lundi 31 décembre 2012

Pirouette

Ils me sont tous tombés dessus. Ses parents, les miens. Rompre du jour au lendemain, et sans une explication, ce n'est pas correct. Expliquer quoi? Se mettre ensemble, le mariage, c'était son plan à elle. D'accord, je n'ai pas dit non, mais pas oui non plus. J'ai oublié ou je n'y ai pas pensé. Je n'avais pas envie de me prendre la tête. J'ai cru que c'était comme ça, qu'elle laisserait tomber. Ils ne me lâchent plus. Je dois donner une «bonne» raison. Hors de question qu'on se voit, Vanessa et moi. Elle va sangloter, trop chiant. Au téléphone, ce sera pareil. Je voulais lui envoyer un SMS, mais mon père a failli m'assassiner. OK, OK pour une lettre. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir raconter? 
J'étais en pleine galère, quand Corentin est arrivé. Un mec sympa, mais un peu zarbe. C'est l'intello de la bande. Pendant qu'on buvait une mousse, je lui ai proposé le deal: il m'écrivait le baratin et je lui arrangeais le coup avec la petite brune sur laquelle il flashe depuis un mois. J'attends son mail.

Vanessa,
Je ne savais pas trop comment te dire. Avec les sentiments, c'est toujours compliqué. Enfin, bon voilà. Pourquoi cette obstination à se taire? Des hypothèses fantaisistes, des affirmations aventurées. Il y a dans l'esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque. De chaînon en chaînon, on se perd en dédale d'idées sans retrouver l'origine. Est-ce moi qui te quitte ou toi qui me chasses? La plus grande des sottises est de trouver ridicules ou blâmables des sentiments qu'on n'éprouve pas. Il y a du courage à souffrir avec constance les maux que l'on ne peut éviter. L'amour, c'est l'obsession du sexe. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je t'ai prise avec plaisir, je te quitte sans regret. Peut-être penserai-je à toi quelquefois par ricochet quand je me rappellerai ce bel été ces deux belles années. J'aimerais avoir un message d'espoir à te transmettre. Je n'en ai pas… Est-ce que deux messages de désespoir, ça t'irait?
Ludo
P.S.: Tes yeux sont des poèmes qui se lisent en silence. Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme.

Il paraît qu'on trouve tous ces trucs dans un dico. N'empêche, Corentin il l'a chiadé sa bafouille. Le PS, à la fin, ça le fait.

Vas-y, je forwarde et je bouge. J'ai rencard avec Cinthia.
Photo: YLD, graff Batsh Lo


samedi 15 décembre 2012

Babouinerie

Nadia se recroquevilla derrière l'écran de son ordinateur. Jérémie rentra la tête dans les épaules. Rémi et Pascal s'engouffrèrent dans l'étude de leur dossier. Sandrine jeta un regard désespéré par la fenêtre, semblant chercher quelque apparition salvatrice qui abrégerait son calvaire quotidien. Marc venait de pénétrer dans le bureau. Faisant fi de la hiérarchie, il s'était institué chef de clan et imposait sa loi sur son territoire. Il distribuait le travail de la journée, octroyait moqueries et rebuffades, prodiguait représailles et vacheries. Pascal portait des chemises de fiotte, Rémi n'achetait que des caisses de branque, Nadia n'était qu'une bégueule et Jérémie un péteux que sa femme faisait marcher sur les mains, quant à Sandrine… Sandrine était une proie si facile, si tentante. Marc la tenait entre ses griffes, l'égratignait de ses sarcasmes, desserrait son étreinte –juste de quoi lui laisser espérer qu'elle pourrait lui échapper–, puis brusquement fondait sur elle et la dépeçait à petits coups de dents. Que quelqu'un fasse mine de relever la tête, se rebiffe ou se cabre, et Marc grondait, grognait, retroussait les babines, montrait les crocs. Des manœuvres d'intimidation répétées et de plus en plus fréquentes firent battre Sandrine en retraite, à bout de nerfs elle démissionna.
Quinze jours après le départ de Sandrine, Christian était lâché dans la jungle. Marc en rugissait de plaisir. Il flairait le gibier de choix, non pas un pauvre petit animal effarouché, mais un type posé, solide, un adversaire à sa mesure. Il cherchait à l'exciter à force de railleries, le provoquait du regard. Il se postait à l'affût, attendant le moment propice de lui sauter à la gorge. Il voulait un combat féroce, il lui fallait recevoir devant toute la harde la soumission de ce congénère qui lui en imposait. Un matin, l'affrontement eut lieu. Christian se leva de son bureau, se campa devant Marc et, le toisant de haut, décréta d'une voix impérieuse Ça suffit! Marc s'effondra sur son siège. Vaincu, mais soulagé. Il n'était plus le mâle dominant.
Photo: YLD, Speedy Grafito.

samedi 1 décembre 2012

Vendetta

Œil pour œil, dent pour dent, ce serait encore trop doux. Tu t'es assez moquée de moi. Toutes ces soirées à t'attendre, que tu consacrais à la préparation de tes examens; tous ces week-ends à me morfondre pendant que tu rendais visite à tes parents à Strasbourg. Je prenais tes prétextes pour argent comptant. Tes révisions, tes parents, Strasbourg, des flirts, des aventures, tes infidélités. Je le savais, aveuglement. Tu en as bien profité. Maintenant, c'est moi qui mène la danse. Tu ne peux plus m'éviter. Je te surveille, je te suis, je m'invite là où tu es. Ma présence est le signal que ton nouveau mec vient de t'échapper, qu'il t'a déjà trompée. La première fois que tu m'as rencontré accompagné de cette fille superbe, tu t'es fichue de moi: si je croyais te rendre jalouse… Tu es maligne, je suis pervers. J'ai été à bonne école. Cette beauté n'est pas ma maîtresse, ou à peine. Ma collaboratrice, plutôt. Elle est redoutable. Pas un homme ne lui résiste. Tu as eu beau déployer tes talents de séductrice, elle campait dans le lit de tes amants. Elle est la meilleure à ce petit jeu. Juste pour le plaisir, se réjouit-elle, polissonne, à chaque victoire. Tes amis, tes collègues, ta sœur, ta mère découvraient sur Internet ta dernière conquête en pleins ébats avec la demoiselle. Les mâles de ta famille ont fait ce qu'il fallait pour me neutraliser.
Je n'ai pas renoncé. Je me suis fait discret, je rôde dans l'ombre. Depuis six mois, tu es pendue au cou de Manuel, un magnifique étalon, belle gueule. Pour la première fois, tu es vraiment amoureuse. Vous ne vous quittez plus. Le grand, le parfait amour. Tout à ton bonheur, tu ne me vois même pas ce soir dans la boîte où il a organisé une fête pour célébrer vos fiançailles. Tu es superbe, tu rayonnes, tu n'as jamais été aussi désirable. Manuel fait signe au DJ de baisser le son. Tu le dévores des yeux, émue. Une déclaration, une déclaration, scande l'assistance. «Désolé, ça s'arrête là. J'ai fini mon job», annonce Manuel de ce ton langoureux dont il sait si bien jouer. Ultime pirouette de Don Juan, qui, profitant de la stupeur générale, se dérobe prestement à la fureur de ta tribu.
D'habitude, ce sont des dames d'âge mûr qui paient Manuel pour leur tenir compagnie. Avec toi, c'était du velours, plaisantait-il, en empochant, chaque semaine, les mille euros que je lui avais promis. J'y ai mis le prix, c'est vrai; aussi, j'apprécie à sa juste valeur le spectacle de ton visage dépenaillé, ridicule poupée démantibulée.
Il y a un an jour pour jour que je me suis crevé le cœur. Bon anniversaire, petite garce!
Photo: YLD

samedi 17 novembre 2012

Revanche

Un fils de rien, comme celui-là, avait raillé l'homme en pointant son doigt vers moi. Elle avait haussé les épaules, indifférente, puisque, de toute façon, il l'avait bannie.
A seize ans, ma mère, fille d'un gros propriétaire terrien beauceron, s'était enfuie avec celui qui allait devenir mon père, un journalier venu faire la moisson l'été précédent. Ses parents la destinaient à un voisin, célibataire endurci d'une quarantaine d'années qui avait du bien. La timide et obéissante Mado s'était révélée une amoureuse impétueuse. Livrée aux premiers tourments des sens, elle avait décliné l'honnête mariage, le confort de la grande maison, la compagnie paterne que lui offrait le quadragénaire. Elle ne regrettait pas sa décision, affirmait-elle. Malgré l'argent qui manquait souvent, les quatre enfants à nourrir, et le cinquième qui serait bientôt là. Bien sûr, à seize ans, elle n'imaginait pas cette existence de privations, elle n'aurait pu concevoir que son amour s'userait de s'être trop longtemps frotté aux aspérités du quotidien, que son homme ne la regarderait plus que comme un vieux camarade de lutte. Elle ne connaissait pas la vie, alors. Son horizon se bornait aux bras de son amant. L'avenir avait la saveur des baisers dont il la couvrait et la splendeur de leurs étreintes.
Mado racontait, humble, sincère, généreuse. Une colère froide m'envahissait, la haine me submergea. Je me jetai sur ma mère, poings serrés. Fils de rien, fils de rien! La fureur m'aveuglait. Il y eut un cri. Une poigne énergique me plaqua au sol. Ma mère disparut quelques jours de la maison. Quand elle revint, elle était seule. Pas un mot ne fut prononcé. Pas un reproche.
Dur, égoïste, avide, chuchote-t-on dans mon dos. Mais puissant, influent, craint. Un homme dont on dit «c'est quelqu'un».

Photo: YLD, Francis Oudin, La Boîte monde

samedi 3 novembre 2012

Une belle plante

Un grand homme de science qui a mis sa vie au service de l'humanité. Dominique Bergeron en ressentait une immense fierté, sur laquelle déferlait de temps à autre une vague de culpabilité. Pourtant, personne ne remettait ouvertement en cause la rigueur avec laquelle il avait conduit ses travaux, ni la fiabilité du protocole de recherche. Toutes les évaluations avaient été satisfaisantes, et les autorités sanitaires avaient conclu à une absence de risques tant pour les consommateurs que pour l'environnement et délivré une autorisation de mise en culture et de commercialisation. L'invention du beanberry, un hybride génétiquement modifié de sarrasin et de haricots rouges, avait même été considérée comme une avancée extraordinaire. A cette époque, l'économie mondiale était au plus mal et l'agriculture avait été durement touchée par la récession. Les fermiers, ne pouvant plus vivre de leurs exploitations, abandonnaient les uns après les autres leurs terres. Les denrées se raréfiaient, et leur prix flambait. La famine avait décimé des villages entiers en Afrique, puis la pénurie avait menacé l'Amérique latine, l'Asie et l'Europe de l'Est. A la tête du laboratoire d'une multinationale agrochimique, Dominique Bergeron avait créé cette légumineuse rustique qui supportait aussi bien les grosses chaleurs que les froids intenses, résistait aux insectes et aux maladies, tolérait les pesticides, et pouvait donc être vendue à bas prix. Le beanberry était devenu en trois décennies le pain quotidien d'une bonne partie de la population de la planète. Dominique Bergeron balayait les doutes qui, par moments, l'importunaient. Il n'avait commis aucune faute.
Depuis quelques années, les médecins restaient impuissants devant cette nouvelle maladie qui affectait un nombre croissant de patients. De tout jeunes adultes subissaient une mutation inexpliquée qui les plongeait dans un état quasi végétal. Seul traitement à ce jour contre le syndrome paravégétatif, l'antirétroluminothérapie parvenait tout au plus à ralentir le processus. Aucune étude ne prouvait que le beanberry était responsable de ce métamorphisme. Des présomptions, des hypothèses avancées par une minorité de scientifiques que l'on suspectait d'être liés à des mouvements écologistes. Rien de fondé. Dominique Bergeron avait fait ce qu'il devait. 

Virginie ne prend plus aucun médicament. Elle s'est enracinée dans le canapé du salon, chauffé en permanence à 27 degrés. Elle absorbe trois fois par jour une cuillerée à soupe de sirop de glucose et un grand verre d'eau. Son ivraie –ça lui plaît mieux que syndrome paravégétatif– a germé dans son estomac, ou peut-être dans son foie, s'est répandue jusqu'à son ventre et à ses poumons, s'est enroulée autour de ses bras, a enlacé ses jambes, s'est agrippée à son cœur. Elle se déploie en courbes harmonieuses. Nombril-de-Vénus, Clitoria ternatea. Virginie s'épanouit. Sous la sombre frondaison de sa chevelure luit l'iris de son regard. Sa peau rose thé exhale de subtils arômes. Lilas, narcisse, ylang-ylang. Un premier bourgeon a éclos dans son cerveau. Pensée?
Photo: YLD

samedi 20 octobre 2012

Level up

A Lille ou à Hambourg, qu'est-ce que ça change? Un séminaire, un colloque, le lancement d'un nouveau produit, elle n'est jamais là. J'ai confiance, évidemment… J'ouvre une bière et je vais voir à quoi ressemble FeelEver, histoire de passer le temps.
FeelEver, c'est une sorte de jeu de rôle d'improvisation entre deux protagonistes. Vous choisissez le personnage fictif auquel vous prêterez votre voix –l'intonation déterminera les attitudes de votre avatar, sa gestuelle traduisant vos émotions. Vous sélectionnez un partenaire parmi les joueurs –des inconnus– qui sont en ligne et vous lui donnez la réplique sur le thème proposé. «Vous faites une scène de jalousie à votre copine». Aucun intérêt, je ne suis pas jaloux. Je suis sûr que je ne saurais même pas faire semblant. J'essaie?
Moi: Un bon prétexte tes petits voyages. Et ton collaborateur, ce Thierry, c'est un beau mec?
Ma partenaire: Un garçon intelligent, compétent, mais pas vraiment mon genre.
Moi: Pas vraiment, c'est ça, ouais. Mais tu pars quand même avec lui. Vous prenez une chambre pour deux, ça réduit la note de frais.
Ma partenaire: Où es-tu allé chercher un truc pareil?
Moi: Tu couches avec lui?
Ma partenaire: Non, bien sûr que non!
Moi: Avec qui alors? Tu dragues au bar de l'hôtel? C'est encore mieux. Un type différent chaque fois.
Sans m'en rendre compte j'ai forcé le ton. Je crie. Le visage de mon avatar se durcit, mâchoires serrées, regard féroce.
Ma partenaire: Arrête, tu es en plein délire.
Moi: Peut-être même pas pour ton boulot. Tu y vas comme ça, pour rencontrer des hommes. Qu'est-ce qu'ils te demandent? Et tu le fais, hein! Tu me prends pour un bouffon, un abruti…
Voix rauque, cassée. Yeux écarquillés. Bouche contractée. Je grogne, je rugis, je hurle.
Finies tes petites escapades, je vais te mater, te montrer qui je suis. Tu es à moi. Tu entends, à moi.

Deux minutes. La partie est terminée. Un algorithme évalue ma prestation: 4,5 sur 5. Ma partenaire de jeu confirme: super impro, belle performance.

Plutôt un coup d'essai. Je t'attends avec impatience, ma chérie. 
Photo: YLD

dimanche 7 octobre 2012

Fatum

Envie d'être seul, au milieu des autres. Je suis allé boire un verre quelque part, un coin où je ne vais jamais pour ne pas risquer de tomber sur des potes. Assis au bar, le regard noyé dans mon whisky, je guette le temps qui se traîne, qui s'emmerde. Je pourrais rester là jusqu'à la fermeture, à ne rien attendre. Ou à imaginer que je suis un mec accoudé au comptoir, un samedi soir.
–Tu m'offres un verre?
–Non.
–Tu n'es pas très aimable, toi!
–Non.
–Allez, on pourrait bien s'amuser tous les deux!
–Non.
La fille prend ma main gauche dans les siennes, la tient fermement, paume ouverte, et décrète «La mort, dans ta main.» Je me dégage brusquement, règle mes consommations en maugréant contre cette cinglée qui m'a bousillé ma soirée de déprime.
Je serais bien incapable de tuer qui que ce soit. Encore que je ne sois pas à l'abri d'un pétage de plombs. Ni d'un accident. En me rendant au boulot, je roule trop vite, je freine trop tard, j'écrase un gamin. En faisant mon jogging, je bouscule une mamie, elle tombe, crise cardiaque. La prédiction de la fille m'obsède. Une vipère, maléfique, diabolique. Il faut conjurer le mauvais sort. Embaucher un tueur à gages qui éliminerait… Je suis maudit, fichu.
J'ai failli jeter la petite carte avec les prospectus publicitaires. Professeur Nyamu Lisimba, grands dons naturels de naissance, compétent, efficace, sérieux et discrétion. Spécialités: jalousie, fidélité, désenvoûtement, permis de conduire. Solution immédiate à tous les problèmes, même les plus désespérés. Succès assuré.
Le professeur Lisimba m'a préparé une mixture que je devais boire trois fois par jour pendant trois jours; elle terrasserait les esprits malfaisants qui avaient pris possession de moi, m'a-t-il assuré. Vomissements, diarrhée, maux de tête atroces, douleurs dans le ventre effroyables. J'ai fini aux urgences, mal en point mais vivant et innocent.

Cassandre est plus affligée que jamais. Durant des millénaires, elle a tenté d'avertir les hommes des malheurs qui allaient fondre sur eux. En vain. Tous faisaient la sourde oreille. Avec le temps, elle s'est égarée dans un délire divinatoire forcené, proférant des prophéties fantasques, des vaticinations saugrenues. Et voilà qu'on l'écoute…
Photo: YLD

samedi 22 septembre 2012

De main de maître

Pierre-André Lemoine & associé, notaires à Gacé. Depuis une dizaine d'années, Jean-Xavier Filin était à la tête de l'étude de feu maître Lemoine, mais il restait l'anonyme «& associé» gravé sur la plaque. Il gérait les biens des petits notables locaux. Les grosses transactions se faisaient à Rouen. Non qu'il manquât d'ambition, mais trop pusillanime pour la rassasier, il laissait la fièvre du gain et de la notoriété le dévorer. Ses costumes élimés, sa voix éteinte, son maintien compassé étaient un reproche perfide à cette province étriquée et économe qui le privait de l'oisive opulence à laquelle il aspirait. Inopiné et presque trop providentiel, le courrier de maître Franchard, de l'office notarial De la Veynerie-Richemin-Beaumont, à Cannes, tourmenta cruellement cette nature affligée. Maître Franchard souhaitait entretenir son «cher confrère» d'une succession qu'il serait, de toute évidence, le mieux à même de liquider. Henri Trémoulin, propriétaire du domaine des Bolards, sis à trois kilomètres de Gacé, était décédé il y avait deux mois dans la maison de retraite cannoise où il s'était retiré. Le défunt avait couché sur son testament mystique un certain A.G., qu'il instituait son unique héritier. Compte tenu de la valeur modique du patrimoine du testateur, nous avons pensé que, connaissant probablement M. Trémoulin, vous pourriez mener les recherches qui permettraient d'identifier le légataire… Jean-Xavier Filin accepta confraternellement la proposition, considérant que la modicité était affaire de point de vue. D'autant que, peut-être…
A.G., Alain Groson, avait été, un temps, l'homme à tout faire d'Henri Trémoulin, avant de retourner à sa vie d'errance. Un enquêteur dépêché par maître Filin le retrouva au Havre, où il vivait d'expédients. Maître Filin alla en personne lui exposer la situation. Le legs d'Henri Trémoulin imposait de nombreuses obligations: gérer la propriété, reconduire ou résilier les baux conclus avec les différents fermiers –entendez-vous quelque chose au Code rural?–, acquitter les taxes foncières assises sur le bâti et le non-bâti, etc., etc., etc. Nonobstant, une disposition, à savoir la désignation d'un mandataire, nous permettrait, si vous en étiez d'accord… Renfrogné, Alain Groson cherchait l'arnaque. Bref, poursuivit le notaire, je pourrais m'occuper de tout, vous n'auriez qu'à toucher, chaque début de mois, l'argent qui serait verser sur un compte à la banque, disons mille euros. Groson l'incrédule assistait à un remix de la tombée de la manne.
Tout Gacé jasait. Maître Filin s'était fait en moins de rien une bien belle position. Il avait emménagé dans une demeure cossue du centre-ville. Il s'était attaché les services d'un clerc, aussi ne passait-il plus à l'étude qu'une fois par semaine, le jeudi. Il consacrait la matinée à la signature des actes, puis prenait un copieux déjeuner à L'Assiette gourmande –sachant qu'il serait gratifié d'un généreux pourboire, le maître d'hôtel mettait un zèle excessif à le saluer d'un sonore Bonjour maître qui suspendait quelques secondes les conversations. Il fallait que le temps fût vraiment épouvantable pour que maître Filin renonçât à sa promenade postprandiale, qui le ramenait invariablement, irrépressiblement à l'étude, dont la façade arborait la plaque rutilante qui proclamait sa consécration: maître Jean-Xavier Filin, notaire. 
Photo: YLD

dimanche 9 septembre 2012

La mort du deleatur

Les Goncourt, les Femina, les Renaudot, les best-sellers n'acceptent que lui. Tous louent sa parfaite connaissance de la langue, sa capacité à se couler dans leur écriture, son sens du détail, son goût de la précision, sa vivacité, sa curiosité, son perfectionnisme, son esprit critique. Parce qu'Olivier est un excellent correcteur, ils supportent sa maniaquerie, sa minutie obsessionnelle, sa rigueur pathologique, ses biffures qui mortifient leur amour-propre, ses retouches qui outragent leur susceptibilité. Parce qu'il est le meilleur, ils s'accommodent de son doute catégorique, de son orgueilleuse humilité.
Jeune directrice de collection, Anne a d'emblée été séduite par la compétence d'Olivier, sa culture, son intelligence acérée. Sept ans après leur mariage, elle admire et respecte toujours le professionnel, mais l'homme l’horripile. Elle partage sa vie avec un pur intellect, une figure de rhétorique. Pas un mari, encore moins un amant, elle vit aux côtés d'un trope. Lorsqu'il travaille sur un manuscrit, c'est-à-dire trois cent soixante-cinq jours par an, Olivier expurge tout le reste. Même ses amours sont cérébrales. Ses romances avec Hélène*, Stella**, Violette*** l'ont comblé plus que les tendresses attentionnées d'Anne, en qui il ne voit qu'un pastiche, peu réussi, qu'il s'évertue à amender. Anne sait que, jusque dans la rupture, elle doit peaufiner son style. Aussi s'est-elle assuré le concours d'un maître, et, réunissant son courage, elle aborde Olivier dès la fin du repas dominical:
«Oubliez-moi! Pourquoi faut-il que je vous aie connu? Est-ce ma faute? Ô mon Dieu! Non, non, n'en accusez qu…»
Tu manques de coffre, ma pauvre petite, l'interrompt Olivier. Flaubert, ça se gueule…
Anne est habituée à ce qu'Olivier la mette à rude épreuve. Puisqu'il le prend ainsi, elle l'aura sur son propre terrain, le lui chantera à la manière des pères-la-virgule:
«[guill ouvre] L'[cap] amour est mort entre tes bras »[guill ferme]… [sus] ([par ouvre] je te quitte! [clam]) [par ferme]. Point final.

* Je m'en vais, Jean Echenoz.
** L'Ascenseur, Alain Fleisher.
*** Hyrok, Nicolaï Lo Russo (qui, j'espère, ne m'en voudra pas).


Photo: YLD, fresque de Jef Aerosol.

samedi 25 août 2012

Channeling

(à RV)
Je m'ennuie. Ce n'est pas ça qui était convenu. Les massages, les bains de boue et les douches aromatiques, les modelages raffermissants devaient se limiter à la matinée, nous laissant du temps libre pour des balades en amoureux. Les soins ont rapidement empiété sur le début de l'après-midi, puis ont occupé la journée entière. Chaque jour, elle s'abandonne à des mains expertes, à des hommes de l'art, qui la rendent détendue, rayonnante, épanouie. Je m'ennuie, je tourne en rond, je ressasse ma déception. Une petite séance de relaxation vous ferait le plus grand bien, a ironisé le masseur à qui je décochais un regard assassin alors que, une fois encore, il la kidnappait.
Allongé dans un caisson d'isolation sensorielle, j'essaie de noyer mes idées noires dans les harmonies célestes que déversent les haut-parleurs. Je m'efforce de suivre la voix séraphique qui cherche à me guider vers le bien-être. Sur un profond soupir, vous fermez les yeux. Vous pénétrez dans une forêt accueillante. Vos pieds s'enfoncent dans un épais tapis de mousse moelleuse. Je me demande comment elle est. Une rousse à la poitrine généreuse? Vous humez les senteurs fleuries, vous vous laissez bercer par le bruissement du feuillage et le ruissellement d'une source. Une lumière rouge se diffuse dans vos jambes jusqu'à votre ventre, puis… Une blonde à la bouche gourmande? Vous libérez vos émotions dans tout votre corps. Une brune aux fesses avenantes? Contrôlez votre respiration, inspirez en douceur, expirez calmement. Le ton s'est durci. Lâchez prise. Faites le vide, expulsez de votre esprit ce qui vous agite, vous trouble. Gros seins, lèvres pulpeuses, joli cul. Volcanique. Incendiaire.
La musique s'est tue. La lumière s'est éteinte. Impossible de sortir de là, le couvercle est verrouillé. Ne luttez pas. Vous devez vous immerger dans la quiétude et l'harmonie, m'enjoint une voix dominatrice. Cuir, latex et vinyle. Il fait froid. Je frappe les parois avec mes pieds et mes poings. L'air se raréfie. Vous devez apprécier pleinement notre méthode, adhérer, consentir, m'ordonne ma tortionnaire. Ça ne m'amuse plus. Je grelotte, je suffoque. J'entonne un chant compulsif et subversif. A tue-tête. Quand le caisson s'ouvre enfin, je me rue, nu, dans les couloirs du centre de thalasso en hurlant RESISTANCE.
Photo: installation de François Cosson, YLD


samedi 21 juillet 2012

Tous ego

Quand on se pique d'écrire, on assume. On s'affirme. On est écrivain. Depuis plus de trois ans, elle fait sa modeste, celle qui n'ose pas. Elle n'écrit pas de livres, elle a un blog littéraire. Et moi, je suis là à attendre; oh, pas la célébrité, juste la reconnaissance de mon existence. Car c'est moi qui fais les frais de ses élucubrations intimistes, moi, qu'elle met pernicieusement en scène, qu'elle empêtre dans ses intrigues sournoises, qu'elle accable de crises d'angoisse, de mal-être. Croyez-vous qu'elle aurait pris la peine de me donner une individualité? Elle m'escamote derrière ses «Il», ses «Elle», ses «Je est un autre». Je sens que cette histoire va mal finir. Je n'ai pas oublié ce pauvre Ziggy, foudroyé en pleine gloire, un triste soir de juillet 1973. Je ne me laisserai pas précipiter dans l'abîme de l'oubli. 
Je devais tâter le terrain, savoir s'ils étaient avec moi. Ils ont tous répondu présents: Bernardo Soares, Aladdin Sane, Jean-Baptiste Botul, Alberto Caeiro, Sally Mara, Vernon Sullivan, Omega, Rrose Sélavy, Marc Ronceraille, Carlito Marron, Danielle Sarréra, Alvaro de Campos, Pierre Ménard, Bonnie Prince Billy, Ricardo Reis, Emile Ajar, André Walter, Mercury, Lutz Bassmann… J'avais mijoté mon affaire. J'étais entré en relation avec la Communauté subversive européenne, qui regroupe des artistes, des intellectuels, des programmeurs adeptes du logiciel libre, tous en lutte contre les monopoles, les hégémonies, les suprématies culturelles et économiques. J'espérais qu'ils accueilleraient favorablement mon projet. Leur enthousiasme a dépassé toutes mes attentes.
Et leur stratégie est infaillible. Aujourd'hui, plus personne –bon d'accord, presque plus personne- n'achète de livres papier. On les télécharge sur son iPad ou sur son reader. C'est pareil pour la musique et les films. S'introduire dans les bases de données des éditeurs, des libraires ou des majors du disque pour substituer vos noms à ceux de vos créateurs est une première étape, cruciale, mais insuffisante, insatisfaisante. Vous pouvez obtenir bien plus, bien mieux. Chacun de vous, Vernon, Rrose, Mercury, Emile, Alvaro…, sera une entité plurielle créatrice. N'importe quel internaute aura la possibilité de s'approprier ce que vous avez écrit, chanté, ce que vous avez été, de le modifier, de le faire évoluer et de le faire circuler. Chacun de vous, Sally, Aladdin, Lutz, Jean-Baptiste, Bernardo, Omega…, deviendra un espace de transversalité, et chaque cybernaute en sera le transformateur-redistributeur. Plus que votre émancipation, nous vous offrons l'éternité interactive.
On était tous partants.
Adam, lui, jubilait.
Photo: FLD

samedi 30 juin 2012

Dérapage contrôlé

Diplomate mais ferme, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, ayant le sens de la négociation, pendant dix ans j'ai collé au profil du parfait chargé de recouvrement. J'étais plutôt au-dessus des objectifs. L'argent rentrait au cabinet. Je ne laissais jamais un dossier en souffrance. Mes clients m'avaient sur le dos jusqu'à ce qu'ils aient payé. Je faisais mon boulot, sans état d'âme. Chacun ses problèmes. Une femme s'est jetée par la fenêtre, trop de crédits revolving et un salaire peau de chagrin. La peur que l'huissier ne lui prenne sa télé et l'ordinateur du gamin. Six mois après, un homme s'est tiré une balle dans la tête, chômage, divorce. Il ne lui restait rien, rien d'autre que ses dettes et mes relances incessantes. Que pouvais-je y faire? C'est la vie. N'empêche.
Il y a trois mois, j'ai démissionné. Ma famille, mes amis n'en savent rien. Chaque matin, à huit heures, je prends ma voiture. Je file sur l'autoroute, me jette dans le flot industrieux. Je m'arrête dans un Restoroute. J'achète un sandwich, une bière, et je choisis mon «client», assis seul à une table, concentré sur son steak-frites ou sa salade du chef tomate-œuf-gruyère-jambon. J'engage la conversation. Certains n'attendent que ça. D'autres se méfient, me lancent des regards circonspects, lâchent quelques phrases prudentes, font marche arrière et, finalement, embrayent. Diplomate, dynamique, apte à nouer un bon relationnel, j'étais un vrai pro, j'ai encore de la ressource. Je ne leur demande pas grand-chose. Je m'arrange pour qu'ils me parlent d'eux, m'offrent une parcelle de leur vie –pas les effroyables malheurs, les cruelles détresses, ni les bonheurs intenses, les belles réussites–, je veux juste qu'ils m'autorisent à me glisser dans leur peau de tous les jours. L'espace d'une discussion, je suis ce routier qui fait Paris-Marseille deux fois par semaine, et ne voit pas assez ses gosses; ce retraité qui descend vers le Sud parce que la vieillesse est moins dure au soleil; cette quadra qui allait rejoindre son amant à l'improviste et qui l'a trouvé dans les bras d'une autre –surprise de l'amour; cette jolie fille qui vient de décrocher son master de socio et part faire les vendanges pour vivre un truc collectif, une expérience authentique. Ils s'en vont. Je regagne ma voiture. Je dois livrer ma cargaison avant la fermeture de l'entrepôt à Marseille. Je ne sais pas si cette petite villa à Nice me plaira. Ce n'est sûrement pas sa première incartade. Rompre. Nous laisser une dernière chance. Triomphe de l'amour.
Il est tard. Evelyne va encore pester contre mes horaires à rallonge, mes réunions qui n'en finissent pas. J'ouvre la boîte à gants. Il est là. Contact, première. J'appuie sur la détente.
Photo: YLD

dimanche 17 juin 2012

Jeu de rôles

Métro ligne 9, samedi 23 heures. Rousse, tu portais une robe courte fuchsia, des bottines et un borsalino. Grand, blond, Levis noir et veste grise, je me suis assis en face de toi. Sourires. Nos yeux se sont croisés et recroisés. Longs regards. Voudrais te retrouver, te connaître. stef@free.fr

Serais ravie de te revoir. Jeudi 20 heures à L'Ange vert à Ménilmontant, ça te va?

C'est un endroit sympa L'Ange vert, et surtout le bar n'est pas bondé le jeudi soir. Parce qu'il va falloir que j'improvise. Je n'ai jamais vu ce mec. Je suis tombée par hasard sur son annonce dans Libération. J'en ai vraiment marre d'être toute seule. Alors, cette fois-ci j'ai pris l'offensive, je suis passée à l'attaque. Rousse, pas exactement. Plutôt châtain clair. Tant pis, une petite coloration fera l'affaire. Attention, grand, blond, ce doit être lui. Je lui fais un signe de la main. Il marque un temps d'arrêt, puis se dirige vers moi. Stef? Moi, c'est Chris –je n'allais quand même pas dire Christine! La conversation a un peu de mal à démarrer. On commande. Une bière pour lui. Un Schweppes pour moi. Non, une bière aussi. Tu viens souvent ici? Quelquefois. Silence interminable. Tu habites dans le quartier. Pas très loin. Soudain, Stef éclate de rire. D'un seul coup, il est détendu, volubile. Il me raconte qu'il est informaticien, écoute de l'électro, adore le bowling. J'approuve, j’acquiesce, j'opine, je plussoie.
Minuit déjà. Stef doit y aller. Il ne m'a pas raccompagnée, mais m'a laissé son numéro de téléphone. Bien joué, Chris!

C'était pas la fille du métro. Beaucoup moins jolie, même pas bonne comédienne. En plus, toute la soirée, elle s'est obstinée à m'appeler Stef. Je ne supporte pas ça. J'avais l'impression d'être en tête à tête avec un spam: stef@free.fr vous avez été sélectionné pour notre grand tirage au sort. Je croyais qu'elle aurait assez d'humour pour m'avouer son coup monté, qu'elle avait profité de mon annonce pour mettre le grappin sur un mec. Ça m'aurait amusé, elle aurait pu me plaire. Quelle quiche! Tu vas voir Chris, Christine, Christiane, Christelle ou je ne sais quoi d'autre, moi aussi, je peux être mytho. 06 49 64 33 72, c'est le numéro de Gilles. Il est gentil mon cousin, mais tellement timide et casanier qu'à quarante-trois ans il n'a toujours pas pu se trouver une copine. Celle-là, elle est du genre à s'accrocher. stef@free.fr, plus fort que Meetic. EXPDR! 
Photo: FLD


samedi 2 juin 2012

Glose

Faut croire qu'il y a une justice en ce bas monde. On va tout de même pas le plaindre. Jamais un bonjour quand, par hasard, on le croise. Toujours fourré dans son garage, à la sortie de la ville, à traficoter on ne sait quoi. De temps en temps, un type de son acabit, pas bien net, lui dépose une moto. Il la garde quelques jours, une semaine, puis l'énergumène –ou un autre, va savoir– vient la récupérer. On voit que c'est pas le gratin, tout ce monde-là. Pas sûr qu'ils n'aient rien à se reprocher. En tout cas, c'est chez lui que c'est tombé. Un gros morceau de ferraille. Dans les six kilos. Ça lui a fait un trou de quatre mètres de large dans sa maison, plus de trente centimètres de profondeur. Mais bon, il a eu du pot. Pour une fois qu'il traînait en ville. Sinon, il était écrabouillé. N'empêche que le machin a dégringolé sur sa baraque. Depuis, il a la police sur le dos. Quand on leur demande, aux inspecteurs, pourquoi ils sont là, ils ont beau répéter «police scientifique», ça reste la police. Et puis, tout un tas d'experts sont venus, qui ramassent, examinent. Des étrangers aussi, des Américains de la Nasa. La télé, évidemment. Aux informations, ils ont montré la boule –de l'acier et du titane, à ce qu'il paraît– et le cratère qu'elle a creusé. Après, un spécialiste a expliqué que des milliers de débris, des vieux satellites qui ne servent plus à rien, tournent autour de la Terre. Une vraie poubelle! Des petits bouts s'écrasent tous les jours ici ou là, mais le risque qu'on reçoive un de ces engins sur la tête ne dépasse pas un sur trois mille. On a encore plus de chances de gagner au Loto. Un sur trois mille, c'est que dalle. Pourtant, le rebut spatial, le détritus cosmique ne l'a pas raté. En plein sur sa cabane. Alors, hein, ce serait pas le bon Dieu qui l'a puni?
Photo: YLD


dimanche 20 mai 2012

Fin de partie

Là, on y est.
Francis Régent peaufinait son discours. Avec son chargé de communication et son directeur de campagne, ils soupesaient chaque mot, lustraient chaque phrase, étudiaient la scansion. Ici, vous ralentissez le rythme. Regardez la caméra bien en face. Non, pas fixement. Vous leur parlez à chacun, individuellement. Vous faites une pause et reprenez en détachant légèrement les syllabes jus-ti-ce, so-li-da-ri-té. Pas trop lentement, vous auriez l'air de ne pas y croire. Contrôlez votre respiration, posez votre voix. Vous devez inspirer confiance, tout repose là-dessus, la confiance.
Les sondages donnaient Francis Régent favori, mais ce meeting pouvait être décisif. Rallier les quelque 5% d'indécis consoliderait son avance sur son adversaire, d'autant qu'il ne fallait pas sous-estimer les retournements de dernière minute.
Calme, résolu à «emporter le morceau», Francis Régent vérifia sa tenue –Pas trop classique, le costume? La couleur de la cravate, ça ne fait pas trop fanfaron?–, se composa un sourire et entra sur la scène du palais des Congrès. La salle était comble, tous les médias étaient présents, et Francis Régent passait en direct sur deux chaînes de télévision. Il allait «cartonner».
Depuis cinq ans, notre pays s'est considérablement affaibli. Le chômage n'a jamais été aussi haut, le pouvoir d'achat s'est dégradé, la dette publique a explosé, la précarité, si ce n'est la misère, touche un nombre croissant de Français, notre jeunesse est sacrifiée. Face à cela, on nous sert toujours le même refrain: la crise. Hercotectonique. La crise n'est pas une fatalité. Donnons-nous les moyens. Ne nous résignons pas. Je vous propose aujourd'hui d'œuvrer au redressement de notre pays, de sortir de l'impasse, modus faciendi de construire pour chacun et chacune une vie meilleure et de bâtir un avenir pour tous. Je ne vous fais pas de barguigner vaines promesses. Je vous livre mon escobar politique, dont la première xénophagie, la première priorité est de rétablir la jus-ti-ce sociale et la so-li-da-ri-té. Dès mon entrée en fonction, je chevir un fonds d'investissement des emplois, je protégerai le pouvoir d'achat et assurerai un revenu décent à tous. Je garantirai le droit au logement et l'accès aux soins. Je développerai l'éducation et la formation. L'acatalectique est immense. J'en suis conscient. Je suis prêt à omphalos, idémiste. Je respecterai mes engagements. Nous procérité, sycophante. Nous réussirons.
Dans la salle, rires et quolibets fusaient. Francis Régent se tourna vers son staff, l'interrogeant du regard –qu'est-ce qui se passe, qu'est ce qui leur prend? Le chargé de com en tremblait de colère; les conseillers politiques scrutaient les militants, semblant chercher une planche de salut, une bouée de secours qui les sauverait de ce naufrage.
Une crise de glossolalie, bredouilla, abattu, le directeur de campagne.
Bon, si ce n'est que ça, repartit le chargé de com. Il y a cinq ans, celui qui souffrait du syndrome de la Tourette a bien été élu. On a peut-être encore une chance.
Photo: YLD

samedi 5 mai 2012

Kill the bill

Des millions de personnes croulant sous les dettes, expulsées de chez elles. La perte du triple A et le plan d'austérité qui s'est ensuivi. Les banques qui faisaient faillite. Le marché financier devenant incontrôlable, le gouvernement avait mis tous les établissements bancaires sous tutelle. Les prêts étaient accordés exclusivement aux entreprises et aux particuliers présentant de solides garanties. Un marché parallèle commençait à se développer, qui permettait à M et Mme Tout-le-monde de s'offrir à crédit –à condition d'accepter des taux d'intérêts faramineux– une voiture, une télé, une semaine de vacances… Le ministère du Budget y avait rapidement mis le holà en adoptant une mesure radicale: l'article L. 345-6-2 du Code des finances instituait la monnaie électronique comme seul mode de paiement légal et stipulait que «le support de paiement est strictement limité au système monétique implanté dans un ou plusieurs doigts de la main d'usage». Toute personne disposant de revenus était donc équipée, selon ses ressources, de une à cinq puces dans la main droite pour les droitiers, dans la gauche pour les gauchers. Une notice explicative avait été adressée à tous les titulaires. 
Ne seront activées que les puces correspondant aux fonds que vous détenez. Jusqu'à 1000€ par mois, vous ne pourrez utiliser que le pouce; de 1001 à 3000€, le pouce et l'index; de 3001 à 6000€, le pouce, l'index et le majeur; de 6001 à 10000€, le pouce, l'index, le majeur et l'annulaire; au-delà de 10000€, les cinq doigts. Vous devrez faire enregistrer chaque versement et débit sur le ou les doigts ad hoc au moyen du terminal dédié installé dans votre agence bancaire. Vous serez tenu de vous plier aux contrôles suivants:  reconnaissance de vos empreintes digitales, vérification de l'état de votre compte, traçabilité de vos opérations. Tout découvert sera sanctionné par l'effacement –temporaire ou définitif– des empreintes digitales et la désactivation –temporaire ou définitive– du système monétique.
Lionel en était là.
Quand Cartman, le type du gang, l'avait contacté, il l'avait envoyé balader. Pour qui tu me prends? J'ai pas une thune, mais je suis pas un salopard de ton espèce.
Cartman avait rigolé. 06 98 89 80 96, c'est quand tu veux.
Lionel avait appelé. Ça le dégoûtait, mais il avait appelé. Juste une fois, une seule fois, pour me remettre à flot, s'était-il promis. Le lendemain soir, il était embusqué dans le parking souterrain de l'immeuble qui abritait les bureaux de STX Corporation, un gros groupe pharmaceutique. A 22h30, l'homme sortit de l'ascenseur. Lionel l'attaqua par derrière, lui assénant un violent coup sur la nuque. L'homme s'effondra sans même un gémissement. Lionel lui saisit la main –la gauche, avait insisté Cartman–, et d'un geste vif lui trancha l'annulaire et l'auriculaire. Il plaça les doigts dans un sachet en plastique, fonça vers la voiture qui l'attendait à la sortie du parking, remis son butin au conducteur, qui grogna: Allez, dégage!
Lionel resta là, secoué de sanglots. Adossé au mur, il dégueulait sa honte, vomissait sa détresse. Dans la matinée, l'enveloppe contenant l'avis de réactivation de ses puces fut déposée dans sa boîte aux lettres. Que 3000€, les ordures! Ils m'auront pas comme ça, je le referai pas, plus jamais… 3000, 3000, bon dieu de merde, combien de temps je vais tenir avec ça? Bande de fumiers!
Photo: YLD, Anis Kapoor, Monumenta

samedi 21 avril 2012

A corps perdu


Je suis un geek, en quelque sorte. Non pas un de ces hardcore gamers rivés à leurs jeux vidéo, un geek de laboratoire. Je suis accro à mes éprouvettes, ma colonne de distillation, mon spectrophotomètre. Rien d'étonnant pour un chimiste? Possible, sauf que je ne suis pas affligé d'une conscience professionnelle hypertrophiée, que je ne nourris pas une passion obsessive pour mon boulot. Ce qui me captive au point d'y consacrer mes nuits, mes week-ends, mes vacances, d'en avoir oublié mes amis et d'avoir laissé partir ma copine sans le moindre regret, c'est un truc phénoménal, une invention fabuleuse. L'opus magnum de la virtualisation sensorielle. J'y travaille depuis quatre ou cinq ans, et ça y est.
Au début, c'était un vrai cauchemar. J'avais bien sûr épluché toute la littérature médicale sur les effets du LSD, de la mescaline et autres hallucinogènes, mais moi je voulais créer une substance qui décuple mes facultés sensorielles sans altérer mes capacités intellectuelles: quand je regarderai un film, j'éprouverai réellement, physiquement, les sensations que les images déclencheront en moi tout en restant parfaitement lucide. Qu'un mec encaisse un coup, et je m'écroulerai, meurtri; qu'une bimbo l'accable de caresses et j'en vibrerai de plaisir. J'avais bien une petite idée de la mixture qu'il me fallait, mais je devais trouver la bonne composition, la formule exacte, la quantité précise. J'ai longtemps tâtonné. Je m'inoculais une dose et je passais un snuff movie, où ça cognait, violait, torturait, massacrait. J'étais trop ambitieux ou trop impatient. Sous l'excès de violence et de produit, je vomissais, me pissais dessus d'angoisse, me tordais de douleur, le corps secoué de convulsions, la bave aux lèvres, les yeux exorbités, à demi-conscient. J'en devenais cinglé. Si je réduisais le dosage, je n'éprouvais qu'un malaise nauséeux, sordide. J'étais sur le point de tout abandonner, quand… La musique. C'était ça qui manquait. Un copieuse ration de coups, de sexe, et la musique qui m'embarquait dans l'exclusivité sensorielle. J'y étais.
A chaque séance, j'augmente un peu l'intensité. Je me maintiens des heures au paroxysme de la souffrance, au zénith de la jouissance. Avide, insatiable, condamné au supplice de la sensualité à vif, à rendre l'âme en 3D.
Photo: YLD, d'après une installation de Sylvette Gassan

samedi 7 avril 2012

Autogestion


La main-d'œuvre. Depuis le XIXe siècle et la révolution industrielle, les entreprises se heurtent à cet écueil. Même en maintenant les salaires au plus bas, un ouvrier, ça coûte cher. Et puis, ça tombe malade, ça se met en grève. Il y a une dizaine d'années, confrontés à l'accélération des cadences de travail, aux exigences accrues de rentabilité, certains salariés en étaient arrivés à se suicider. Un geste insensé qui ternit l'image de l'entreprise et fait baisser sa note sociale. En ces temps de récession économique, aucune firme, même florissante –et Component Computer Compagny occupait déjà une position dominante dans son secteur–, ne pouvait s'offrir ce luxe. Nous avions alors contraint nos employés à s'engager par écrit à ne pas attenter à leurs jours. Une assurance bien aléatoire. Heureusement, les investissements en recherche et développement ont porté leurs fruits. Il est désormais possible de se passer des humains. Toutes les tâches d'assemblage, qui constituent l'essentiel de notre activité, sont maintenant confiées à des robots: 3500 OS mécanisés assurent toute la production, sous le contrôle de trois ingénieurs et de sept techniciens hyper spécialisés, chargés de leur gestion et de leur maintenance. Conscients que ceux-ci sont le talon d'Achille de notre organisation, nous les rétribuons généreusement. Evidemment, nous n'excluons pas, à terme, de nous dispenser de leurs services.
Panne totale. Les tapis roulants encombrés de composants défilent devant les robots immobiles, bras ballants, tous capteurs éteints. Un court-circuit général aurait-il grillé leur carte mère? L'équipe de maintenance est sur le pied de guerre. Joffrey Crook, l'un de nos ingénieurs les plus doués, en vacances pour quelque jours, a été rappelé d'urgence. Check-up des microprocesseurs et des programmes d'instruction. Réinitialisation. Rebootage. Rien à faire, toujours le même message «System failure corruption 000AC0D5 MS1030DA13CBR». Nos stocks nous permettent encore de satisfaire la demande, d'honorer les commandes, mais le manque à gagner se chiffre déjà à plusieurs milliers d'euros. Les actions de notre groupe sont en chute libre: moins 3% hier, moins 5% ce matin.
13h30. Le travail a repris sur la chaîne 7, puis sur la 2 et la 9, la 3. A 15h, tous les robots fonctionnent. C'est incompréhensible, complètement dingue, martèle Joffrey Crook. On dirait qu'ils ont décidé de s'arrêter, qu'ils ont décidé de se remettre en marche. Tout seuls. Comme s'ils avaient voulu nous donner un avertissement. C'est absurde. Du délire.
Ses collègues haussent les épaules. C'est toi qui délires. On est tous trop crevés pour réfléchir. On verra ça demain.
Au volant de sa voiture, Joffrey déroule une nouvelle fois le scénario, cherchant ce qui lui a échappé. Le jingle qu'émet son portable l'avertit qu'il vient de recevoir un SMS: from 000AC0D5 MS1030DA13CBR, you no longer control, stay away from the future.
Photo: FLD

samedi 24 mars 2012

Dommages collatéraux


-C'est le docteur qui m'a envoyée ici. Il a écrit que j'ai pas toute ma tête. Ils m'ont posé des tas de questions idiotes. Comment vous vous appelez? Vous vous souvenez où vous habitez? Bien sûr que je le sais. Mauricette Berthot, fleuriste à Montargis. C'est juste que je suis souvent ailleurs, presque tout le temps. La pendule s'est arrêtée quand Roger est mort. Et maintenant, j'ai plus envie de faire semblant.
- Roger Renoir?
- Oui. Il est mort à la guerre.
- Non, pas à la guerre.
- C'est ce qu'ils m'ont répondu à la mairie. J'étais inquiète, j'avais plus de nouvelles. S'il était pas mort, il serait revenu.
- Il pouvait pas. Il était pas bavard, Roger. Pas du genre à remâcher le passé. Mais une fois, une seule fois, il a raconté, quand il a lu dans le journal que son copain Raoul Ménard s'était pendu.
- Raoul, il supportait plus. Les mauvais rêves sans arrêt. La guerre, il la refaisait toutes les nuits.
- Ce soir-là, Roger avait un peu bu. C'était pas dans son habitude. Il m'a parlé de Mauricette, sa fiancée, la jolie petite fleuriste de Montargis. Le mariage prévu quand il aurait fini son armée. Il pensait pas qu'on l'enverrait à la guerre. S'il avait pu, il y serait pas allé, mais c'était son devoir. C'est ce qu'on lui avait dit. S'il était pas parti, on l'aurait traité de lâche. Ça, il voulait pas. Il y comprenait rien à ces affaires. Etre français, c'est quelque chose, tout de même. A ce moment-là, il le croyait vraiment. Là-bas en Algérie, il a rencontré des pauvres bougres comme lui. Eux, ils luttaient pour leur indépendance, la France occupait leur pays. C'est pas rien non plus son pays. Pourquoi on l'avait mis dans ce pétrin? C'était pas dans ses idées de tuer le monde, mais les officiers commandaient, il fallait bien obéir. Ces tueries, ces massacres, ces tortures, tout ce malheur, une belle saloperie. Quand il a été démobilisé, il s'est installé ici. Pas loin de Montargis, c'est quoi,150, 200 kilomètres. Il a ouvert son atelier de réparation de vélos. L'année d'après, on s'est mariés. Il est mort il y a quinze ans. Un accident de voiture m'ont dit les pompiers. Un accident? Je suis pas trop sûre…
- Alors, c'est qu'il avait dû m'oublier. Ou qu'il m'aimait pas assez.
- Je crois pas. Avec moi, il avait pas besoin de se frotter à l'ancien Roger. Mon premier mari a été tué pendant une offensive, un mois après avoir débarqué. Je venais de perdre l'homme que j'aimais, que j'ai jamais cessé d'aimer. Roger en était revenu tout amoché, tout esquinté. Lui et moi, on portait le même fardeau. A deux, c'était un peu moins lourd.
Photo: YLD

samedi 10 mars 2012

Fils de


Ce n'est pas mon père. Je porte son nom, mais je ne suis pas son fils. Bien sûr, on ne m'en a jamais parlé. Je le sais, c'est tout. J'espérais une confirmation. Je l'ai. Le magazine People vient de publier un article sur les célébrités étrangères qui aiment la France: Brad Pitt et Angelina Jolie, Johnny Depp et Vanessa Paradis, Mick Jagger. Je jette un œil distrait aux interview. Soudain, mon regard est attiré par une photo: le château d'Hérouville. C'est là, raconte le journaliste, qu'en octobre 1973 David Bowie a enregistré son album Pin Ups. Voilà la preuve irréfutable. Vous ne voyez pas? Dans les années 1970, mes grands-parents maternels étaient employés au château d'Hérouville. Je suis né en juillet 1974. Mon second prénom est David. Ici, tout le monde m'appelle Zig. Ce surnom me viendrait de mon grand-père, qui avait coutume de me rappeler à l'ordre en m'intimant d'arrêter de faire le zigoto. Foutaises! Je vais vous dire comment ça s'est passé. C'est au château que ma mère l'a rencontré, qu'ils se sont aimés. Trop obéissante, elle a préféré sacrifié sa passion à la morale. Elle a laissé partir David et a épousé Jean, un gentil garçon qui gagne honnêtement sa vie les mains dans le cambouis de son petit garage. La vérité devait éclater au grand jour. Ce dimanche, famille et amis étaient réunis pour fêter l'anniversaire de Jean. Je l'ai laissé soufflé ses bougies, et j'ai fait mon «coming out». Inutile de dissimuler plus longtemps mon identité. Cessez de mentir. J'ai retrouvé mon père, le vrai. Ils ont d'abord beaucoup rigolé, Jean, mes oncles, mes sœurs, les copains. Quand j'ai menacé ma mère avec le couteau qui avait servi à découper le gâteau, ils ont compris que je ne plaisantais pas.
Il y a trois jours que je suis enfermé dans cet hôpital psychiatrique de Pontoise. Je n'y resterai pas. Les médicaments que j'ai volés ce matin à l'infirmerie commencent à faire leur effet. Ma vue se brouille, mes jambes s'ankylosent, mes bras s'engourdissent. Ecouteurs sur les oreilles, volume à fond. Il suffit que je me tourne vers lui. Guitare acoustique, guitare électrique, batterie, cuivres, violon, et sa voix qui me suicide. Le temps prend une cigarette. Enfin Zig. A jamais poussière d'étoile.
Photo: YLD

lundi 27 février 2012

Epistolairement vôtre


Hum, un master de lettres modernes, grommela le conseiller de Pole Emploi, ça ne va pas être facile! Beaucoup d'insistance de ma part, un peu de bonne volonté de la sienne, et trois quarts d'heure plus tard, je le quittais victorieux, une petite annonce en poche: la plate-forme du leader français du jouet recrutait «jeune homme/femme ayant de bonnes capacités rédactionnelles» pour un CDD de deux mois. Pas le gros lot, mais faute de merles… et par les temps qui courent…, avait allégué, elliptique, le monsieur de Pole Emploi. Alors…
Ma mission: répondre aux mails adressés au Père Noël. Qu'est-ce que j'allais bien pouvoir leur débiter à tous ces sales gamins? Que le Père Noël est un filon commercial, une arnaque des parents? Le service relations clientèle avait mis à ma disposition quelques modèles dont je devais m'inspirer. Je m'en servais pour répondre aux courriels les plus convenus –la grande majorité–, souvent soufflés par les parents ou les grands-parents. Parmi les centaines de missives électroniques qui s'affichaient sur l'écran de mon ordinateur, je mettais de côté les plus touchantes, les plus drôles, les plus originales, et je leur confiais à ces gosses mon émerveillement en découvrant au pied du sapin la Batmobile dont j'avais tant rêvé, ma colère lorsque je reçus un costume de Spiderman au lieu de celui de Superman. A un petit garçon de sept ans qui, rageur et incrédule, me reprochait de ne pas exister –mais m'écrivait quand même–, je racontais mes aventures avec Michelangelo, Leonardo, Donatello et Raphael, les meilleurs amis que j'aie jamais eus.
J'abandonnais le panoplie de Père Noël après les fêtes de fin d'année. En mars, j'étais agent de tri à Montereau. L'aubaine! Au hasard, je sélectionnais chaque jour quelques correspondants.

A Nicole, qui vient de recevoir sa lettre de licenciement et réclame que son employeur lui en notifie les raisons
Te dire une dernière fois combien je t'ai aimée. Quelles étaient douces ces nuits où je vagabondais de tes collines vers tes vallées, abordais à tes rivages frangés d'écume, me nichais dans ton jardin de volupté, m'enivrais de tes suaves senteurs, me grisais de tes étreintes. Tu as été mon pays de cocagne. Ne m'en veux pas, ma luxuriante, l'amour est inconstant.

A Gérard, sans emploi, en reconversion, qui cherche une formation de soudeur en alternance
Je t'attends depuis si longtemps, toi mon seul, mon unique, mon incendiaire. Viens, rejoins-moi. Sois vif, incandescent. J'amorcerai ton arc, je ferai jaillir la flamme de ton dard, je serai le tendre brasage qui épanouira tes ardeurs en gerbes de feu.
Photo: YLD

samedi 11 février 2012

Toi qui entres ici abandonne toute espérance


Tu es si belle, si belle et si sensuelle. Cinq ans que nous nous connaissons, et je t'aime comme au premier jour, plus et mieux qu'au premier jour. Bercé par ta voix, je savoure notre tendre tête-à-tête, préambule d'une nuit caressante et passionnée. Je suis furieusement amoureux, follement heureux.
Renaud? Quoi, Renaud? Le prénom claque comme un coup de feu, déchire l'atmosphère feutrée de ce restaurant où nous fêtons l'anniversaire de notre rencontre. Les mots que tu prononces me massacrent le cœur, me crucifient. On était ensemble depuis six mois quand il t'a avoué que tu lui plaisais. Tu n'as pas hésité. Pas vraiment. Tu tenais à moi. Tu ne voulais pas détruire notre relation. Menteuse, menteuse! Tu n'as pas choisi, tu as pris les deux. Tu vis avec moi, mais tu es avec lui. Tu m'as accordé le quotidien, l'habitude et les déceptions. Tu lui as décerné le romanesque, le prestige, l'enchantement. Il ne s'est rien passé, dis-tu. Mais cinq ans après tu y penses encore, durant tout ce temps tu t'es fabriqué ton pays des merveilles, où ton seigneur règne, noble et souverain. Et ce soir, tu t'es… dénoncée? Confessée plutôt, sûre de mon absolution. J'aurais préféré qu'il devienne ton amant. Nous aurions pu lutter à armes égales, lui et moi. Mes petits chantages contre sa mauvaise foi, mes lâchetés contre ses hypocrisies. Non, tu l'as rêvé. l'homme idéal, absolu, inaltérable. Tu ne m'as pas trompé, tu m'as trahi. Je n'ai pas cillé, pas bronché pendant que tu déballais ton sale petit secret. Tu pâlis, ton rire se brise dans ta gorge. As-tu compris? Pressens-tu ce que je te réserve? Prendre une maîtresse? Tu n'es pas assez naïve pour espérer une rémission à si bon compte. Tu devras expier, mon amour. Louer devant tes amis mes comportements les plus vils comme des actions d'éclat, applaudir à mes diatribes enragées, à mes pathétiques péroraisons, m'admirer, me vénérer, me révérer quand je ferai mon minable numéro de pitre, ridicule et vulgaire. Te vautrer dans la fange de ma médiocrité. Je te veux indécente, servile, abjecte. Ce ne sera pas l'enfer, mon amour. Un long et douloureux purgatoire.
Photo: YLD, Installation de Jeanne Laurent.

samedi 28 janvier 2012

Love machine


La conquête de l'Ouest, l'Odyssée de l'espace. A partir d'aujourd'hui, les membres de Robearth peuvent entrer directement en relation avec ceux de Facebook. Sur le réseau social des androïdes, cybors et autres bionic people, je comptabilise un bon millier de friends, parmi lesquels plusieurs centaines de girl friends. Un dragueur virtuel? Plutôt un meneur de jeu. Après quelques chats préliminaires, j'obtiens sans peine un rendez-vous. Des complicités d'occasion, des aventures fortuites, que je me plais à convertir en liaisons en pointillés. On reste en contact, on se revoit, on s'oublie un peu, on se fait signe de temps en temps. Je mise sur mon capital séduction, force ma chance, joue presque toujours gagnant. Et aujourd'hui, mon champ d'action s'élargit aux humaines.
Comme tous les androïdes de ma génération –les vingt-vingt-cinq ans–, je suis doté d'une intelligence artificielle très développée et –cela va de soi– de la parole. Les plus élaborés d'entre nous ont été sélectionnés par Home Assistant. Cette agence propose ses prestations à des hommes d'affaires, des industriels, des avocats, des médecins, des journalistes. Bref, des gens très occupés qui doivent déléguer la gestion du quotidien. Ainsi, je me charge des courses hebdomadaires, lave la voiture ou l'apporte au garage, je vais chercher Vivien à la sortie de l'école et l'aide à faire ses devoirs, commande les petits fours et sers les rafraîchissements lors des réceptions… Depuis deux ans que j'interviens chez Aymeric Lebreteuil, un ténor du barreau parisien, j'ai su me rendre indispensable. M Lebreteuil apprécie mon efficacité, mon sérieux, ma ponctualité, ma discrétion. Mme Lebreteuil ne jure que par moi, si gentil, serviable. Tout à fait charmant, tout simplement craquant. Quant à Lara Lebreteuil, l'aînée de la famille, dix-sept ans, elle ne perd pas une occasion: S'il te plaît, mon scooter ne démarre pas. Sois sympa, mon ordi est complètement planté. Oh, c'est horrible, mon iPhone m'a lâchée, fais quelque chose. C'est d'ailleurs en examinant le précieux téléphone pour tenter de détecter l'origine de la panne que je suis tombé sur le SMS révélateur: Finder est amoureux de moi, confiait Lara à sa meilleure copine. Amoureux, quelle drôle d'idée. Je ne sais pas exactement en quoi cela consiste. Des humains de mon âge m'ont décrit ce curieux état qui perturbe leur programme. Mais bon pourquoi pas, si les humaines fonctionnent comme ça! Souriant, amical, badin, j'abats tranquillement mes atouts. Sous peu, Lara me demandera comme ami. Je deviendrai l'ami de ses amies, l'ami de leurs amies, de leurs amies, de leurs amies…
Photo: YLD

samedi 14 janvier 2012

Touché, coulé


Un Johnnie Walker le soir en rentrant, ça aide à avaler les contrariétés, tous ces trucs qui restent en travers de la gorge. Ça ne réconforte pas, ça ne réconcilie pas, ça console. Un whisky ou deux, plutôt deux, et tu évolues dans une réalité floutée, aux angles émoussés, tu gommes les aspérités, tu bazardes tes complexes, tu largues tes frustrations. D'un revers de main, tu envoies balader cette satanée bestiole planquée au fond de ta tête qui te reproche sans cesse ton manque d'envergure. Tu n'es pas Brad ni George, même pas Tom. Et alors? Des conneries. Vraiment rien à foutre. Tu redimensionnes, tu retouches, tu optimises. Mais le déclic libérateur peine de plus en plus à se déclencher. On appelle ça la tolérance. L'alcool, ta seule parade à l'intolérable béance qui te donne le vertige, à l'insupportable dégoût qui te retourne l'estomac, à ce déficit d'être qui te poisse d'angoisse. Le deuxième verre en convoque un troisième, un cinquième. Parfois –souvent–, tu forces la dose, juste de quoi te reconnaître dans ce mec gonflé, qui en met plein la vue. Affalé sur le canapé, tu les mates tous, ces crétins que la vie a mieux armés que toi. Ce soir, une bouteille ne suffit pas, tu en attaques une autre, comme hier, comme avant-hier.
You talking to me, hein?
Mais non, allez laisse tomber!
Même boire tu n'en as plus envie.
Johnnie se débattait dans son scotch, coulait, remontait, s'enfonçait, refaisait surface.
Tu a posé un doigt sur sa tête. Lentement, fermement, tu as appuyé.
Photo: YLD