samedi 26 décembre 2009

Affinités électives


Régulièrement, je suis prise d'une fureur subversive –Du passé faisons table rase. Alors, faute de changer le monde, je révolutionne mon salon. La bibliothèque, qui régnait sur tout un pan de mur, est exilée au fond de la pièce; le canapé, qui trônait entre la porte-fenêtre et la chaîne hi-fi, est relégué en face de la télé. Livres et CD sont expatriés au beau milieu du séjour en attendant une vaste refonte de leur rangement –le classement alphabétique, jugé illégitime, antidémocratique, voire réactionnaire, ayant été proscrit. Tandis que j'entreprends de résoudre la profonde contradiction entre littérature noble et roman de gare, d'abolir les privilèges du jazz et de libérer le rock de l'oppression, je déniche une photo de la tombe de Pierre Desproges prise l'été dernier au Père-Lachaise. Une admiratrice y avait déposé un petit billet par lequel elle le remerciait d'avoir été son guide… au même titre que Depeche Mode.
Tiens donc, Desproges et Depeche Mode!
Je venais de trouver le principe fondamental qui allait désormais régir mon univers. Marguerite Duras pactisa, bon gré mal gré, avec les Clash. Maurice Blanchot fraternisa tant bien que mal avec Sonic Youth. Jorge Luis Borges sympathisa, autant que faire se peut, avec Queens of the Stone Age. Visuellement, le résultat –une sorte de collectif réunissant CD et bouquins toutes tailles confondues– n'était certes pas des plus heureux, mais je n'étais pas mécontente d'avoir renversé le vieil ordre impérialiste qui nous aliénait. Lorsque l'homme de ma vie fit irruption dans le salon pour vérifier si la camarade n'avait pas besoin d'un coup de main, il resta interdit.
–Radiohead et Beckett, même combat?
–Pas que je sache.

–Nabokov et LCD Soundsystem, compagnons de route?

–Probablement pas.
–Et donc?
–Le cœur a ses raisons…

–Ça, c'est sûrement pas dans la ligne du parti!

Photo YLD

samedi 12 décembre 2009

Scuttling Missile Service


Ça les fait bien rire Alexandra et Benoît que je saisisse mes SMS en mode ABC. Eux ont adopté le T9, une seule pression sur chaque touche et le dictionnaire intégré reconnaît le mot que tu souhaites écrire. J'essaie, ça marche, enfin à condition de s'en tenir au vocabulaire courant, très courant.
-Et maintenant en aléatoire, lance Benoît.
Je tape 987, et «zürich» apparaît sur l'écran. En retour, je reçois 6647 («noir») d'Alexandra et 7243 («sage») de Benoît. En réponse à mon 356 («flotte»), j'accuse réception d'un 753 («pleinement») et d'un dubitatif 3842 («euh»). Le 951 est sanctionné d'un «absent du dictionnaire» (WXYZ-JKL, si tu trouves quelque chose avec ça, tu cartonnes au Scrabble).
On s'échange un 224737 («baiser»), un 8356877 («velours») et un 836373 («tendre»), mais sommes-nous encore vraiment dans l'aléatoire?
Le lendemain, je reçois un message sibyllin de Jérôme: «Assez inattendu, mais je suis partant.» Jérôme, c'est le DA avec qui je devais bosser à partir de la semaine prochaine. Un ami commun lui a parlé de moi, et il m'a confié un boulot; un essai en quelque sorte, qui, si ça se passe bien, pourrait déboucher sur des jobs réguliers. Autant dire que je suis preneuse. Lors de notre dernière entrevue, il y a trois jours, on s'est mis d'accord sur le temps dont je dispose, le tarif, la charte graphique, les exigences du client à respecter scrupuleusement. Il n'y a donc rien, absolument rien, d'inattendu. Alors? Alors, j'appelle Jérôme, un peu inquiète –d'ordinaire, il va droit au but.
-J'ai répondu à ton SMS d'hier soir, c'est tout.
-Mon SMS?

-«Episode polisson» (selon toute probabilité, 374763#76547766).
-C'est-à-dire, en fait, ce n'était pas vraiment un SMS, un jeu avec des copains, un truc pour s'amuser.

-Ouais, Trop fun.

Fin de la conversation…
J'ai définitivement abandonné le T9. Depuis deux mois, je suis imbattable dans un mode plus conventionnel quoique tout aussi aléatoire, celui du Pôle emploi: graphiste confirmée cherche mission, disponible immédiatement.

Photo: Alfred Buell

vendredi 27 novembre 2009

Martingale


Vous vous êtes enfin décidé ce mardi (lundi n'étant pas un jour propice aux initiatives). Vous vous rendez dans le bureau de Christine. Soit elle est dans son bureau, soit elle n'y est pas. Si elle n'y est pas, vous pourrez toujours aller à la machine à café, où Claude s'empressera de vous raconter la dernière histoire drôle qui circule chez ses collègues du service commercial. Si elle est dans son bureau, vous vous assurerez qu'elle est de bonne humeur et, si tel est le cas, qu'elle est disposée à faire un brin de causette. Vous lui demanderez habilement si elle aime le cinéma –vous avez pris soin auparavant de vous renseigner auprès de son entourage; elle aime le cinéma. Si vous avez réussi à éveiller son intérêt, vous vous enhardirez à lui proposer de l'accompagner à L'Entrepôt, qui programme, en ce moment, une rétrospective «Grands Films structurels». De deux choses l'une: soit Christine accepte, soit elle n'accepte pas. Si elle n'accepte pas, vous trouverez une bonne raison de quitter sans tarder son bureau: vous avez un rendez-vous téléphonique urgent ou vous vous souvenez que vous avez laissé le lait sur le feu. Si elle accepte, après la séance, vous vous arrangerez pour l'inviter à prendre un verre et vous vous aventurerez peut-être même à lui déclarer votre flamme. A cette étape cruciale, soit elle partage vos sentiments et vous vous apprêtez à vivre une merveilleuse idylle, soit elle vous remet gentiment mais fermement à votre place –celle d'un collègue de bureau– et, une fois de plus, vous remarquerez amèrement: «Je m'intéresse toujours aux filles qui ne sont pas faites pour moi.»
Vous avez longuement réfléchi avant de vous lancer ce mardi (lundi n'étant pas un jour propice aux initiatives). Vous passez, l'air indifférent, devant le bureau de Christine et vous dirigez vers celui de Sophie. Soit elle est dans son bureau, soit elle n'y est pas. Si elle s'est absentée, vous pourrez toujours aller à la machine à café, où vous avez toutes les chances de rencontrer Claude, qui vous infligera une nouvelle histoire drôle. Si elle est présente, vous vérifierez qu'elle est bien lunée et, si tel est le cas, qu'elle vous prête une oreille attentive. Vous lui demanderez astucieusement si elle aime le théâtre –on vous a certifié que c'est sa passion– et si vous constatez une écoute bienveillante de sa part vous lui proposerez tout de go de l'accompagner à la Comédie-Française, où on donne une représentation unique de Rodogune. Deux possibilités peuvent être envisagées: soit Sophie accepte, soit elle n'accepte pas. Si elle refuse, vous trouverez une bonne raison de vous tirer de ce mauvais pas: vous avez un coup de fil urgent à passer ou vous vous souvenez que vous avez laissé le lait sur le feu. Si elle consent à passer cette soirée en votre compagnie, vous vous empresserez, dès la tombée du rideau, de l'inviter à dîner et vous vous hasarderez peut-être même à lui dévoiler votre passion. A cette étape décisive, soit elle vous encourage –Va, je ne te hais point– et vous serez sur le point de filer le parfait amour, soit elle vous remet gentiment mais fermement à votre place –celle d'un collègue de bureau- et vous déplorerez qu'elle n'ait pas pour vous les yeux de Chimène pour Rodrigue.
Vous avez longuement médité avant de vous y résoudre ce mardi (lundi n'étant pas un jour propice aux initiatives). Préférant rester dans l'expectative quant à Véronique, Agnès et Céline, vous vous enfermez dans votre bureau et vous plongez dans la lecture de L'Art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation.

Photo YLD

samedi 14 novembre 2009

Jugement dernier


Pardonnez-moi, mon père, parce que j'ai péché… Elle prononce la formule presque mécaniquement chaque samedi quand elle se confesse en vue de la messe dominicale. Elle avoue ses fautes –vénielles au demeurant, qu'elle n'a bien souvent commises qu'en imagination. En invente parfois pour le plaisir de se retrouver dans le noir du confessionnal. Véronique essuyant le visage du Christ, Madeleine séchant avec sa chevelure les pieds de Jésus. L'homme de Dieu lui remet ses péchés et lui signifie sa pénitence –un Notre père, un Je vous salue Marie–, qu'elle accomplit avec componction. Ce samedi-là, agenouillée devant l'autel, elle se met à dire ses prières coutumières, s'interrompt. Le regard rivé sur le tabernacle, elle articule: Je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible… La suite lui échappe. Elle fait une nouvelle tentative, exhumant les mots un à un. Elle reprend du début. Les phrases coulent avec plus de facilité, seules quelques hésitations en freinent ici ou là le flot. Elle persiste, recommence encore et encore. Elle récite maintenant d'une voix régulière. Ses genoux endoloris la clouent au prie-dieu. La douleur lui brûle le dos, lui enflamme la nuque, prend possession de son corps. Crucifié pour nous […], Il souffrit sa passion. Elle ne cédera pas. IL ne l'abandonnera pas. Elle psalmodie d'une voix blanche: Il reviendra dans la gloire/Lumière, né de la lumière/Il a pris chair […] s’est fait homme. Elle s'absorbe en un vibrant lamento, communie en une fervente mélopée, se consume en une ardente complainte, ravie en extase.
Une main se pose fermement sur son épaule.

-Cela suffit, ce n'est pas ce que le Seigneur te demande, tonne la voix de l'Eglise.
Ses yeux s'emplissent de ténèbres.
Alors Eve fut chassée du paradis.
Photo YLD

vendredi 30 octobre 2009

All about Louis


Il n'y a pas de quoi fouetter un chat. La situation est banale. J'y réponds, selon l'humeur du moment, avec humour –non, pas Nathalie, Monica Bellucci– ou irritation –pas du tout, au revoir. Il m'arrive –rarement, ne me faites pas pire que je ne suis– d'être franchement désagréable. Non que je sois inhospitalière, mais parfois ça tombe vraiment mal. En pleine discussion, moins une discussion qu'une mise au point, avec mon dernier, qui m'annonce penaud, juste ce qu'il faut pense-t-il pour tempérer mon courroux, qu'il a perdu son trousseau de clés pour la cinquième fois en deux semaines. Ou avec mon aîné, qui réapparaît après trois jours de silence radio alors que le bac est dans un mois et que, de toute façon, il n'a pas à s'évanouir dans la nature. Pourquoi?, demande-t-il, faussement naïf, et bien… parce que c'est comme ça! (Oui, l'argument est faible.)
Un abonné, de SFR, d'Orange, de Bouygues ou de tout autre opérateur chez qui il aura souscrit le forfait qu'il aura jugé le plus intéressant –en consommateur avisé, il aura sûrement comparé soigneusement les offres du marché, épluché les conditions du contrat, se méfiant des propositions trop alléchantes–, un abonné donc a composé par erreur mon numéro alors qu'il voulait –dans ce contexte, je ne peux évidemment pas déterminer s'il souhaitait ou s'il devait le faire pour des motifs professionnels ou privés– parler à quelqu'un d'autre –un ami de longue date qu'il a revu récemment, son DRH (à supposer qu'il soit malade ou ne supportant plus son chef de service qu'il s'apprête à démissionner) ou encore à la jeune femme rencontrée samedi dernier au pot organisé en l'honneur d'un de ses collègues qui vient de décrocher une promotion, à la crémaillère de son voisin de palier ou au mariage de son cousin.

En règle générale, la situation se clarifie rapidement: ce n'est pas le bon numéro, excusez-moi, il n'y a pas de mal, ou n'importe quelle autre formule appropriée. Mais une règle –j'en ai comme tout un chacun fait l'expérience– souffre des exceptions.
La mamie de Louis –ç'aurait pu être Martin ou Vincent, mais j'ai un faible pour Louis, sans doute à cause de… Bref, la mamie de Louis voulait absolument convenir avec Kim –Kim Gordon, Kim Deal…, non juste Kim, la copine de Louis– du cadeau à offrir à son petit-fils pour son anniversaire. J'ai tenté de couper court: je ne suis pas Kim, je ne connais pas Louis –encore que par un heureux concours de circonstances nos routes auraient pu se croiser, j'en aurais probablement été ravie, Louis étant certainement un charmant garçon.
I think about the meaning of my life again and I have to sing Louie, Louie again.
Malgré mes efforts –je vous accorde que je n'ai pas été très radicale, mais je la trouvais craquante, mamie– impossible de lui faire entendre raison, et de me faire entendre tout court, car mamie est un véritable moulin à paroles. Imperturbable, elle soliloquait, tergiversait, s'interrogeait: qu'est-ce qui ferait plaisir à Louis? Un de ces appareils qui vous mettent sur le bon chemin? Ou ces téléphones qui servent à tout un tas de trucs? –Personnellement, j'aurais tendance à préférer l'iPhone; me déplaçant la plupart du temps en métro, je ne vois pas l'utilité d'un GPS. Mais là n'était pas la question. En fait, quelle était la question? Emportée par le bagou et l'enthousiasme de mamie, je me pris au jeu et j'abondais dans son sens quand elle suggéra qu'Edouard –je parvins non sans difficulté à identifier ce nouveau protagoniste, le frère de Louis– se chargerait de l'achat. Une aubaine, Edouard!
Avant de raccrocher, je cédais à l'insistance de mamie et lui promis de faire mon possible pour venir à la fête –elle a enfin admis que je ne suis pas Kim, mais m'a ajoutée d'office à la liste des contacts de Louis. Je me suis reprochée après coup –j'ai l'esprit d'escalier, mes amis vous le diront– de ne pas avoir demandé l'adresse de mon nouveau camarade. Finalement, j'y serais peut-être allée à l'anniversaire de Louis. J'aurais joué l'invitée mystère. Nous aurions pu…
Something is lost Turn on the news it looks like a movie It makes me wanna sing Louie Louie.

Photo YLD

dimanche 18 octobre 2009

Desiderata


Dire que c'est votre péché mignon ne donnerait pas l'exacte mesure de la situation. Parler d'addiction serait peut-être excessif. En vérité, vous êtes absolument incapable d'y résister. Vous vous rendez à la première offensive. Une tarte au citron meringuée vous transporte dans le jardin des délices. Vous succombez. Un fondant au chocolat noir vous fait atteindre le nirvana. Vous défaillez. Quant à ces rabat-joie qui vous serinent que la gourmandise, un des sept péchés capitaux, vous condamne au feu de la géhenne, sans espoir de rémission, n'ont-elles donc jamais savouré le fruit défendu?
Et voilà que vous êtes punie par où vous avez fauté. Une idée assassine attrapée en surfant comme on chope un mauvais rhume sème le trouble dans votre esprit, ne vous laisse aucun répit, vous assaille, vous tourmente, vous ronge. La cause semblait pourtant entendue. Si vous plaidiez coupable, c'était d'une simple peccadille, rien de peccamineux. Hum! N'est-ce pas là tenter le diable? Sentant vaciller vos certitudes, vous convoquez les grands penseurs, hédonistes et autres épicuriens. Il y aura bien parmi tous ces sages un conducteur d'âmes, un cicérone qui vous ramènera sur les rivages du plaisir. Qu'importe s'il vous faut braver l'immensité tumultueuse du «ou bien… ou bien», rudoyer la dialectique du désir, escalader le versant abrupt de l'impératif catégorique, vous embarquez pour Cythère.

Photo YLD
http://vimeo.com/5239013

mercredi 7 octobre 2009

Le corps du texte


Ce n'est pas un coup de foudre, pas plus un mariage de raison. Une affaire de cœur, certainement. Tandis qu'il prend possession des lieux, elle l'observe en catimini. La silhouette épaisse, la tournure gauche, et mal fagoté avec ça. Il pourrait avoir du charme s'il s'était un peu apprêté, avait soigné sa tenue. Mais non. Pressé, impatient, il s'est précipité. Du charme, et de l'esprit aussi s'il avait poli son style, renoncé à cette fausse assurance. Pensez-vous, ce serait se mettre à découvert, admettre ses gros défauts et –plutôt mourir– ses petites faiblesses. Alors, il essaie de lui en imposer, hausse le ton, fait le beau. Elle ne lui en tient pas rigueur, y voit surtout l'aveu de sa maladresse, un peu d'inquiétude malgré tout. Elle le gratifie d'un regard bienveillant, le complimente: joli grain de voix, pourquoi forcer la note? Allez, il est possible de s'entendre. Laissez là cet air prétentieux, ces manières de matamore!
Elle aime ce moment, fragile, à peine perceptible, où il baisse la garde, se livre peu à peu, la laisse se couler dans ses mots, s'abandonne à une étreinte, intense et éphémère, où chacun reçoit comme il donne, attentif, léger. Amants d'une saison, qui se quittent un beau matin, emplis de tendresse, reconnaissants l'un envers l'autre d'avoir ranimé cette petite flamme qui entretient le désir.
Photo: Mimmo Rotella, La Finestra

vendredi 25 septembre 2009

Aftermath


Soit deux entiers relatifs qui se sont follement aimés.
J'étais installée à la terrasse d'un café, suivant, rêveuse, le va-et-vient des passants. Tu t'es assis à la table voisine, plongé dans la lecture de l'Arithmetica de Diophante. Ce qui infirmait d'emblée l'hypothèse d'une conversation, mais les lois du hasard sont impénétrables, et tu énonças brillamment ton théorème de la séduction.
Posons, tout d'abord, comme vrai l'axiome d'une passion asymptotique tendant vers un amour infini.
Considérons, ensuite, les profondes divergences (que, peu à peu, nous avons bien dû constater) entre les termes de nos équations existentielles –déchiffrer, chaque samedi à Auchan, la liste des courses en kobaïen me rend folle. D'où il résulte une inadéquation fondamentale de nos résolutions géométriques quotidiennes.
Alors si E=mc2, on en déduit que la masse de nos attentes déçues et de nos désillusions [même multipliée par la vitesse de la lumière au carré] ne peut mathématiquement pas produire l'énergie suffisante et nécessaire au développement complexe des identités remarquables de notre binôme.
Par conséquent, inutile de chercher la quadrature du cercle, je prends la tangente.
Photo: YLD

samedi 12 septembre 2009

Grain blanc


Maggy avait insisté pour que Charlie passe à la banque déposer le chèque que tante Clara leur avait envoyé pour leur vingtième anniversaire de mariage. D'habitude, c'est elle qui se charge de ce genre de chose. Lui s'en débrouille mal, perd vite patience. D'un naturel bourru, il se renfrogne encore dès qu'il franchit le seuil de l'imposant bâtiment de la Barclays, qui semble lui reprocher sa vie de labeur et les fins de mois difficiles. Jusqu'à la lourde porte à tambour qui joue les cerbères.
Bougonnant contre Maggy, il pousse mollement le battant. Arrivé à mi-course, le tambour grippe, résiste, cède quelques centimètres, s'immobilise. «Coincé, fait comme un rat!», fulmine Charlie. Il frappe à la paroi de verre, gesticule pour attirer l'attention de l'agent de sécurité posté dans le hall. «Hé! vieille baderne, tu vas me tirer de ce pétrin», maugrée-t-il. L'homme en uniforme a l'oreille collée à son talkie-walkie. On est manifestement en train de l'avertir que quelque chose cloche. Il fait un signe aux «prisonniers», geste d'apaisement et de réconfort, dont Charlie, suspicieux, a vite fait de détourner le sens: «Mais comment va-t-on vous sortir de là?»
Brune, élégante, follement séduisante, elle attend, amusée, dans le compartiment en vis-à-vis, promenant négligemment son regard sur Charlie. Charlie, pris dans les rets soyeux de ses cils, submergé par la vague scélérate de son sourire, entraîné vers les grands fonds du désir. Charlie, qui, la poitrine oppressée, les oreilles bourdonnantes, les yeux voilés, plonge en apnée vers des abysses de passion. La foudre lui torpille le ventre; une lame de fond le précipite sur la grève.

Groggy, au beau milieu du trottoir. Il cherche quelques secondes sa respiration, puis, jetant un coup d'œil à sa montre, s'éloigne à grandes enjambées. Avec un peu de chance, il aura le train de 17h33.

Photo Lee Friedlander, New York City.

vendredi 28 août 2009

Impro


J'ai sept minutes…
Un petit brun élégant –pantalon Giorgio Armani et chemise Paul Smith- s'assied en face de moi, me jette un regard furtif, ouvre un carnet en cuir, et d'un ton doctoral profère:
-Je suis un fervent admirateur de Josquin des Prés.
-De qui?
-Votre méconnaissance est excusable bien qu'assez regrettable. Bien sûr, vous consentiriez à suppléer cette défaillance?
-Pardon? Euh, j'aime beaucoup voyager, et…
De toute évidence, mes centres d'intérêt n'en présentent aucun pour mon interlocuteur. Tripotant son Mont Blanc, il tente, coûte que coûte, de tirer de l'ignorance la pauvre «philistine» qui se morfond devant lui: école franco-flamande, style polyphonique, motet, lamento, et dans un dernier assaut contre l'obscurantisme quelques extraits du répertoire. Trois minutes, une minute. Sauvée! Le gong retentit. Changement de cavalier. Je passe sans transition du fin lettré au cadre commercial dynamique. Cette fois-ci, je suis bien décidée à prendre l'offensive.
-Vous…
Je suis arrêtée net dans mon élan.
-Moi, je suis dans le business. J'ai monté une boîte, je vais m'étendre. Ouais, moi je vais de l'avant.
Je me mets en stand-by. Un sourire, un hochement de tête satisfont mon vis-à-vis, qui se la joue golden boy: je fais de la thune, et puis je suis le boss. Parce que dans la vie…
Gong! Ouf, c'est fini! Je m'accorde encore une chance, une dernière.
Grand, blond, athlétique, doré sur tranche, le numéro trois me passe en revue des pieds à la tête, puis de la tête aux pieds et, conquérant, coupe dans le vif:
-Pas la peine de te fatiguer. J'ai pas besoin de toute cette mise en scène pour séduire une femme.
-C'est bien ça!
Je l'ai dit ex-ac-te-ment comme il faut: «C'est biiiien…ça… Un accent mis sur “bien”… un étirement “biiiien…” et un suspens avant que “ça” arrive.»
Comme toujours, Pablo, mon prof de théâtre, avait vu juste: Mets-toi en situation, m'avait-il conseillé. Tu trouveras, le ton viendra tout seul. Essaie. Tiens, un speed-dating par exemple.
-C'est biiiien…ça…
Photo: '50, éd. de La Martinière

samedi 15 août 2009

Alpha, tango, charly


Elle venait d'éteindre son ordinateur quand il fit irruption dans son bureau. Il engagea la conversation sur l'heure avancée, la journée qui traînait en longueur. De lieux communs en banalités, et sans trop savoir comment, ils en vinrent à parler de l'Irlande. Dublin, Belfast, Le Vent se lève, de Ken Loach, le conflit qui avait longtemps meurtri le pays, Bobby Sands… Elle évoqua Mon traître, le beau livre de Sorj Chalandon, poignante et douloureuse histoire d'amour pour un peuple, au-delà de son combat; d'amitié et de fidélité, par-delà la trahison. Elle proposa de le lui prêter. Un mois plus tard, il lui rendait l'ouvrage, presque subrepticement, glissa «Je ne l'ai pas lu», et changea de sujet. Lorsqu'ils en avaient discuté, il était pourtant le plus passionné. Convaincu, affirmatif, prolixe, presque intarissable. Sans doute l'aurait-il été tout autant, songeait-elle maintenant, s'il s'était agi d'une randonnée dans les Alpes, du dernier film de Clint Eastwood ou du prochain concert de U2. Ni raconter, ni se raconter, tout juste s'exprimer. L'habitude du portable peut-être.
– Salut, c'est moi. Ça va?

– Oui, ça va, et toi? A ce soir.
S'assurer que la communication n'est pas coupée, que l'on est toujours en ligne. Vérifier que l'on n'a pas oublié le code d'accès. Se connecter.
Phatique, vous avez dit phatique…
Photo SLD

vendredi 31 juillet 2009

CQFD


Cette fois, j'ai affûté mes arguments. Rien ne m'arrêtera: c'est fini, on ne s'aime plus, autant se séparer. D'ailleurs, tu m'accorderas, Sabine, que…
Sabine n'accorde rien, ne concède rien. Jamais. Elle autorise ou récuse. Et, toujours, elle décide. Je suis à peine arrivé qu'elle me brandit sous le nez une lettre à l'entête d'un fameux institut de recherche. Nous avons été sélectionnés parmi un échantillon de mille personnes représentatives pour participer à un test destiné à prédire, en appliquant la méthode quasi infaillible de la modélisation mathématique, la durée de vie de leur couple, et donc du nôtre. Si elle veut une preuve par neuf de la déconfiture de notre vie commune, qu'à cela ne tienne! Tout compte fait, la chance me sourit. Nous avons rendez-vous le lendemain à 10 heures.

Une assistante nous introduit dans une petite salle vitrée et nous fait asseoir face à face sous l'œil inquisiteur d'une caméra.
– Vous allez discuter durant quinze minutes, nous explique-t-elle. Toutes vos émotions seront enregistrées et notées en fonction de leur intensité et de leur position sur une grille d'évaluation allant de +5, lorsque vous manifesterez de la tendresse, à –5, si vous vous mettez en colère. La discussion portera sur trois sujets de contentieux éventuels, que nous allons vous soumettre.

Il ne manquait plus que ça, comme si on n'avait pas suffisamment l'occasion de s'engueuler. Enfin là, c'est pour la bonne cause: une sommité va démontrer à Sabine qu'entre nous c'est fichu, que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre.
L'éminent professeur a bien vu, tout ce qui déclenche la tempête y est, argent, sexe, relations avec les beaux-parents. En matière de «sujets de contentieux éventuels» –encore qu'éventuel soit un euphémisme–, il aurait pu tout aussi bien nous proposer les incontournables vacances en famille (dans celle de Sabine, bien sûr), avec parties de badmington sur la plage et shopping en compagnie de la cousine Paula; l'ambition (qui me fait totalement défaut); le désir d'enfant (évitons, au moins, les dommages collatéraux…).
Une lumière verte donne le signal. Je fixe la caméra, oubliant Sabine, et m'adresse au grand ordonnateur, lui qui va capter mes sentiments, les répertorier, les disséquer. J'ouvre les vannes; tour à tour sarcastique, agressif, fielleux, je déverse toutes les rancœurs et les frustrations qui me rongent le cœur, hypothéquant même l'avenir par quelques allusions pernicieuses. Avec ça, je devrais atteindre un score négatif très honorable.
Le temps de prendre un café, et l'ordinateur crache ses résultats: 4,628 sur 5, ponctués du commentaire du ponte: «Félicitations, un couple à toute épreuve!»
– Mais que faites-vous de de la marge d'erreur, de l'écart-type, avez-vous considéré l'intervalle de confiance et la valeur de précision? balbutié-je, dans une dernière tentative pour infléchir la courbe tendancielle de mon aliénation conjugale.
Photo YLD

samedi 18 juillet 2009

Palimpseste


Dans un mois la maison serait vendue. Enfant, elle y avait passé toutes ses vacances; aussi irait-elle donner un coup de main pour débarrasser les lieux, jeter ce qui était inutilisable, récupérer ces babioles où s'était fossilisée une parcelle de chacun. C'est ainsi qu'elle avait exhumé un album photo dont elle était l'unique protagoniste, moins l'héroïne peut-être que la prisonnière. Agée de quelques mois, elle se blottissait dans les bras de sa mère; à un an, elle posait, étonnée, aux côtés de sa grand-mère; à deux ans, elle riait au bonheur d'un après-midi de printemps dans le jardin de ses grands-parents; à treize ans, elle traînait son vague à l'âme sous le soleil d'août. A ces clichés convenus d'une enfance somme toute banale succédaient de drôles de portraits –elle devait alors avoir une quinzaine d'années. Dans l'ovale de son visage, soigneusement découpé, s'enchâssaient une tête de loup, un cobra, une orchidée, une Montre molle, parfois même un caillou ou une simple tache rouge, pauvres expédients pour enrayer la dissolution de l'être.
Flash-back. Quelque chose émerge, qui déchire la mémoire. Lointain écho d'un chaos ancien. Vision effarée de l'abîme. Le corps douloureux, la pensée meurtrie. Black-out.
Puis elle fut là, protégée par la superbe insolence d'une autre, dont elle dupliqua les traits à l'infini, à la folie. Jusqu'à ce qu'elle terrasse ses mauvais démons.
Photo: Katharine Hepburn, Richard Avedon

samedi 4 juillet 2009

Chapeau!


Bibi, capeline, chapka, bob, haut-de-forme, panama… il y a des têtes à chapeau comme il y a des têtes à claques. On se souvient de l'invraisemblable casquette de Charles Bovary, du deerstalker de Sherlock Holmes, du stetson de Josh Randall. On n'imagine pas Charlot ou John Steed sans leur melon. Ces temps-ci, d'aucuns adopteraient volontiers le béret révolutionnaire du Che, tandis que d'autres, paradant enturbannées, préfèrent se donner des airs de Simone de Beauvoir. Dire qu'il suffit à certains d'un simple galurin pour vous fait tourner la tête: ah, le borsalino de Johnny Depp et de Peter Doherty!
Pour montrer à mon rédacteur en chef que j'en ai sous la casquette, je pourrais teinter mon propos de philosophie et discourir sur la malchance qui poursuit ceux à qui l'on fait toujours porter le chapeau. Le rédac chef ayant la tête près du bonnet, je ne m'y risquerais pas. Et si je ne veux pas me faire remonter les bretelles, il est temps de me retrousser les manches et de mouiller ma chemise.
Chaque fois que je lui remets un article, j'espère qu'il me tirera, enfin, son chapeau, mais allez écrire un papier qui décoiffe quand vous êtes chargé de la rubrique «Prospectives bancaires». Il parcourt mon billet, un léger sourire aux lèvres. Il a aimé? C'est dans la poche?
–Dis donc, tu m'as pas fait de chapeau!
Photo SLD

jeudi 25 juin 2009

Cinquième dimension


C'est pour le revoir qu'elle est allée à cette fête. Il y a très peu de monde, des gens qu'elle ne connaît pas. La musique tonitruante et la chaleur figent la conversation. On lui propose un verre. Une drôle de mixture, aussi plombante que l'ambiance. Elle ne supporte plus ce CD qui tourne en boucle, et puis il fait vraiment trop chaud pour rester là. Il essaie de la retenir, mais y met si peu de conviction.
Où aller pour épuiser ce dimanche poisseux d'ennui, ce dégoût de fin d'été qui suinte dans les rues désertes? Elle s'engage sur la chaussée, voit la moto qui s'approche. Elle hésite un quart de seconde comme cherchant l'équilibre sur le fil de son égarement, s'élance… Lorsqu'elle ouvre les yeux, elle est étendue par terre, incapable de faire un geste. Le motard s'est relevé d'un bond et l'aide à se remettre debout. Il a retiré son casque. En accéléré, ses lèvres se rejoignent, s'écartent, s'arrondissent, s'avancent, se pincent, s'étirent. Histoires sans paroles. Soudain éclate une déflagration de jurons, d'imprécations, d'exhortations. Bruit et fureur, qui s'interrompent brusquement. Il n'y a plus que deux yeux clairs qui la fixent, deux étendues bleues d''incompréhension, de colère et de peur mêlées. Elle articule ça va et reprend son chemin, mécaniquement, sous la lumière blafarde, où de rares silhouettes glissent en fondu enchaîné.

A une heure du matin, elle est embarquée par une ronde de police.
Un jour, le sage Zhuangzi s’endormit dans un jardin fleuri et fit un rêve. Il rêva qu’il était un très beau papillon. Le papillon vola çà et là, puis, il s’endormit à son tour. Il fit lui aussi un rêve. Il rêva qu’il était Zhuangzi. Lorsque Zhuangzi se réveilla, il ne savait plus s’il était le véritable Zhuangzi ou bien le Zhuangzi du rêve du papillon; si c’était lui qui avait rêvé du papillon ou le papillon qui avait rêvé de lui.
Ce fut la seule explication qu'elle put donner.
Photo YLD

samedi 13 juin 2009

Arrêt sur image


Leurs regards braqués sur moi. Lourds de convoitise, de frustration aussi. Je me sens prise au piège dans la nasse de leurs fantasmes. Je ramène mon étole sur mon épaule, fragile bouclier contre la violence de leurs désirs, la griffure de leurs railleries égrillardes. De mon émoi, je leur octroie juste ce qu'il faut pour les troubler. Je suis une Américaine, une femme libre de choisir. La séduction, je la conjugue à un autre mode, en Technicolor.
Depuis quinze ans, chaque soir, j'accroche mes pensées à cet instantané. Je rentrais du travail lorsqu'Elle m'a accostée. Elle cherchait des figurants, me trouvait quelque chose de différent, ma démarche peut-être, ou mon port de tête. Le lendemain, Elle me photographia dans cette rue. Trois semaines plus tard, j'étais en couverture de Cosmopolitan. Je n'avais plus qu'à attendre. Dans un mois, deux tout au plus, le téléphone sonnerait.
Je pouvais, comme Liz, toutes griffes dehors, reconquérir mon amour, qui sombrait dans l'alcool et la dépression; comme Ava, enflammer les hommes du monde entier, nonchalamment adossée à un piano; comme Lauren, les faire craquer d'un simple «Anybody's got a match?»

Quinze ans de hors-champ, et la voix de plus en plus insistante de Humphrey: «La vie se comporte bien souvent comme si elle avait vu trop de mauvais films […].»
Coupez!
Photo: Ruth Orkin, An American Girl in Italy

mardi 2 juin 2009

In vino veritas


Fruits confits, moderato; moka, sotto voce; cuir, sostenuto. Une symphonie ample, complexe, alliant douceur et puissance…
Son père avait tenu à l'initier, et il s'était plié à sa volonté sans grand enthousiasme. Il n'en avait retiré aucun plaisir, aucune satisfaction intellectuelle, pas même une petite excitation à l'idée qu'il était admis –à l'essai, il est vrai– dans le saint des saints. Malgré les belles promesses du maître et de ses acolytes, il s'ennuyait ferme pendant ce qu'il appelait, avec une nuance de condescendance, leurs «messes noires». Il était surtout déçu, poursuivi par la désagréable impression d'être passé à côté, d'être resté à la marge. Et si derrière le cérémonial, les formules cabalistiques, il y avait…

Alors, il se conforma au rite. Seul, il se libérait des entraves qui l'arrimaient à ses habitudes; ses sens s'éveillaient. Déjà, il se serait damné pour un joli nez, un corps soyeux lui aurait fait vendre son âme au diable. Parfois, il croyait atteindre les sommets vertigineux de la connaissance et, l'instant d'après, était précipité dans un gouffre de confusion. Découragé, il renonçait. Il n'était pas de ces don Quichotte qui se lancent dans des combats perdus d'avance; il n'en reprenait pas moins sa quête avec l'obstination de l'hidalgo. Pour parvenir à ses fins, il avait fait allégeance à la Comtesse de Lalande, hanté le Pavillon rouge de château Margaux, succombé aux charmes des Amoureuses. Il avait levé un coin du voile, mais n'avait rien découvert de ce qu'il cherchait.

Dès lors, il fut l'un des disciples les plus assidus de la liturgie paternelle. Il en savait maintenant tous les préceptes et était reconnu par ses pairs comme l'un des meilleurs. Pourtant, l'essentiel lui échappait toujours. Par quelle mystérieuse alchimie s'opérait la transmutation? Lui, l'athée, le sceptique en venait à évoquer la main de Dieu.

Le silence devenait pesant. On attendait son verdict.

–Mouton-rothschild 1982.
Photo YLD


samedi 23 mai 2009

A l'est d'Eden


Est-ce la crise ou l'arrivée des beaux jours, le lundi matin c'est de plus en plus dur. Je ne suis pas franchement en retard, mais pas vraiment en avance non plus, et bien sûr «suite à un incident de voyageurs le trafic est légèrement perturbé sur la ligne». Légèrement, mais j'attends quand même depuis un bon quart d'heure… Alors, histoire de tuer le temps, je fais les cent pas sur le quai. Affalés le long du distributeur, deux clochards philosophent.
—L'histoire que t'as racontée, Bernard, j'y'ai réfléchi.
—Ben quoi?
—Le paradis, c'est pas c'qu'on dit.
—Qu'est-ce t'en sais?
—J'me d'mande pourquoi t'as parlé d'un ascenseur?
—J'ai dit ça?
—J'crois bien. Moi, j'suis tellement vernis que le jour où je clamse, j'te parie qu'y sera en rade.
Bernard hausse les épaules, n'ayant sans doute pas envisagé les choses sous ce jour.
—Puis là-haut pas moyen de picoler, y'a qu'de l'alcool sans alcool.
L'argument a porté. Cette fois, Bernard semble préoccupé.
—Et le pire, tu vois, c'est que les anges n'ont pas d'sexe.

samedi 9 mai 2009

R. I. P.


Tout en haut de la maison, une petite pièce mansardée tient lieu de grenier. Un bric-à-brac d'objets inutilisables ou délaissés l'habite. Des vêtements démodés, des lettres et des photos oubliées, des poteries ébréchées, des bibelots abandonnés confèrent à cet endroit l'étrange familiarité du fatras du vécu. De la poutre maîtresse descend une corde de chanvre solide et rugueuse. A son extrémité, un homme pend. Le corps est raide déjà, les membres ballants, les yeux fixes. Scrutateurs? Cherchent-ils encore? La tête, enserrée dans un nœud coulant, retombe légèrement sur la poitrine. Un homme pend tel un point d'interrogation.
S'aventurer dans les recoins les plus sombres de l'âme. Tenter de satisfaire ce désir infrangible d'harmonie entre le non-dit, creuset de potentialités, et le mot, qui détruit nécessairement ce qu'il nomme. Obéir à ce besoin impérieux d'échapper au néant, traquer la parole jusqu'aux confins du silence, sommer le sens d'advenir au risque de se déprendre de soi. S'épuiser à sonder l'ineffable dans l'ultime espoir que la parole se fasse trace d'être. Définitivement.
Photo: YLD

lundi 27 avril 2009

Dies irae



Huit heures, je rentre du boulot. J'allume machinalement la télé. Tout en épluchant mon courrier et en rangeant quelques vêtements abandonnés le matin sur le canapé faute de temps, je jette un regard distrait au journal télévisé. Ce soir-là, en sujet d'ouverture: le conflit à Continental. «Dans l'après-midi, les salariés de l'usine Continental de Clairoix ont saccagé les bureaux de la sous-préfecture de Compiègne et le poste d'entrée de l'usine. Ils venaient d'apprendre que le tribunal validait la fermeture de leur usine en 2010.» A l'écran, vitres brisées, ordinateurs et tables renversés. Colère et détresse.
Sur le plateau, le journaliste vedette présente son journal… comme on présente le 20 heures sur une grande chaîne nationale: Est-ce que ça ne va pas trop loin? Vous regrettez ces violences? Pour vous, la fin justifie les moyens?

Sur le site de Clairoix, Oise, un délégué syndical lui oppose l'opiniâtreté du désespoir:
Vous plaisantez, j'espère! Qu'est-ce que vous voulez qu'on regrette? La fin pour nous c'est dans 28 jours. Vous n'avez pas vu des casseurs, vous avez vu des gens en colère, des gens déterminés, on ira jusqu'au bout de notre bagarre. On veut pas crever.
Quand on a plus que la colère pour ne pas abdiquer sa dignité.
Photo YLD

dimanche 19 avril 2009

Parenthèse



Prométhée façonna le corps de l'homme avec de l'argile et Athéna y insuffla un papillon pour l'animer.
Trapu, lourd, lent, la tête enfoncée dans les épaules, le regard rasant le sol. Monolithe enclavé dans une vie uniforme. Il était entré à quatorze ans à l'usine comme manœuvre, et l'était encore quelque quarante ans plus tard. Il gardait ses distances avec ses collègues, et ses voisins ne devaient pas attendre autre chose qu'un petit signe de tête lorsqu'ils le croisaient dans l'escalier. Chaque soir, à 17h30 il poussait la porte du minuscule appartement que lui louait l'entreprise, trois pièces où ils s'entassaient lui, sa femme et ses neuf enfants. Sans un mot, il s'asseyait dans la cuisine, au bout de la table, tournant le dos à la fenêtre. Sa femme lui apportait ses chaussons, lui servait un verre de vin et se tenait assise près de lui, inoccupée et silencieuse, jusqu'à l'heure du dîner. Un repas sans partage, la pensée arrimée au mouvement mécanique des mâchoires. De temps à autre fusait à l'adresse de l'un ou de l'autre un ordre, une remontrance, une parole coupante qui n'admettait pas de réplique. L'intéressé s'exécutait, ou hochait la tête pour accuser réception du message paternel. Pas une protestation, jamais une contestation.
Du haut de ses cinq ans la Petite (la fille de l'aîné de la famille) abordait le pater familias avec un mélange de crainte et de curiosité. Le soir après qu'il fut rentré du travail, elle venait timidement s'asseoir à ses côtés. L'homme montrait du doigt le buffet, et sa femme lui apportait une grande boîte en fer blanc, qui ne contenait qu'un seul et unique objet: un mince cahier à la couverture marron où était inscrit en lettres manuscrites «cahier de brouillon». Il tirait alors de l'une de ses poches trois ou quatre vignettes, que la fillette s'appliquait à coller dans le cahier. Tous deux s'attardaient à admirer la robe noire sillonnée de coulées rouges d'un vulcain ou la mosaïque jaune et noire ourlée de bleu d'un grand porte-queue. L'enfant s'aventurait dans cette contrée que l'homme n'avait créée que pour elle, où la magie des couleurs l'entraînait vers l'insondable mystère du sens: elle parvenait tout juste à nommer la belle-dame, restait sans voix quand un «pa» et un «on» s'acoquinaient et échouait à percer l'énigmatique association s/p/h/i/n/x.
Après la naissance du bébé, la Petite et ses parents déménagèrent. Lors de ses visites dominicales, il ne fut plus jamais question du cahier aux papillons. L'irascible grand-père l'avait-il définitivement emprisonné dans la boîte en fer, condamnant ainsi à jamais le seul sentiment qu'il ait jamais exprimé?
Photo FLD

samedi 4 avril 2009

100 décibels


Ronronnement sourd, régulier, monotone qui s'étouffe en un chuintement. Bourdonnement qui s'intensifie, s'amplifie en un long rugissement, s'apaise peu à peu. Et soudain reprend de plus belle. Ça vrombit, hoquette, s'emballe, se déchaîne et meurt en un soupir. Répit. Interminable mugissement, qui enfle, gronde, tonne. Puis ça grince, ça crisse, ça vrille, ça fuse. Sifflement aigu. Stridulation assourdissante. Brusquement, ça se propulse en un souffle formidable qui emporte tout sur son passage. Silence. Le calme après la tempête.
Ronronnement sourd, régulier, monotone… Et en avant la musique!

Photo YLD

samedi 21 mars 2009

Mind the gap!


Ils se précipitent dans le métro au moment où les portes se ferment. Cinq garçons, cinq du 9.3. Un costaud blond portant une veste en cuir noire et rouge tient un doberman par son collier.
–Assis, Rocky, calme, calme.
Ne supportant pas d'être tenu si court, l'animal montre les crocs, grogne, puis, dans une dernière tentative pour se libérer de l'emprise de son maître, aboie furieusement.
A young English girl sitting on a folding seat stands up.
L'un des garçons, casquette NY vissée sur la tête et baskets Airness aux pieds, essaie de la retenir.
Le chien, qui a perçu la panique de la fille, aboie de plus belle.
Scared, she rushes forward to the middle of the carriage.
Le grand blond a réussi à apaiser sa bête, qu'il gratifie de temps en temps d'une caresse.
Le garçon à la casquette rejoint la jeune Anglaise.
–C'est bon. Il est pas méchant Rocky.
On le dirait presque désolé.
–Sorry, I don't understand.
–Tu peux r'venir, insiste-t-il en lui montrant le strapontin.
It's OK, it's OK, she answers, anxious, looking at the folding seat… and at the dog.
Il retourne près de ses copains et ne quittera pas l'Anglaise des yeux jusqu'à ce qu'ils descendent, à République.
Le métro repart, les laissant sur le quai.
Comforted, the English girl stares at the boys on the platform. Conforted, and a bit disappointed.
Photo YLD


samedi 7 mars 2009

In the sun



A 19h30 chez Harry's. Elle devait y retrouver Ed. En fin de matinée, une petite brume s'était levée, qui tempérait la chaleur de la mi-août et incitait à la somnolence, à la flânerie. L'après-midi s'écoulerait nonchalamment jusqu'à l'heure du rendez-vous. Elle mettrait sa robe grise, une tenue un peu stricte pour la saison, trop sage pour l'occasion. Une tonalité avec laquelle elle aimait jouer: gris perle, anthracite, argenté, qu'enflamme le vermillon d'une écharpe ou que réveille l'émeraude d'une broche. Ed lui dirait –il ne manquait jamais de le lui dire: «Il n'y a que toi qui porte le gris comme ça.» Elle aurait été déçue qu'une seule fois il s'en abstienne ou que, par un excès de zèle, il la complimente sur ses boucles d'oreilles ou son rouge à lèvres. Elle appréciait ce rituel, exigeait que son amant suive scrupuleusement sa carte de Tendre.
Chaque dimanche, Ed lui faisait livrer trois tulipes perroquets, subtil équilibre entre simplicité et sophistication, variation florale de la femme qu'elle était. Un jour, sans doute emporté par un de ces emballements que fait naître la passion, il lui avait fait parvenir trois lys blancs. Leur parfum suave et capiteux lui… soulevait le cœur. Elle en avait été bouleversée. Une indélicatesse qu'elle avait préféré ignorer, passer sous silence, obstinément. Ed ne s'y était pas trompé. Le dimanche suivant, elle recevait trois tulipes perroquets.
Ed l'aimait comme elle le voulait, sincèrement mais à sa façon à elle. Que savait-t-il vraiment d'elle? Il pensait la rendre heureuse en acceptant l'image qu'elle avait forgée. Etait-elle, ne serait ce qu'un peu, ne serait-ce que par instants, la femme qu'il chérissait? Elle se sentait soudain tendue, irritée. Elle se précipita sous la douche; la fraîcheur de l'eau l'apaisa. Elle revint dans la chambre, s'assit, nue, dans le fauteuil devant la fenêtre ouverte. La lumière miroitait sur sa peau. Elle déposait les armes, s'abandonnant enfin, indécise, irrésolue.
Il était trop tard pour Ed.
Eleven AM, Edward Hopper

samedi 21 février 2009

A double entente


Promesse de liberté et de bonheur sur papier glacé. Un cliché flatteur, et voilà que l'on plonge dans les eaux turquoise des Caraïbes ou que l'on revendique, souveraine, Dior, j'adore! Son rêve à lui, ce sont les voitures de sport, toutes ces beautés, racées, rapides, inaccessibles, les reines du Salon de l'auto qui s'affichent dans les revues spécialisées.
–Tu as vu ça, un bijou! s'enthousiasme Marc en mettant sous le nez de Claire le dernier numéro de CarHebdo, où la Ferrari F5X a les honneurs de la une.
–C'est vrai, elle est plutôt jolie, convient Claire.
–Jolie, jolie, s'étrangle Marc, en fondant sur Lucas, qui vient de les rejoindre.

–Tu sais, je ne connais rien aux voitures, s'excuse Lucas en jetant un œil distrait au magazine.
–Regarde moi ça, elle a une gueule du tonnerre, insiste Marc. Et sous le capot un V10, 650 chevaux. Bon d'accord avec leur limitation de vitesse, t'es bridé. Mais faut voir ce qu'elle donne sur un circuit, elle atteint les 340.
–Ah oui, opine Lucas sans grande conviction. Ça me dit pas grand-chose; la mécanique, c'est pas trop mon truc.

–N'empêche, elle est violente, s'entête Marc. Le 0 à 300km/h, englouti en tout juste 26 secondes. Démoniaque, je te dis.

–Hum, acquiesce Lucas, sauvé par la sonnerie de son portable.

–Pas à dire, conclut Marc avec la foi des passionnés, y a qu'entre mecs qu'on peut discuter bagnoles.
Photo: fld

samedi 7 février 2009

Pour ainsi dire



Un gardien de la paix de Meaux a été blessé à la jambe par balles lors d'une patrouille qu'il effectuait avec deux collègues dans un quartier pavillonnaire. Deux cambrioleurs lui auraient tiré dessus. Alors qu'il était hospitalisé, ses collègues ont donné l'alerte, remarquant que des détails ne collaient pas. Le policier a, en fait, tout inventé et s'est blessé lui-même. Sa hiérarchie avait des choses à lui reprocher et il aurait voulu se redonner une virginité. Il a été placé en garde à vue. (Brèves Europe1, août 2008.)

Un keuf de Meaux a reçu des pruneaux dans la beuj pendant une patrouille chez les babtous, dans un quartier pav'. Il s'est fait caner par deux reurtis. Quand il était à l'hosto, les deux schmidts qui chafravent avec lui ont flairé chanmé l'embrouille: leur collègue les a mythonés, il s'est amoché tout seul Ses chefs le prenaient pour un naz et il a voulu béflan. Il est en GAV.

Un abutyrotomofilogène portant uniforme aurait été blessé à Meaux par deux hyperthyrrhoïdiens des Alpes armés d'un revolver. Le soupçonnant de gérontopropulsion prurigineuse, voire d'hypercaputisme, les deux colombophiles qui chronocident quotidiennement avec lui, apaléopithécoaneucéphalodidactes chevronnés, comprirent qu'il les avait vésicolanternés. Il dut ponctuioter: ses oligophrénarches le prenaient pour un nodocéphale, alors il avait voulu leur montrer qu'il savait uroluditélémétrer.


www.dictionnairedelazone.fr et www.cledut.net/xylo.htm Merci
Photo YLD

dimanche 25 janvier 2009

Quarantièmes rugissants


Les passages obligés, Elisabeth n'avait jamais aimé ça. Noël, le jour de l'an, les anniversaires. Se congratuler chaque année à la même date, trop convenu. Mais cette fois-ci, impossible d'y échapper: elles étaient quatre copines, amies depuis toujours, et elles allaient toutes avoir quarante ans dans l'année. Emilie n'avait laissé aucune échappatoire «Le club des quatre a quarante ans, Zabeth; le truc à ne pas manquer!» Elisabeth s'inclina, et se mit en quête d'un cadeau pour Emma, la première de la bande à franchir le cap.
Le samedi suivant, les filles investirent La Petite Mignonne, où elles avaient établi leur QG. A la fin du repas, chacune y alla de son petit discours et de son présent. Vers onze heures, les copains musiciens de Laurent, le patron du restaurant, avaient débarqué et invité les clients à se joindre à la fête. Le jour pointait quand on se quitta.
Deux semaines plus tard, Emilie devenait une quadra. Laurent fut à nouveau mis à contribution. Tandis qu'il apportait une énorme forêt noire, le dessert préféré d'Emilie, celle-ci recevait d'Emma un pashmina bordeaux; d'Elisabeth un coffret à bijoux en ébène; d'Elodie une petite baignoire en céramique rose contenant un baume à la rose. Les trois autres échangèrent discrètement un regard perplexe: c'était exactement la même que celle qu'elle avait offerte quinze jours plus tôt à Emma. La réplique de la baignoire bleue renfermant un onguent à la lavande, de la verte parfumée à la verveine et de la jaune aux senteurs de vanille qui trônaient sur les étagères de sa salle de bains.
Le 28 janvier, ce fut à Elisabeth de souffler ses quarante bougies. Pendant que Laurent servait un alléchant délice à la framboise et à la mangue, elle découvrait le ravissant collier en nacre qu'Emma avait choisi à son intention et le Home-Bag en toile cirée qu'Emilie avait déniché chez Marie Papier. Quant à Elodie, elle la gratifia, de l'air le plus naturel du monde… d'une baignoire en céramique rose. C'en devenait ridicule. Parfaitement ridicule ou totalement émouvant. Entre rire et larmes, Elisabeth leva son verre: «Happy bathday, les filles!»
Photo: fld

samedi 10 janvier 2009

Un froid de gueux




Chaque soir, il venait se terrer au pied du mur, au fond d’une ruelle, tout près de République. Avec le temps, il avait récupéré quelques vieux cartons et s’était confectionné une sorte de banquette, sur laquelle, quand le sommeil l’envahissait, il s’allongeait. Pelotonné, recroquevillé pour se protéger du froid ou de la pluie. Des gamins du quartier avaient tagué un drôle de truc sur le mur. «C’est ta mitraillette, Momo, pour s’ils veulent te faire déguerpir», plaisantaient-ils lors de leurs visites régulières. On l’aimait bien Momo, tranquille, pas très causant, sauf quand il piquait un coup de gueule: «Rgard'ça, veulent même pas nous voir.»
Alors, lorsqu’on s’aperçut qu’un soir, et un deuxième, pendant toute une semaine, puis une autre encore, la place de Momo restait vide, on s’inquiéta. Est-ce qu’il gisait quelque part alentour, blessé ou malade? La police l’avait-elle «mis au chaud»? Avait-il trouvé un meilleur refuge? Peut-être pour conjurer le mauvais sort, les gamins couvrirent les murs de la ruelle de nouveaux graffitis: deux chats, le portrait d'une inconnue, Bugs Bunny, auxquels vinrent s'ajouter un poing brandi, l'oncle Sam, trois coquelicots et, sans doute en désespoir de cause, un énorme Fuck the fuckers. Comme on se rend chez un vieux copain, les «sans» du quartier débarquaient «Chez Momo», histoire de causer un peu. Petit à petit, ils vinrent moins souvent, puis plus du tout.
Lundi 5 janvier, 22h30.
– Merde, alors!
–J'savais pas qu'y avait quelqu'un.
Bordée d'injures.

–J'savais pas qu'c'était ton coin. J'pouvais pas savoir.
Rugissements.
L'intrus fait mine d'abandonner la place.
–J'tai pas dit d'te tirer. Mais fais gaffe où tu t'poses, putain.
Le propriétaire des lieux remet de l'ordre dans ses cartons, s'enroule dans une vieille couverture, une bouteille à portée de la main. Son «coloc» s'installe sans moufter.
Il fait très froid.
photo YLD