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dimanche 5 février 2017

Echappée belle


Boucler l'affaire Caron contre Caron, commander les courses et les récupérer au drive, demander à Madeleine de préparer un gratin de saumon-brocolis ou un carré d'agneau-pommes de terre pour le repas du soir, coacher Arthur et Victor, quinze et treize ans, aller chercher Virginie à son bureau pour le cours de stretching, téléphoner aux Berliet et aux Fabre-Lapierre pour le dîner de vendredi. Et le lundi, prendre l'Orléans-Paris de 9h28, se rendre boulevard Raspail chez Mme Rochecourt, passer la journée avec elle, puis rentrer par le TER de 19h33. Elsa est une femme active, énergique, dynamique, efficiente se plaît à dire Laurent.
Mme Rochecourt, la mère d'Elsa, est décédée il y a deux ans. Elsa n'en a informé ni Laurent ni les garçons, les liens entre ceux-ci et l'orgueilleuse Mme Rochecourt étant distendus, à tel point que depuis plusieurs années, elle avait souhaité qu'ils lui épargnent jusqu'à leur visite à Noël. Mme Rochecourt avait pourtant accueilli avec bienveillance le mariage d'Elsa et de Laurent, mais celui-ci était tombé en disgrâce lorsqu'il avait accepté un poste d'ingénieur à Orléans, manifestant ainsi, aux yeux de sa belle-mère, «un singulier manque d'ambition». Si elle avait toléré la naissance d'Arthur, un «nécessaire désagrément», celle de Victor avait été saluée par de cinglants persiflages «Encore un, ma pauvre chérie, il est vrai qu'avocate à Orléans…»
Après le décès de Mme Rochecourt, Elsa avait maintenu ses voyages hebdomadaires à Paris. Le temps de faire le tri dans les affaires de sa mère, de ranger les papiers, de s'occuper de la succession. Et maintenant que tout est réglé…
Elsa est assise au bord du lac, parc Montsouris. Bientôt la quarantaine. Elle se sait jolie, intelligente, indépendante, appréciée de ses pairs, estimée par ses amis. On l'a dit choyée par un mari attentionné et des fils aimants. Une femme comblée. Pourtant… Maintenant, du temps pour rien. Soudain, il est à ses côtés. La regarde longuement, tendre et indécent.
Dans le lit pudibond de madame mère, l'homme sollicite les initiatives d'Elsa, délicatement, résolument (Laurent, lui, prend toujours la direction des opérations). Alors, elle s'autorise: ses mains ses lèvres sa langue vagabondent sur le corps docile et immodéré de l'homme. Désir dévorant impératif urgent.
Un clin d'œil complice, la porte qui l'on referme, le chuintement de l'ascenseur.
Elsa s'arrête à l'agence immobilière du quartier, met l'appartement en vente, attrape le TER pour Orléans. Laurent aime que l'on soit à l'heure pour passer à table.
Keith Haring, photo YLD


samedi 3 octobre 2015

Still Life

Chaleureux. C'est le qualificatif qui vient immédiatement à l'esprit lorsqu'on pénètre dans cette pièce. Le salon, puisque, de toute évidence, telle est sa fonction, est un quadrilatère dont trois côtés sont peints de couleur crème. Le sol parqueté est couvert d'un épais tapis aux motifs géométriques beige et ocre. Le long du mur de droite, par rapport à l'entrée, se dresse une bibliothèque en chêne brun patiné. Le bas du meuble se compose de trois tiroirs. Le haut est fermé par des portes en verre cathédrale. Le deuxième côté du quadrilatère est occupé par une large cheminée en pierre où crépite un feu. Sur le linteau sont disposés, de gauche à droite, une sphère armillaire, un cadre en métal doré renfermant la photo de deux enfants jouant sur une plage, probablement de Normandie, un solitaire en marbre et un vase Art nouveau. La baie vitrée, qui fait face à la porte, est masquée par des doubles rideaux en lin vert bouteille parsemés de grosses pivoines jaunes; ils ont été tirés de bonne heure, vraisemblablement pour échapper à morosité de ce dimanche gris et humide. Contre la paroi de gauche est appuyé un canapé en velours écru, surmonté d'un tableau, une nature morte de Juan Gris. Un lampadaire, entre la cheminée et la bibliothèque, et une lampe, sur le guéridon qui jouxte le canapé, éclairent le salon. Les deux luminaires sont coiffés d'un abat-jour festonné en lin blanc. Une chaîne hi-fi diffuse un morceau classique. Une oreille exercée reconnaîtrait la Sinfonia n°11 en sol mineur de Bach. Devant le divan se tient une table basse où sont posées une théière, une tasse, maintenant vide, et une assiette en porcelaine dans laquelle trois sablés ont été abandonnés. Une femme d'une cinquantaine d'années est assise sur ce siège –en fait, ni canapé ni divan, pas plus que sofa, mais bien une méridienne. Vêtue d'une robe en jacquard lilas, ses cheveux bruns remontés en chignon, elle lit. Un chaton s'amuse à envoyer une pelote de laine sous les rideaux, s'élance à la conquête du trophée et le dépose aux pieds de sa maîtresse. Celle-ci ignorant son offrande, il renouvelle son manège. Angela Soltieri vit dans cet appartement depuis trente ans. Elle y a emménagé le lendemain de son mariage avec Pierre Fontevrault. Elle y a élevé ses deux enfants. Victor, 25 ans, jeune avocat parti faire carrière à New York, et Agathe, 20 ans, entrée en juin à l'Opéra national de Bordeaux en qualité de premier violon. Angela et Pierre se sont séparés d'un commun accord il y a un mois. Elle a gardé l'appartement. Elle y vit dans l'immuabilité de l'instant. Une vie à la Vermeer.
Zhang Xiaogang, photo YLD

vendredi 21 août 2015

Ça se voit à son sourire

Belle? Aimée? En tout cas, regardée, dévisagée, contemplée. Des milliers et des milliers d'hommes, de femmes de tous âges se pressent devant moi, se bousculant pour m'approcher, m'observent, me détaillent. Beaucoup capturent mon image. Je ne m'en soucie pas. Certains font mine de bien me connaître.
Elle se trouve probablement dans une loggia: on peut voir un parapet juste derrière elle au premier tiers du tableau, ainsi que l'amorce de la base renflée d'une colonne sur la gauche. À l'arrière plan se trouve un paysage montagneux dans lequel se détachent un chemin sinueux et une rivière qu'enjambe un pont de pierre. Elle est habillée d’une robe sévère très sombre, plissée sur le devant du buste, dont les fils d'or brodés forment des entrelacs. Le décolleté dégage le cou et la poitrine jusqu'à la naissance des seins. Elle n'arbore aucun bijou. Une écharpe descend de son épaule gauche et les manches jaunes de son vêtement forment des plis nombreux sur ses avant-bras. Elle porte un voile sur ses cheveux défaits.
Tous essaient de me percer à jour.
Une femme assise sur un fauteuil de forme semi-circulaire seine Hände sind gekreuzt, auf einem Stuhl Arm ruht her bust facing right ヘッドほとんど顔 sido överblick su rostro se sitúa en un paisaje con horizontes lejanos y nebuloso. Je ne sais pas ce que vous attendez de moi, mais toujours revient ce sfumato, dont vous me gratifiez, d'un ton tantôt docte ou admiratif, tantôt déconcerté ou embarrassé. Je m'amuse de votre perplexité.
Mon regard, qui vous fixe impudemment où que vous soyez, vous intrigue. Mon sourire énigmatique, fugace, ambigu, vous fascine. Vous me voyez heureuse, triste, indifférente, hautaine. Mystérieuse. Vous m'avez voulue connectée? Vous voici mon songe virtuel, mon rêve numérique. 
Jean-Jacques Lapoirie, photo: YLD 
livingjoconde.fr

samedi 3 janvier 2015

Apocryphe


Pécheresse, femme adultère. Prostituée. Voilà ce qu'ils ont fait croire. Pas adultère. Adultération. J'étais sa compagne, sa disciple, épouse aimante, femme aimée. Nous voulions nous libérer des mensonges mercantiles qui nous asservissaient. Nous dénoncions leurs discours fallacieux, rejetions leur toute-puissance obscène, leur morale inconvenante. Chasser du temple les prévaricateurs, les spéculateurs. Nous n'étions pas très nombreux. Plus pour longtemps, pensions-nous. Bientôt…
Je vous maudis renégats, parjures!
Sa compagne, son apôtre. Aimante. Aimée. Pas une prostituée repentie. Sa complice, sa fidèle. Son amante. Toujours à ses côtés. Meurtrie, mais consentante, puisqu'il le fallait, puisqu'il le voulait, lorsqu'il lui demanda, à lui son meilleur ami, ce funeste baiser. Marchand dans ses pas quand ils le condamnèrent. L'accompagnant jusque dans sa souffrance exaspérée.
Espérant une ultime étreinte. Noli me tangere. Je ne t'ai pas retenu.

Sur mon lit, au long de la nuit, je cherche celui que j'aime. Je le cherche mais ne le rencontre pas. Il faut que je me lève et que je fasse le tour de la ville; dans les rues et les places que je cherche celui que j'aime. Je le cherche mais ne le rencontre pas. 

Tu m'avais délivrée des démons qui me tourmentaient. Égarée, je me suis peut-être sans doute abandonnée à nouveau à eux. N'attendez pas que je me repentisse, vous qui avez fait de lui –lui, mon glaive, ma flamme ardente–, vous qui avez fait de lui le fils de.
J'ai beaucoup aimé. Me pardonneras-tu toi que j'ai tant de fois crucifié sur mon corps impie?
Je te cherche mais ne te rencontre pas.
 Photo: YLD, sculpture J.-J. Lapoirie

dimanche 7 septembre 2014

Fabulette

J'étais là à glander, tranquille sur un banc. La zik dans les oreilles, je faisais des plans. J'ai ramassé pas mal de blé. Je refourgue du matos, des iPod, des smartphones, que des potes chourent. C'est un peu moi le boss. Admettons qu'on passe aux scoots. Après y aurait les caisses. Disons un an ou deux, et là je m'établis, genre un truc dans la sécurité. Costard, muscu, le top quoi.
Je l'avais pas calculé, Sam.
Jarte d'ici, bâtard! Je voyais bien qu'il cherchait aventure. T'as bien bavé sur moi, les mecs me l'ont dit.
Ils t'ont mythoné, j'te jure.
Si c'est pas toi, c'est ta meuf, ton frangin, tes darons. C'est kif-kif.
Je voulais pas m'embrouiller avec lui. J'ai pas été très réglo, j'avoue. C'est Sam qui avait lancé le bizness, mais cet été il s'était branché avec un petit groupe de rap qui tournait dans le coin. Il s'éclatait, le show-biz, la tune, les meufs. J'étais vénère. En novembre, il était raide, il est venu me taper de la maille. Alors, moi je l'ai chambré: Tu teufais, et bien taffe maintenant!
Photo: YLD

dimanche 10 août 2014

Rang S

Un champ de bataille après la défaite. Canettes de bière vides et Big Buckets KFC dégorgeant d'os de poulet, de mégots, de frites flasques. Une puanteur de fumée grasse et de sueur aigre. La télé discute toute seule. Au fond du canapé, une masse débraillée émet un ronflement caverneux. Eddy évalue les dégâts d'un lendemain de match. Son père a occupé le terrain avec ses copains. Il y a deux ans, sa mère, lassée d'être hors jeu, a fait ses valises, laissant Eddy sur la touche.
Orochimaru, je ne le laisserai pas à ta merci, grogne Eddy. Je jure de le sauver!
Déplacement instantané vers sa chambre pour récupérer son turban et téléportation dans le salon.
Füton Rasengan! Eddy frappe l'armée de serpents contrôlée par Orochimaru avec son orbe tourbillonnant. La terre tremble. La sphère balaie tout sur son passage et Eddy emprisonne les cochonneries qui jonchent la moquette dans un sac-poubelle. Il respire profondément, jette un regard déterminé autour de lui. Il doit se débarrasser de cette vermine avant qu'elle retrouve sa force.
Kage bunshin no jutsu!
Tandis que les trois clones qu'il vient d'invoquer descendent la poubelle, Eddy compose le mudra du coq, puis aussitôt après celui du tigre et, en un rien de temps, fait place nette dans l'évier.
Prends ça, hurle Eddy à l'adresse d'Orochimaru, en lançant son shuriken sur son ennemi. Orochimaru a beau tempêter, écumer de colère, le Dyson aspire son chakra.
On dirait bien que j'ai gagné, hein!, le nargue Eddy.
Le vrombissement de l'aspirateur a réveillé le père d'Eddy, qui émerge douloureusement des brumes de l'alcool, traîne son regard d'un coin à l'autre de la pièce.
C'est toi qu'a fait ça, mon bonhomme? J'suis fier de toi, ouais.
Silencieux, Eddy attend que son père parvienne à maîtriser son bijû. Aspirine, douche, première cigarette. Son père s'en sort toujours, c'est un malin, mais il n'est pas assez sérieux, il ne deviendra pas hokage, ne sera même pas un bon ninja. Ça ne fait rien, décrète Eddy, moi j'y arriverai et je le défendrai.
Hé bonhomme, ça te dirait un McDo?
Eddy enfile son blouson, dévale l'escalier et essaie d'ajuster son pas à celui de son père, puis il ralentit sa marche, forçant son père à se mettre au rythme de ses onze ans. Il ne tient pas à accélérer le temps, à rattraper son père et ses copains, sa mère. Il s'est promis de se battre jusqu'au bout, de ne jamais se rallier au clan des adultes, tous perdus dans un monde trop grand pour eux.
Photo YLD: Bad Boy, Kiatanam Ianchan

dimanche 9 mars 2014

Brève Rencontre

Elégante dans sa robe bleu nuit, elle était plongée dans un magazine. Une capeline assortie à son vêtement dissimulait à-demi son visage. Lorsque l'homme pénétra dans le compartiment, elle répondit distraitement à son salut. Il s'assit en face d'elle et accrocha son regard à ce corps bien modelé, que la posture légèrement guindée rendait presque pictural. Elle semblait tout à la fois accepter cette attention insistante et lui opposer une présence lointaine, abstraite. Silencieux, l'homme l'enveloppait d'une sensuelle sollicitation. Elle leva les yeux. Il l'observait, tendre et insouciant. C'était doux, grisant, voluptueux, et vaguement douloureux. Eurydice reprit son magazine. Sur la couverture, Grace Kelly, à bord du Constitution, s'apprête à quitter New York, à rejoindre son prince, qu'elle connaît pourtant bien peu. Elle est radieuse, paraît confiante. Le train entrait en gare. L'homme toucha l'épaule d'Eurydice «Venez, je vous emmène». Elle sourit, un instant consentante, puis se ravisa. «Venez, ne renoncez pas», la pressa-t-il. Le train redémarrait, l'homme sauta sur le quai. Il l'aurait arrachée à son abstinence têtue de la vie. Ils se seraient crus heureux. Puis l'irrémédiable désenchantement, la fatale, l'infernale désillusion. L'homme était tombé amoureux d'une passagère, secrète, clandestine, il n'aurait pas pu, pas su faire taire l'obsédante supplique de la femme: Regarde-moi, pas mon visage, pas mon corps, mon tourment. Regarde-moi et aime-moi. La silhouette de l'homme s'estompait, disparut à l'horizon. Déjà, il n'était plus à elle. Le train filait dans la nuit tombante. Eurydice se sentait radieuse et confiante.
Photo: YLD

samedi 16 novembre 2013

Mot à maux

Avoir imaginé qu'il l'admettrait, après tant d'années. Pourtant, il a dit J'en conviens, Probablement, Oui bien sûr. Il n'empêche, comment croire qu'il reconnaissait ce qu'il avait toujours nié? Barcelone, ce soir d'août. Nous étions restés longtemps à la plage. Nous étions rentrés, fatigués de soleil. Nous avions passé la soirée sur la terrasse. La nuit était lourde, sans un souffle d'air. Et puis c'est arrivé. Survenu. Barcelone, ce soir d'été où tout semblait éternel, immuable. Soudain, ce mot qui nous a anéantis. Il l'a prononcé, d'un ton neutre, comme par mégarde. Ce mot arrogant a fait irruption, rendant désormais notre vie inconcevable. Je l'entends encore. Et c'est moi qui l'aurais prononcé. Lâché. Pendant tout ce temps, je l'aurais rendu, lui, responsable de cette trahison, incapable que j'étais d'articuler aucun de ces autres mots qui auraient vaincu celui que ma peur de le perdre avait laissé échapper.
Alors, ce serait moi…


Je lui accorde un silence navré. Cette soirée, je l'ai oubliée. Cet amour forcené, intransigeant, m'est inconnu. J'étais amoureux. D'elle, sans doute. De Barcelone, passionnément. Belle Catalane, espiègle et bouillonnante. Ce mot assassin qui nous aurait poignardés en plein cœur, je l'ignore. J'en ai d'autres, qu'elle refuserait. Plaza del Sol, El Born, tapas con vino, Barceloneta, mariscada o cava, El Raval, fiesta y mojito. A moins que, peut-être, tibi dabo, promesses que je ne tiendrai pas.
Elle voulut que ce mot fatidique fût proféré une fois encore, maintenant, pour que nous sachions. Abolir la parole funeste, dit-elle. Elle attendait, espérait que je
Elle hurla: –––––––––––––
Je n'entendis qu'un cri.
Photo:YLD

jeudi 30 mai 2013

Illusion d'optique

On en avait fait des romans, des films, des chansons. On l'avait vécu libre ou conjugal. Il avait été fidèle ou adultère, hétéro ou homo. Il a, un temps, été délivré sur prescription médicale. On le commande aujourd'hui sur Internet. Tomber amoureux est trop incertain, trop aléatoire. On veut du coup de foudre à volonté, du sentiment immédiat, du plaisir instantané. Les chercheurs ne nous ont-ils pas appris que l'amour n'était, finalement, qu'une simple réponse neurobiologique? Des stimuli sensoriels, phéromones et autres, activent certaines aires du système limbique –les mêmes que celles qui réagissent à la cocaïne ou aux amphétamines–, et vous voilà sous le charme de Romain ou de Chloé. Les laboratoires pharmaceutiques, toujours à l'affût de profits, n'ont pas tardé à trouver la formule magique. Vous vous inoculez une dose d'Eroscymil, vous patientez quelques minutes; sous l'effet du produit, les zones de votre cerveau impliquées dans le processus s'allument, et vous êtes hypnotisé par les yeux bleus de Nina, ensorcelé par la beauté ténébreuse de Valentin, épris de quiconque croise votre chemin à ce moment-là. Pour éviter les réveils postcoïtaux calamiteux, Clément ne s'autorisait les embrasements sentimentaux qu'au Club.
Après s'être douché, Clément se fit une injection d'Eroscymil. Alors qu'il s'apprêtait à enfiler son caleçon, il s'aperçut qu'il avait perdu sa chaîne. Il inspecta le bac de douche, souleva la clayette, vida le panier de serviettes. La chaîne tomba sur le carrelage. Clément se baissa pour la ramasser. Lorsqu'il se releva, le désir lui fouailla le ventre. Le miroir lui adressait la plus suave des promesses: regard engageant, bouche incitative, sexe généreux. Conquis, Clément succomba à l'invite fallacieuse de son image.
Photo: YLD



dimanche 14 avril 2013

Le couvercle de la vie

Le quai était désert, peut-être cinq ou six personnes, silencieuses, quasi absentes.
Après dîner, il était sorti. Prendre l'air, avait-il dit à sa femme. Il marchait sans but, d'un pas alerte pourtant, presque pressé. Il s'engouffra machinalement dans la bouche de métro. Sur le quai régnait le calme d'un milieu de semaine. Il n'y avait pas même un de ces  pauvres hères qui tentent encore de communiquer en invectivant ceux qui ne sont déjà plus tout à fait leurs semblables. Un coup d'épaule le projeta sur les rails. Jambes pendantes, il essayait de s'agripper aux cannelures de la bande de guidage. La rame entrait en station. On l'empoigna et le déposa à quelques centimètres de la bordure du quai. Il se releva lentement, stupéfié plus qu'effrayé. Comme égaré. Une forme grise l'accompagna jusqu'au café qui faisait face à la station.
Il commanda un double whisky. L'alcool l'exhumait peu à peu de sa torpeur. C'était maintenant. Le message était sans ambiguïté. Brutal, violent, mais évident, irréfutable: l'homme qu'il était encore une heure plus tôt était mort, broyé sous les roues du métro, définitivement enseveli dans le passé. Il avait basculé. Cette fois-ci, pas d'échappatoire, pas de dérobade. Il retira mille euros au distributeur, loua une chambre pour deux nuits dans un hôtel de la rue Saint-Denis. Son téléphone sonna, sa femme commençait à s'inquiéter. Il ne décrocha pas. Il employa la matinée du lendemain à l'achat de tous les accessoires et produits dont il allait avoir besoin, se composa une garde-robe et rentra à l'hôtel. Il passa en revue ces emplettes. Il n'avait rien oublié. La chasse-d'eau engloutit son alliance. Il se délestait de quinze ans de coupable simulation, de l'odieuse illégitimité où il était séquestré. Il prenait corps.
Il était attendu à dix-sept heures au Libertinata. Il montrerait ce qu'il savait faire, et on verrait, lui avait-on dit au téléphone. Longue perruque blonde, body en dentelle rouge sur talons aiguilles, faux cils et bouche glossy, il fut Madonna,  Beyonce et Rihanna devant Mme Céleste, qui le consacra d'un regard connaisseur: «C'est parfait.Tu es sur scène ce soir. Comment t'appelles-tu?»
–Doria.
Photo: YLD


dimanche 20 janvier 2013

Un cœur fou

Pourquoi, pourquoi?
Parce que je ne peux pas, je ne veux plus. J'ai essayé. Je ne ressens rien. Tes baisers, tes caresses, tes empressements me laissent de marbre. Tes étreintes m'écœurent, tes ardeurs me révulsent. Je me suis d'abord abritée derrière ma timidité, retranchée derrière la retenue et la décence. Notre union réclamait, soutenais-je, prévenance, respect, attention et délicatesse. Ces élans forcenés, indomptés, carnassiers qui te poussaient dans mon lit n'étaient pas dignes de la noblesse de nos sentiments. Je ne me donne même plus la peine de ménager ta sensibilité. Je n'ai presque plus besoin de refuser. La répulsion que m'inspire ta main dans mes cheveux, tes lèvres effleurant les miennes décourage tes velléités amoureuses. Ce soir, pourtant, tu as insisté. Ignorant ma répugnance, tu as tenté de me prendre, malgré moi. Tu n'as enlacé qu'un corps inerte et aride, au regard vide, à la bouche figée  dans un rictus de dégoût. Mais pourquoi? gémis-tu.
Parce que je suis à lui. Son amour impératif m'exige pour lui seul. Notre passion est  exclusive, absolue. De tout mon être, j'appartiens à Heathcliff. Il me met le feu au ventre, me fait hurler de désir. je suis sa louve lubrique, avide de jouissance. Il me chevauche furieux, enragé, vorace, m'abandonne le corps labouré, ivre de volupté. Des années durant, je suis allée à sa rencontre dans la lande meurtrie. Mon silence patient apaisait sa colère. Quand la haine lui écorchait le cœur, chavirait son esprit, il se réfugiait dans mes bras. Je l'accueillais, tendre et consolante. Il a pris l'habitude de venir chaque nuit se blottir en moi. Tu me dévisages, effaré. Comment pourrais-tu comprendre? Tu seras toujours l'autre, différent, lointain, discordant. Oui j'aime Heathcliff, je l'aime pas seulement parce qu'il est beau,  mais parce qu'il est plus moi-même que je ne le suis.
Photo: YLD, Le Manteau du chaman, Anna Genard 

samedi 15 décembre 2012

Babouinerie

Nadia se recroquevilla derrière l'écran de son ordinateur. Jérémie rentra la tête dans les épaules. Rémi et Pascal s'engouffrèrent dans l'étude de leur dossier. Sandrine jeta un regard désespéré par la fenêtre, semblant chercher quelque apparition salvatrice qui abrégerait son calvaire quotidien. Marc venait de pénétrer dans le bureau. Faisant fi de la hiérarchie, il s'était institué chef de clan et imposait sa loi sur son territoire. Il distribuait le travail de la journée, octroyait moqueries et rebuffades, prodiguait représailles et vacheries. Pascal portait des chemises de fiotte, Rémi n'achetait que des caisses de branque, Nadia n'était qu'une bégueule et Jérémie un péteux que sa femme faisait marcher sur les mains, quant à Sandrine… Sandrine était une proie si facile, si tentante. Marc la tenait entre ses griffes, l'égratignait de ses sarcasmes, desserrait son étreinte –juste de quoi lui laisser espérer qu'elle pourrait lui échapper–, puis brusquement fondait sur elle et la dépeçait à petits coups de dents. Que quelqu'un fasse mine de relever la tête, se rebiffe ou se cabre, et Marc grondait, grognait, retroussait les babines, montrait les crocs. Des manœuvres d'intimidation répétées et de plus en plus fréquentes firent battre Sandrine en retraite, à bout de nerfs elle démissionna.
Quinze jours après le départ de Sandrine, Christian était lâché dans la jungle. Marc en rugissait de plaisir. Il flairait le gibier de choix, non pas un pauvre petit animal effarouché, mais un type posé, solide, un adversaire à sa mesure. Il cherchait à l'exciter à force de railleries, le provoquait du regard. Il se postait à l'affût, attendant le moment propice de lui sauter à la gorge. Il voulait un combat féroce, il lui fallait recevoir devant toute la harde la soumission de ce congénère qui lui en imposait. Un matin, l'affrontement eut lieu. Christian se leva de son bureau, se campa devant Marc et, le toisant de haut, décréta d'une voix impérieuse Ça suffit! Marc s'effondra sur son siège. Vaincu, mais soulagé. Il n'était plus le mâle dominant.
Photo: YLD, Speedy Grafito.

dimanche 9 septembre 2012

La mort du deleatur

Les Goncourt, les Femina, les Renaudot, les best-sellers n'acceptent que lui. Tous louent sa parfaite connaissance de la langue, sa capacité à se couler dans leur écriture, son sens du détail, son goût de la précision, sa vivacité, sa curiosité, son perfectionnisme, son esprit critique. Parce qu'Olivier est un excellent correcteur, ils supportent sa maniaquerie, sa minutie obsessionnelle, sa rigueur pathologique, ses biffures qui mortifient leur amour-propre, ses retouches qui outragent leur susceptibilité. Parce qu'il est le meilleur, ils s'accommodent de son doute catégorique, de son orgueilleuse humilité.
Jeune directrice de collection, Anne a d'emblée été séduite par la compétence d'Olivier, sa culture, son intelligence acérée. Sept ans après leur mariage, elle admire et respecte toujours le professionnel, mais l'homme l’horripile. Elle partage sa vie avec un pur intellect, une figure de rhétorique. Pas un mari, encore moins un amant, elle vit aux côtés d'un trope. Lorsqu'il travaille sur un manuscrit, c'est-à-dire trois cent soixante-cinq jours par an, Olivier expurge tout le reste. Même ses amours sont cérébrales. Ses romances avec Hélène*, Stella**, Violette*** l'ont comblé plus que les tendresses attentionnées d'Anne, en qui il ne voit qu'un pastiche, peu réussi, qu'il s'évertue à amender. Anne sait que, jusque dans la rupture, elle doit peaufiner son style. Aussi s'est-elle assuré le concours d'un maître, et, réunissant son courage, elle aborde Olivier dès la fin du repas dominical:
«Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connu? Est-ce ma faute? Ô mon Dieu! Non, non, n'en accusez qu…»
Tu manques de coffre, ma pauvre petite, l'interrompt Olivier. Flaubert, ça se gueule…
Anne est habituée à ce qu'Olivier la mette à rude épreuve. Puisqu'il le prend ainsi, elle l'aura sur son propre terrain, le lui chantera à la manière des pères-la-virgule:
«[guill ouvre] L'[cap] amour est mort entre tes bras »[guill ferme]… [sus] ([par ouvre] je te quitte! [clam]) [par ferme]. Point final.

* Je m'en vais, Jean Echenoz.
** L'Ascenseur, Alain Fleisher.
*** Hyrok, Nicolaï Lo Russo (qui, j'espère, ne m'en voudra pas).


Photo: YLD, fresque de Jef Aerosol.

samedi 21 juillet 2012

Tous ego

Quand on se pique d'écrire, on assume. On s'affirme. On est écrivain. Depuis plus de trois ans, elle fait sa modeste, celle qui n'ose pas. Elle n'écrit pas de livres, elle a un blog littéraire. Et moi, je suis là à attendre; oh, pas la célébrité, juste la reconnaissance de mon existence. Car c'est moi qui fais les frais de ses élucubrations intimistes, moi, qu'elle met pernicieusement en scène, qu'elle empêtre dans ses intrigues sournoises, qu'elle accable de crises d'angoisse, de mal-être. Croyez-vous qu'elle aurait pris la peine de me donner une individualité? Elle m'escamote derrière ses «Il», ses «Elle», ses «Je est un autre». Je sens que cette histoire va mal finir. Je n'ai pas oublié ce pauvre Ziggy, foudroyé en pleine gloire, un triste soir de juillet 1973. Je ne me laisserai pas précipiter dans l'abîme de l'oubli. 
Je devais tâter le terrain, savoir s'ils étaient avec moi. Ils ont tous répondu présents: Bernardo Soares, Aladdin Sane, Jean-Baptiste Botul, Alberto Caeiro, Sally Mara, Vernon Sullivan, Omega, Rrose Sélavy, Marc Ronceraille, Carlito Marron, Danielle Sarréra, Alvaro de Campos, Pierre Ménard, Bonnie Prince Billy, Ricardo Reis, Emile Ajar, André Walter, Mercury, Lutz Bassmann… J'avais mijoté mon affaire. J'étais entré en relation avec la Communauté subversive européenne, qui regroupe des artistes, des intellectuels, des programmeurs adeptes du logiciel libre, tous en lutte contre les monopoles, les hégémonies, les suprématies culturelles et économiques. J'espérais qu'ils accueilleraient favorablement mon projet. Leur enthousiasme a dépassé toutes mes attentes.
Et leur stratégie est infaillible. Aujourd'hui, plus personne –bon d'accord, presque plus personne- n'achète de livres papier. On les télécharge sur son iPad ou sur son reader. C'est pareil pour la musique et les films. S'introduire dans les bases de données des éditeurs, des libraires ou des majors du disque pour substituer vos noms à ceux de vos créateurs est une première étape, cruciale, mais insuffisante, insatisfaisante. Vous pouvez obtenir bien plus, bien mieux. Chacun de vous, Vernon, Rrose, Mercury, Emile, Alvaro…, sera une entité plurielle créatrice. N'importe quel internaute aura la possibilité de s'approprier ce que vous avez écrit, chanté, ce que vous avez été, de le modifier, de le faire évoluer et de le faire circuler. Chacun de vous, Sally, Aladdin, Lutz, Jean-Baptiste, Bernardo, Omega…, deviendra un espace de transversalité, et chaque cybernaute en sera le transformateur-redistributeur. Plus que votre émancipation, nous vous offrons l'éternité interactive.
On était tous partants.
Adam, lui, jubilait.
Photo: FLD

dimanche 17 juin 2012

Jeu de rôles

Métro ligne 9, samedi 23 heures. Rousse, tu portais une robe courte fuchsia, des bottines et un borsalino. Grand, blond, Levis noir et veste grise, je me suis assis en face de toi. Sourires. Nos yeux se sont croisés et recroisés. Longs regards. Voudrais te retrouver, te connaître. stef@free.fr

Serais ravie de te revoir. Jeudi 20 heures à L'Ange vert à Ménilmontant, ça te va?

C'est un endroit sympa L'Ange vert, et surtout le bar n'est pas bondé le jeudi soir. Parce qu'il va falloir que j'improvise. Je n'ai jamais vu ce mec. Je suis tombée par hasard sur son annonce dans Libération. J'en ai vraiment marre d'être toute seule. Alors, cette fois-ci j'ai pris l'offensive, je suis passée à l'attaque. Rousse, pas exactement. Plutôt châtain clair. Tant pis, une petite coloration fera l'affaire. Attention, grand, blond, ce doit être lui. Je lui fais un signe de la main. Il marque un temps d'arrêt, puis se dirige vers moi. Stef? Moi, c'est Chris –je n'allais quand même pas dire Christine! La conversation a un peu de mal à démarrer. On commande. Une bière pour lui. Un Schweppes pour moi. Non, une bière aussi. Tu viens souvent ici? Quelquefois. Silence interminable. Tu habites dans le quartier. Pas très loin. Soudain, Stef éclate de rire. D'un seul coup, il est détendu, volubile. Il me raconte qu'il est informaticien, écoute de l'électro, adore le bowling. J'approuve, j’acquiesce, j'opine, je plussoie.
Minuit déjà. Stef doit y aller. Il ne m'a pas raccompagnée, mais m'a laissé son numéro de téléphone. Bien joué, Chris!

C'était pas la fille du métro. Beaucoup moins jolie, même pas bonne comédienne. En plus, toute la soirée, elle s'est obstinée à m'appeler Stef. Je ne supporte pas ça. J'avais l'impression d'être en tête à tête avec un spam: stef@free.fr vous avez été sélectionné pour notre grand tirage au sort. Je croyais qu'elle aurait assez d'humour pour m'avouer son coup monté, qu'elle avait profité de mon annonce pour mettre le grappin sur un mec. Ça m'aurait amusé, elle aurait pu me plaire. Quelle quiche! Tu vas voir Chris, Christine, Christiane, Christelle ou je ne sais quoi d'autre, moi aussi, je peux être mytho. 06 49 64 33 72, c'est le numéro de Gilles. Il est gentil mon cousin, mais tellement timide et casanier qu'à quarante-trois ans il n'a toujours pas pu se trouver une copine. Celle-là, elle est du genre à s'accrocher. stef@free.fr, plus fort que Meetic. EXPDR! 
Photo: FLD


samedi 10 mars 2012

Fils de


Ce n'est pas mon père. Je porte son nom, mais je ne suis pas son fils. Bien sûr, on ne m'en a jamais parlé. Je le sais, c'est tout. J'espérais une confirmation. Je l'ai. Le magazine People vient de publier un article sur les célébrités étrangères qui aiment la France: Brad Pitt et Angelina Jolie, Johnny Depp et Vanessa Paradis, Mick Jagger. Je jette un œil distrait aux interview. Soudain, mon regard est attiré par une photo: le château d'Hérouville. C'est là, raconte le journaliste, qu'en octobre 1973 David Bowie a enregistré son album Pin Ups. Voilà la preuve irréfutable. Vous ne voyez pas? Dans les années 1970, mes grands-parents maternels étaient employés au château d'Hérouville. Je suis né en juillet 1974. Mon second prénom est David. Ici, tout le monde m'appelle Zig. Ce surnom me viendrait de mon grand-père, qui avait coutume de me rappeler à l'ordre en m'intimant d'arrêter de faire le zigoto. Foutaises! Je vais vous dire comment ça s'est passé. C'est au château que ma mère l'a rencontré, qu'ils se sont aimés. Trop obéissante, elle a préféré sacrifié sa passion à la morale. Elle a laissé partir David et a épousé Jean, un gentil garçon qui gagne honnêtement sa vie les mains dans le cambouis de son petit garage. La vérité devait éclater au grand jour. Ce dimanche, famille et amis étaient réunis pour fêter l'anniversaire de Jean. Je l'ai laissé soufflé ses bougies, et j'ai fait mon «coming out». Inutile de dissimuler plus longtemps mon identité. Cessez de mentir. J'ai retrouvé mon père, le vrai. Ils ont d'abord beaucoup rigolé, Jean, mes oncles, mes sœurs, les copains. Quand j'ai menacé ma mère avec le couteau qui avait servi à découper le gâteau, ils ont compris que je ne plaisantais pas.
Il y a trois jours que je suis enfermé dans cet hôpital psychiatrique de Pontoise. Je n'y resterai pas. Les médicaments que j'ai volés ce matin à l'infirmerie commencent à faire leur effet. Ma vue se brouille, mes jambes s'ankylosent, mes bras s'engourdissent. Ecouteurs sur les oreilles, volume à fond. Il suffit que je me tourne vers lui. Guitare acoustique, guitare électrique, batterie, cuivres, violon, et sa voix qui me suicide. Le temps prend une cigarette. Enfin Zig. A jamais poussière d'étoile.
Photo: YLD

samedi 14 janvier 2012

Touché, coulé


Un Johnnie Walker le soir en rentrant, ça aide à avaler les contrariétés, tous ces trucs qui restent en travers de la gorge. Ça ne réconforte pas, ça ne réconcilie pas, ça console. Un whisky ou deux, plutôt deux, et tu évolues dans une réalité floutée, aux angles émoussés, tu gommes les aspérités, tu bazardes tes complexes, tu largues tes frustrations. D'un revers de main, tu envoies balader cette satanée bestiole planquée au fond de ta tête qui te reproche sans cesse ton manque d'envergure. Tu n'es pas Brad ni George, même pas Tom. Et alors? Des conneries. Vraiment rien à foutre. Tu redimensionnes, tu retouches, tu optimises. Mais le déclic libérateur peine de plus en plus à se déclencher. On appelle ça la tolérance. L'alcool, ta seule parade à l'intolérable béance qui te donne le vertige, à l'insupportable dégoût qui te retourne l'estomac, à ce déficit d'être qui te poisse d'angoisse. Le deuxième verre en convoque un troisième, un cinquième. Parfois –souvent–, tu forces la dose, juste de quoi te reconnaître dans ce mec gonflé, qui en met plein la vue. Affalé sur le canapé, tu les mates tous, ces crétins que la vie a mieux armés que toi. Ce soir, une bouteille ne suffit pas, tu en attaques une autre, comme hier, comme avant-hier.
You talking to me, hein?
Mais non, allez laisse tomber!
Même boire tu n'en as plus envie.
Johnnie se débattait dans son scotch, coulait, remontait, s'enfonçait, refaisait surface.
Tu a posé un doigt sur sa tête. Lentement, fermement, tu as appuyé.
Photo: YLD

samedi 29 octobre 2011

L'homme approximatif


J'ai été un auteur reconnu, talentueux, affirme-t-on, couronné par quelques prix prestigieux. Pas assez célèbre pour qu'on parle encore de moi, après cinq années de mutisme littéraire. Ou alors pour persifler mon manque d'inspiration, le fameux syndrome de la page blanche. Disons plutôt que je n'y crois plus. Ne raconte-t-on pas toujours la même histoire, que l'on affuble d'oripeaux plus ou moins habilement relookés? Inutile d'ajouter encore à la masse de radotages. J'en étais là de mes réflexions quand une missive peu amène de mon banquier relégua mes conjectures sur les belles-lettres loin derrière un impératif arithmétique: convertir le solde négatif de mon compte en nombre positif. Le joli pécule que j'avais amassé grâce à mes succès de librairie avait fondu comme neige au soleil. J'allais devoir me remettre à écrire, puisque c'est la seule chose que je sache faire. Fi de la littérature! Il me faut de l'efficace, du rentable, du lucratif. Je serai écrivain public.
Sans être fructueuse, mon activité me permet de renflouer un peu mes finances. Outre des courriers administratifs –ce genre a ma préférence, car il ne fait appel qu'à mes qualités rédactionnelles et à mes connaissances juridiques–, j'ai eu à rédiger quelques lettres de rupture, deux ou trois déclarations d'amour. Et une bonne dizaine de biographies. Des tranches de vie souvent attendrissantes, quelquefois édifiantes, parfois poignantes ou tragiques, mais qui n'ont fait qu'asseoir ma conviction: finalement, c'est toujours la même histoire!
Les mots ont-ils été sollicités au point qu'ils en sont condamnés à un perpétuel ressassement? Exsangues, stériles, ineptes, séniles? Mettre un bonnet rouge au dictionnaire ne suffit plus, il faut que les verbes se dévergondent, les adjectifs s'enivrent, les substantifs s'encrapulent, que le style s'ensauvage. Et pourquoi ne serais-je pas l'artificier de cette déflagration linguistique? Je me suis mis à collecter dans un calepin des mots abordés dans un livre ou un journal, accostés dans une conversation, croisés à la radio, aperçus à la télévision, côtoyés en voyage. De ce tohu-bohu jaillirait inéluctablement… Rien, j'ai égaré mon carnet.
-Jetez donc un œil à ce petit recueil, m'invite, enthousiaste, mon libraire. Le manuscrit, anonyme, aurait été déposé dans la boîte aux lettres de l'éditeur; il a remporté l'unanimité du comité de lecture. Une approche novatrice, très personnelle, et –c'est rarissime pour des poèmes– il se vend bien, insiste-t-il en me tendant… la version imprimée de mon thésaurus.
–Je n'ai jamais rien compris à la poésie, grommelai-je en abandonnant «mon» chef-d'œuvre au profit des œuvres complètes de Tristan Tzara.
Pièges de miel, Galite Allouche, photo YLD

samedi 15 octobre 2011

I would prefer not to


De longs bâtiments en béton se dressent de part et d'autre d'une rampe sur laquelle stationnent des chariots à propulsion aérodynamique dans l'attente de leur chargement. A l'intérieur des bâtisses s'alignent trois rangées de plans de travail. Y sont assis côte à côte des hommes et des femmes, hors d'âge. Visage livide, inexpressif, yeux éteints. Devant eux défile un tapis roulant chargé de composants électroniques. D'un geste lent et régulier, ils saisissent une diode, une puce, une led, un processeur…, l'introduisent dans une machine scellée dans la table. Si un voyant vert s'allume, la pièce peut être réparée, elle est déposée dans le bac de gauche. Si le voyant rouge clignote, elle doit être refondue, usinée à nouveau, elle est placée dans le bac de droite. On n'entend que le chuintement du tapis entrecoupé des soupirs de la machine lorsqu'elle absorbe, puis restitue le matériel. Parfois, l'un des contrôleurs s'effondre sur le plan de travail. Un signal retentit. Des infirmiers se précipitent vers l’auxiliaire défaillant, lui injectent un sérum régénérescent. Quelques minutes plus tard, il a repris sa place et ses gestes mécaniques. Il arrive que le malaise soit plus sérieux et qu'il faille recourir à la consolidation assistée par ordinateur (CAO). Grâce à une exploration tomodensitométrique, les spécialistes repèrent l'organe défectueux –valvule cardiaque, neurone, fibre musculaire, alvéole…–, y infiltrent des nanomolécules, et le «mécanisme» est à nouveau en état de marche. La CAO permet à la majeure partie des ageless de fonctionner correctement jusqu'à 97 ans, 100 ans pour les plus résistants. Cette technologie a été développée dans le cadre d'une politique sociale raisonnée visant à mettre un terme au gaspillage des ressources qui grevait la société au siècle dernier: dès 65 ou 70 ans, ceux que l'on appelait alors les retraités dilapidaient leur énergie dans des activités improductives –voyager, cultiver leur jardin, s'occuper de leurs petits-enfants… La CAO reste encore onéreuse du fait de sa mise en œuvre relativement récente. A l'avenir, son coût sera considérablement réduit puisque l'introduction de nanomatériaux se fera progressivement dès le plus jeune âge, au tout premier dérèglement, serait-il bénin, d'un organe: une appendicite, une fracture, une bronchite.
Martin tend le bras vers le tapis roulant. Son geste se fige. Il recule son siège et se tient immobile. Son regard plane au-dessus de ses vis-à-vis. La caméra de surveillance a détecté le dysfonctionnement. Un infirmier s'approche de Martin, lui prend le pouls, le questionne. L'auxiliaire Martin Ageard est hors service. Incompréhensible: sa dernière CAO remonte à dix jours à peine. C'était sa sixième intervention. Martin est fatigué de son existence sans vie. Il veut qu'on le laisse tranquille, inactif, inutile. Dorénavant, il s'abstiendra, se récusera, opposera la force de l'inertie.
Photo: YLD

vendredi 30 septembre 2011

Yolanda, be cool!


Nous aurions dû nous méfier. Ne pas nous laisser bercer par son nom irénique. La paix, tu parles! Imprévisible, impulsive, irréfléchie. Une chipie, qui nous a fait tourner en bourrique toute une journée, trépignant, sanglotant, faisant mine de se calmer, pour se déchaîner de plus belle. L'avait-on contrariée? Vexée? Blessée? Aucunement! La demoiselle est capricieuse, voilà tout. Il faut dire qu'elle a de qui tenir, Irène. Bien avant elle, Betsy et Camille se sont distinguées par leur mauvais caractère. Prenant un malin plaisir à tout bousculer sur leur passage, à mettre tout le monde sur les nefs. Horripilantes. Il n'y en a pas une pour rattraper l'autre. L'aînée d'Irène, Katrina, la gloire, l'orgueil de la famille, est une véritable furie, une harpie, un virago, qui sème la terreur autour d'elle. D'une bourrade, elle vous flanque par terre. Ecumant de rage, elle vous noie sous un flot d'invectives furibondes. Ses emportements sont redoutables, ses colères sauvages. Quant à Katia, la petite dernière, elle n'a rien trouvé de mieux, il y a quelques semaines, alors qu'on se remettait à peine de la visite tumultueuse de sa sœur, de jouer les enquiquineuses. Décidément, une mauvaise engeance, les Hurricane! Et l'on peut faire confiance aux benjamines, elles ne démériteront pas. Il est à craindre que l'on n'ait à
s'accommoder des sautes d'humeur d'Ophélia
tolérer les lubies de Mélissa
subir les extravagances de Félicia
endurer les frasques de Wanda
supporter les excentricités de Norma
souffrir les coups de folie de Yolanda
Photo: YLD