samedi 16 mars 2013

A mon corps défendant

Les bras et les jambes maculés de bleus. Les genoux, les chevilles et les épaules douloureux. Chaque fois que j'entre dans la chambre, la pièce se rapetisse, se recroqueville. Nous n'avons plus assez de place pour nous deux dans cet espace étriqué. Son regard incisif et son sourire acéré disent assez qu'elle entend y résider en majesté. Chacune de mes intrusions aiguise sa jalousie, décuple sa férocité. Les coups pleuvent. Gifles, griffures, coups de pied. Elle me pince, me tire les cheveux, me mord. Je me plaque contre les murs, louvoie pour atteindre mon lit, me faufile jusqu'à l'armoire, essayant de me tenir à distance respectueuse, de maintenir une zone de sécurité entre elle et moi. Mes manœuvres échouent. Elle déjoue mes ruses et reprend l'offensive. Je tente une parade. Elle riposte par une feinte et porte une touche. Exténuée, je bats en retraite. Tous les matins, je dois lui disputer un chemisier, lui arracher un pantalon, lui extorquer une robe, lui soutirer un pull. Embusquée dans le miroir de la penderie, elle s'acharne à m'enlaidir. Elle me renvoie l'image amochée d'une silhouette aux lignes heurtées. Le désolant reflet d'une féminité en perdition.
Tu te veux une femme séduisante, moulée dans mes corsages qui dévoilent tes rondeurs excitantes, gainée dans mes minijupes qui soulignent tes courbes appétissantes. Tu t'ingénies à m'incarcérer dans ce corps accidenté. Tu mens. Ce n'est pas moi. Pas moi!
Photo: YLD, La Tentation de saint Antoine, J. Bosch

dimanche 3 mars 2013

Copie conforme

Prodigieux! Un véritable trésor! La galerie Vanitas ne s'était pas montrée avare d'éloges superlatives. Elle était en possession du seul dessin à l'encre existant du mystérieux Hippolyte Ryssel. Cet artiste lillois du dix-neuvième siècle, dont la virtuosité était louée par nombre de ses contemporains, n'avait laissé, croyait-on jusqu'à la découverte de ce fabuleux Nu endormi, aucune œuvre. Le dessin, authentifié par Godefroy Simon, un expert des plus réputés, avait été convoité par tous les grands musées et une poignée de riches amateurs. Le Metropolitan s'était porté acquéreur pour 500 000 dollars. Un émir qatari avait surenchéri. Doublant la mise, il était entré en possession de l'inestimable chef-d'œuvre. Jalousie de ses rivaux? Dépit et incrédulité du petit monde de l'art? La rumeur enflait: le Nu ne serait-il pas plutôt de la main de quelque disciple d'Hippolyte Ryssel? Une contre-expertise s'imposait, et elle serait réalisée par le très moderne laboratoire Sikkei. Le rapport circonstancié des scientifiques nippons confirma que la finesse et la précision du trait, la vivacité et la souplesse du geste, les variations de pression de la plume et de densité des trames étaient incontestablement caractéristiques de la facture d'Hippolyte Ryssel, amplement détaillée dans la littérature spécialisée de l'époque. La composition de l'encre correspondait exactement à la recette qu'en avait lui-même donné le Lillois dans un opuscule, conservé à la Bibliothèque nationale: une subtile combinaison de noir de vigne, de noix de galle, de terre de Cassel, de colle de bœuf et de camphre. Les analyses aux rayons X auxquelles avait procédé Sikkei ne révélaient qu'une seule anomalie, rédhibitoire: certes, la formule d'origine avait été scrupuleusement respectée, mais l'encre était de fabrication récente. La Brigade de répression de la délinquance astucieuse diligenta une enquête, dont les conclusions provoquèrent une onde de choc dans le cercle très fermé des experts d'art: le Nu n'était pas l'œuvre d'Hippolyte Ryssel, c'était une production… de Godefroy Simon. Le très considéré et révéré Godefroy Simon, un modèle, la référence pour toute la profession, était un faussaire. 

Mon Dieu que les philippiques de ces esprits sclérosés et arides m'affligent! Ces rustres, ces béotiens me tiennent pour un faussaire. Je n'en disconviens pas, je suis l'auteur du Nu endormi, l'aboutissement de quarante ans de recherches, d'étude, de travail acharné pour atteindre à la maîtrise, à la maestria d'Hippolyte Ryssel, m'approprier son style, m'imprégner de son esthétisme. Ryssel aurait signé cette encre sans réserve. Anes bâtés, que vous êtes! Je réfute vos viles accusations, vos ignominieuses incriminations. Le falsificateur, le mystificateur que vous m'accusez d'être s'inscrit en faux contre la cuistrerie de votre coterie, contre votre cécité intellectuelle. Je n'ai commis aucun plagiat, aucune contrefaçon. J'ai engendré une œuvre. Je ne suis pas un faussaire, messieurs les sycophantes, j'en suis l'antinomie. Un pur artiste. Et dans mon art, le souverain maître. 
Photo: YLD, Royal de luxe