dimanche 3 mars 2013

Copie conforme

Prodigieux! Un véritable trésor! La galerie Vanitas ne s'était pas montrée avare d'éloges superlatives. Elle était en possession du seul dessin à l'encre existant du mystérieux Hippolyte Ryssel. Cet artiste lillois du dix-neuvième siècle, dont la virtuosité était louée par nombre de ses contemporains, n'avait laissé, croyait-on jusqu'à la découverte de ce fabuleux Nu endormi, aucune œuvre. Le dessin, authentifié par Godefroy Simon, un expert des plus réputés, avait été convoité par tous les grands musées et une poignée de riches amateurs. Le Metropolitan s'était porté acquéreur pour 500 000 dollars. Un émir qatari avait surenchéri. Doublant la mise, il était entré en possession de l'inestimable chef-d'œuvre. Jalousie de ses rivaux? Dépit et incrédulité du petit monde de l'art? La rumeur enflait: le Nu ne serait-il pas plutôt de la main de quelque disciple d'Hippolyte Ryssel? Une contre-expertise s'imposait, et elle serait réalisée par le très moderne laboratoire Sikkei. Le rapport circonstancié des scientifiques nippons confirma que la finesse et la précision du trait, la vivacité et la souplesse du geste, les variations de pression de la plume et de densité des trames étaient incontestablement caractéristiques de la facture d'Hippolyte Ryssel, amplement détaillée dans la littérature spécialisée de l'époque. La composition de l'encre correspondait exactement à la recette qu'en avait lui-même donné le Lillois dans un opuscule, conservé à la Bibliothèque nationale: une subtile combinaison de noir de vigne, de noix de galle, de terre de Cassel, de colle de bœuf et de camphre. Les analyses aux rayons X auxquelles avait procédé Sikkei ne révélaient qu'une seule anomalie, rédhibitoire: certes, la formule d'origine avait été scrupuleusement respectée, mais l'encre était de fabrication récente. La Brigade de répression de la délinquance astucieuse diligenta une enquête, dont les conclusions provoquèrent une onde de choc dans le cercle très fermé des experts d'art: le Nu n'était pas l'œuvre d'Hippolyte Ryssel, c'était une production… de Godefroy Simon. Le très considéré et révéré Godefroy Simon, un modèle, la référence pour toute la profession, était un faussaire. 

Mon Dieu que les philippiques de ces esprits sclérosés et arides m'affligent! Ces rustres, ces béotiens me tiennent pour un faussaire. Je n'en disconviens pas, je suis l'auteur du Nu endormi, l'aboutissement de quarante ans de recherches, d'étude, de travail acharné pour atteindre à la maîtrise, à la maestria d'Hippolyte Ryssel, m'approprier son style, m'imprégner de son esthétisme. Ryssel aurait signé cette encre sans réserve. Anes bâtés, que vous êtes! Je réfute vos viles accusations, vos ignominieuses incriminations. Le falsificateur, le mystificateur que vous m'accusez d'être s'inscrit en faux contre la cuistrerie de votre coterie, contre votre cécité intellectuelle. Je n'ai commis aucun plagiat, aucune contrefaçon. J'ai engendré une œuvre. Je ne suis pas un faussaire, messieurs les sycophantes, j'en suis l'antinomie. Un pur artiste. Et dans mon art, le souverain maître. 
Photo: YLD, Royal de luxe

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