pointilleux, fournir un relevé d'identité bancaire, attendre une semaine que tout soit minutieusement vérifié. Et me voici dans la place. L'ambiance est feutrée, le cadre raffiné, et les prestations… à l'avenant. Corps souple en gel élastomère qui diffuse un parfum aphrodisiaque, peau satinée, bouche soyeuse, ma partenaire est dotée de cent trente programmes, mis à jour tous les six mois. Mieux que le Kama-sûtra! Une expérience déroutante, troublante. 
Bientôt, mes petites excursions érotiques ne me suffisent plus. Je veux savoir quel apollon cybernétique Jade rencontre, quelles fonctionnalités elle active lors de leurs lascives connexions. Mes propres explorations m'ont assez dévoilé la prodigalité des geishas synthétiques pour exciter ma curiosité. Les bioniques hétaïres présentent l'inestimable avantage –ou la regrettable faille– d'ignorer le mensonge. Je ne tarde pas à découvrir l'adonis de Jade, un des rares modèles auquel il est possible d'ajouter, moyennant une petite centaine d'euros, un plugin qui décuple ses capacités. Mais si je préfère, prend-on soin de m'informer, cet Eros multiprocesseur existe aussi en version féminine.
Désormais, Jade a son mardi; j'ai mon jeudi.
Photo: YLD,  tableau de Lika Kato

dimanche 14 avril 2013

Le couvercle de la vie

Le quai était désert, peut-être cinq ou six personnes, silencieuses, quasi absentes.
Après dîner, il était sorti. Prendre l'air, avait-il dit à sa femme. Il marchait sans but, d'un pas alerte pourtant, presque pressé. Il s'engouffra machinalement dans la bouche de métro. Sur le quai régnait le calme d'un milieu de semaine. Il n'y avait pas même un de ces  pauvres hères qui tentent encore de communiquer en invectivant ceux qui ne sont déjà plus tout à fait leurs semblables. Un coup d'épaule le projeta sur les rails. Jambes pendantes, il essayait de s'agripper aux cannelures de la bande de guidage. La rame entrait en station. On l'empoigna et le déposa à quelques centimètres de la bordure du quai. Il se releva lentement, stupéfié plus qu'effrayé. Comme égaré. Une forme grise l'accompagna jusqu'au café qui faisait face à la station.
Il commanda un double whisky. L'alcool l'exhumait peu à peu de sa torpeur. C'était maintenant. Le message était sans ambiguïté. Brutal, violent, mais évident, irréfutable: l'homme qu'il était encore une heure plus tôt était mort, broyé sous les roues du métro, définitivement enseveli dans le passé. Il avait basculé. Cette fois-ci, pas d'échappatoire, pas de dérobade. Il retira mille euros au distributeur, loua une chambre pour deux nuits dans un hôtel de la rue Saint-Denis. Son téléphone sonna, sa femme commençait à s'inquiéter. Il ne décrocha pas. Il employa la matinée du lendemain à l'achat de tous les accessoires et produits dont il allait avoir besoin, se composa une garde-robe et rentra à l'hôtel. Il passa en revue ces emplettes. Il n'avait rien oublié. La chasse-d'eau engloutit son alliance. Il se délestait de quinze ans de coupable simulation, de l'odieuse illégitimité où il était séquestré. Il prenait corps.
Il était attendu à dix-sept heures au Libertinata. Il montrerait ce qu'il savait faire, et on verrait, lui avait-on dit au téléphone. Longue perruque blonde, body en dentelle rouge sur talons aiguilles, faux cils et bouche glossy, il fut Madonna,  Beyonce et Rihanna devant Mme Céleste, qui le consacra d'un regard connaisseur: «C'est parfait.Tu es sur scène ce soir. Comment t'appelles-tu?»
–Doria.
Photo: YLD


lundi 1 avril 2013

Transfuge

Certainement pas un combat singulier. Un furieux corps-à-corps, peut-être une lutte à mort. Tu me trompes et prends toutes les précautions pour que je n'en sache rien. Pas vu, pas pris. Chez toi, c'est un impératif catégorique. Cette fois, tu as perdu la partie, les dés étaient pipés.

Je désamorcerai ton rire frondeur. 

J'ai la preuve formelle de ton infidélité. Le mois dernier, tu as recommencé à avoir du boulot par-dessus la tête et à être d'astreinte le samedi. Un dimanche matin, pendant que tu prenais ton bain, j'ai installé un logiciel espion sur ton iPhone. Un agent secret, un mouchard, un indic. Je t'appelle sur ton téléphone et sans que l'appareil sonne ni s'allume, mon 007 décroche. Et là, ça devient intéressant, je te suis à la trace.

J'aurai raison de ton sourire subversif. 

J'ai assisté à ton tête-à-tête avec «Charlotte, mon ange», vos mots doux, vos taquineries coquines, vos sous-entendus polissons. Je me suis immiscée dans votre intimité. J'étais à l'affût de tes convoitises impudiques, j'épiais les halètements de ton plaisir exalté, les râles de ton corps assouvi. 

Je briserai ton regard moqueur.

Je ne me laisserai pas spolier. Tu es mon bien, j'en ai la jouissance et la pleine propriété. Désormais, tu es sous contrôle, sous haute surveillance. Je ne t'abandonnerai plus la moindre parcelle de liberté. Je stopperai net toute tentative d'effraction, expulserai l'intruse.

Je terrasserai ta belle assurance.

I'm watching you

.………………………………………………………………………………
Je voulais hanter tes pensées, submerger tes sentiments, tourmenter tes désirs. Tu m'as comblée. L'application de rappel automatique que tu as téléchargée sur ton iPhone a converti mon espion en agent double, qui s'acquitte scrupuleusement de la mission que tu lui as confiée. Ta Mata Hari me balance tes flirts avec Léa, Manon et Dorothée; tes badinages avec Anna et Julie; tes enthousiasmes impétueux pour Fayza, Lisa, Daphné et Camille; tes déchaînements passionnés avec Gladys, Kim, Sofia, Justine et Laura; tes ivresses éperdues avec Victoria, Safia, Paula, Eglantine, Ophélie, Adama, Salomé…
Photo:YLD

samedi 16 mars 2013

A mon corps défendant

Les bras et les jambes maculés de bleus. Les genoux, les chevilles et les épaules douloureux. Chaque fois que j'entre dans la chambre, la pièce se rapetisse, se recroqueville. Nous n'avons plus assez de place pour nous deux dans cet espace étriqué. Son regard incisif et son sourire acéré disent assez qu'elle entend y résider en majesté. Chacune de mes intrusions aiguise sa jalousie, décuple sa férocité. Les coups pleuvent. Gifles, griffures, coups de pied. Elle me pince, me tire les cheveux, me mord. Je me plaque contre les murs, louvoie pour atteindre mon lit, me faufile jusqu'à l'armoire, essayant de me tenir à distance respectueuse, de maintenir une zone de sécurité entre elle et moi. Mes manœuvres échouent. Elle déjoue mes ruses et reprend l'offensive. Je tente une parade. Elle riposte par une feinte et porte une touche. Exténuée, je bats en retraite. Tous les matins, je dois lui disputer un chemisier, lui arracher un pantalon, lui extorquer une robe, lui soutirer un pull. Embusquée dans le miroir de la penderie, elle s'acharne à m'enlaidir. Elle me renvoie l'image amochée d'une silhouette aux lignes heurtées. Le désolant reflet d'une féminité en perdition.
Tu te veux une femme séduisante, moulée dans mes corsages qui dévoilent tes rondeurs excitantes, gainée dans mes minijupes qui soulignent tes courbes appétissantes. Tu t'ingénies à m'incarcérer dans ce corps accidenté. Tu mens. Ce n'est pas moi. Pas moi!
Photo: YLD, La Tentation de saint Antoine, J. Bosch

dimanche 3 mars 2013

Copie conforme

Prodigieux! Un véritable trésor! La galerie Vanitas ne s'était pas montrée avare d'éloges superlatives. Elle était en possession du seul dessin à l'encre existant du mystérieux Hippolyte Ryssel. Cet artiste lillois du dix-neuvième siècle, dont la virtuosité était louée par nombre de ses contemporains, n'avait laissé, croyait-on jusqu'à la découverte de ce fabuleux Nu endormi, aucune œuvre. Le dessin, authentifié par Godefroy Simon, un expert des plus réputés, avait été convoité par tous les grands musées et une poignée de riches amateurs. Le Metropolitan s'était porté acquéreur pour 500 000 dollars. Un émir qatari avait surenchéri. Doublant la mise, il était entré en possession de l'inestimable chef-d'œuvre. Jalousie de ses rivaux? Dépit et incrédulité du petit monde de l'art? La rumeur enflait: le Nu ne serait-il pas plutôt de la main de quelque disciple d'Hippolyte Ryssel? Une contre-expertise s'imposait, et elle serait réalisée par le très moderne laboratoire Sikkei. Le rapport circonstancié des scientifiques nippons confirma que la finesse et la précision du trait, la vivacité et la souplesse du geste, les variations de pression de la plume et de densité des trames étaient incontestablement caractéristiques de la facture d'Hippolyte Ryssel, amplement détaillée dans la littérature spécialisée de l'époque. La composition de l'encre correspondait exactement à la recette qu'en avait lui-même donné le Lillois dans un opuscule, conservé à la Bibliothèque nationale: une subtile combinaison de noir de vigne, de noix de galle, de terre de Cassel, de colle de bœuf et de camphre. Les analyses aux rayons X auxquelles avait procédé Sikkei ne révélaient qu'une seule anomalie, rédhibitoire: certes, la formule d'origine avait été scrupuleusement respectée, mais l'encre était de fabrication récente. La Brigade de répression de la délinquance astucieuse diligenta une enquête, dont les conclusions provoquèrent une onde de choc dans le cercle très fermé des experts d'art: le Nu n'était pas l'œuvre d'Hippolyte Ryssel, c'était une production… de Godefroy Simon. Le très considéré et révéré Godefroy Simon, un modèle, la référence pour toute la profession, était un faussaire. 

Mon Dieu que les philippiques de ces esprits sclérosés et arides m'affligent! Ces rustres, ces béotiens me tiennent pour un faussaire. Je n'en disconviens pas, je suis l'auteur du Nu endormi, l'aboutissement de quarante ans de recherches, d'étude, de travail acharné pour atteindre à la maîtrise, à la maestria d'Hippolyte Ryssel, m'approprier son style, m'imprégner de son esthétisme. Ryssel aurait signé cette encre sans réserve. Anes bâtés, que vous êtes! Je réfute vos viles accusations, vos ignominieuses incriminations. Le falsificateur, le mystificateur que vous m'accusez d'être s'inscrit en faux contre la cuistrerie de votre coterie, contre votre cécité intellectuelle. Je n'ai commis aucun plagiat, aucune contrefaçon. J'ai engendré une œuvre. Je ne suis pas un faussaire, messieurs les sycophantes, j'en suis l'antinomie. Un pur artiste. Et dans mon art, le souverain maître. 
Photo: YLD, Royal de luxe

dimanche 17 février 2013

Rémanence

Non, je n'en ai pas.
Ah! Mais pourquoi?, s'enquit Louise.
Je n'en ai pas, c'est tout.
Lydie n'avait plus de miroir chez elle, parce qu'il n'y avait plus personne pour s'y regarder. La silhouette qu'elle croisait furtivement dans la glace des toilettes du bureau ou dans celle de la cabine d'essayage des magasins n'était qu'un substitut, qui se chargeait des relations sociales. Depuis que c'était arrivé, elle était un travestissement d'elle-même. Ce soir-là, il s'était emparé d'elle, corps anonyme avec lequel il avait trompé son impuissance à être. Il ne la désirait pas, ne cherchait pas une aventure; juste un moyen. Il l'avait laissée là comme on abandonne une vieille fripe souillée. Peu à peu, le corps de Lydie oubliait, mais elle ne cessait de se cogner à la psyché du salon, où s'étaient figés les yeux avides de l'homme, sa bouche crispée pendant qu'elle se débattait, sa face grimaçante, abêtie, de besogneux, le rictus hideux du soulagement. Chaque matin, le miroir de la salle de bains lui jetait à la figure les narines dilatées, les joues flasques, l'acharnement vorace de l'homme. Elle eut peur de rester à jamais sa prisonnière, emmurée dans sa chambre noire. Elle fit voler en éclats l'image immonde. Lentement, prudemment, Lydie recomposait son visage, se le réappropriait, sortait de l'indifférencié où l'homme l'avait entraînée. Un jour –bientôt, se promettait-elle–, elle se reconnaîtrait.
Photo: YLD, Lilith, Kiki Smith

dimanche 3 février 2013

De l'amour et du hasard

Une belle, une merveilleuse histoire. De celles qui ne s'ensablent pas dans le quotidien, ne s'enlisent pas dans l'habitude. Un amour que les désaccords n'effritent pas, que les mensonges ne rongent pas, que le temps ne corrompt pas. Un bonheur adamantin. Une félicité édénique.
Le mince étui de moleskine vert émeraude gît au pied du lit, noyé dans la moquette. Il renferme des cartes de visite à son nom, au milieu desquelles est glissée un petite feuille de Bristol.
1 Marie Mon chant liminaire
2 Nina Douceur printanière
3 Agathe Conceptuelle
4 Graziella Epiphanie du plaisir
5 Charlotte Point d'orgue
6 Alex
7 Louise Accorte villégiature.
Alex, c'est moi. J'aurais pu fermer les yeux sur l'incursion importune de la touriste dans notre exclusivité amoureuse, mais ce vide lexical, ce néant sémantique… Ni métaphore laudative ni évocation superlative. Pas la plus pâle épithète. Pas la moindre qualification, même elliptique. J'aurais accepté, bien qu'avec une amère déconvenue, une allusion à mon rire perlé, à mon air mutin. Tout plutôt que cette présence par omission, cette  aphasie sentimentale. Je veux une explication.
Je lui brandis l'étui sous le nez. Qu'est-ce que ça signifie?
Que tu as tiré le mauvais numéro.
Photo: YLD

dimanche 20 janvier 2013

Un cœur fou

Pourquoi, pourquoi?
Parce que je ne peux pas, je ne veux plus. J'ai essayé. Je ne ressens rien. Tes baisers, tes caresses, tes empressements me laissent de marbre. Tes étreintes m'écœurent, tes ardeurs me révulsent. Je me suis d'abord abritée derrière ma timidité, retranchée derrière la retenue et la décence. Notre union réclamait, soutenais-je, prévenance, respect, attention et délicatesse. Ces élans forcenés, indomptés, carnassiers qui te poussaient dans mon lit n'étaient pas dignes de la noblesse de nos sentiments. Je ne me donne même plus la peine de ménager ta sensibilité. Je n'ai presque plus besoin de refuser. La répulsion que m'inspire ta main dans mes cheveux, tes lèvres effleurant les miennes décourage tes velléités amoureuses. Ce soir, pourtant, tu as insisté. Ignorant ma répugnance, tu as tenté de me prendre, malgré moi. Tu n'as enlacé qu'un corps inerte et aride, au regard vide, à la bouche figée  dans un rictus de dégoût. Mais pourquoi? gémis-tu.
Parce que je suis à lui. Son amour impératif m'exige pour lui seul. Notre passion est  exclusive, absolue. De tout mon être, j'appartiens à Heathcliff. Il me met le feu au ventre, me fait hurler de désir. je suis sa louve lubrique, avide de jouissance. Il me chevauche furieux, enragé, vorace, m'abandonne le corps labouré, ivre de volupté. Des années durant, je suis allée à sa rencontre dans la lande meurtrie. Mon silence patient apaisait sa colère. Quand la haine lui écorchait le cœur, chavirait son esprit, il se réfugiait dans mes bras. Je l'accueillais, tendre et consolante. Il a pris l'habitude de venir chaque nuit se blottir en moi. Tu me dévisages, effaré. Comment pourrais-tu comprendre? Tu seras toujours l'autre, différent, lointain, discordant. Oui j'aime Heathcliff, je l'aime pas seulement parce qu'il est beau,  mais parce qu'il est plus moi-même que je ne le suis.
Photo: YLD, Le Manteau du chaman, Anna Genard