samedi 20 février 2010

Antagonistes


Depuis qu'il est parti, elle n'est plus là. Elle vit au rythme de l'absence, s'est cloîtrée en elle pour tenter de le rejoindre, s'est enchaînée à son malheur. Elle parvient à recomposer les lignes de son visage, à entretenir la chaleur de son regard, mais le velouté de sa voix, le grain de sa peau lui échappent. Son bel amant, son doux amour s'est désincarné, et son corps à elle en souffre, réclame son dû. A bout de forces, pour ne pas le haïr de l'avoir abandonnée, elle s'enfuit. Huit mois en Patagonie, six mois en Arctique. Des milliers de kilomètres… autour de cet abîme où il gît. Absurde pérégrination dans les contrées stériles de sa détresse. Elle rentre, reprend son travail, revoit ses amis. En permanence, elle plante sur son visage son sourire de Cheshire comme une barrière de sécurité: au-delà de cette limite, toute idylle, tout élan de tendresse sont formellement interdits.
«Ecole d'art recherche modèles.» La petite annonce est parue depuis une semaine. Elle l'a lue et relue. Modèle, elle, avec son physique de brindille, sa silhouette gracile, sans courbes généreuses? Elle qui a embastillé ses désirs, muselé sa sensualité, va exposer sa nudité aux regards d'inconnus, tous sans doute bien plus jeunes qu'elle. Il fait frais dans la pièce. Elle prend la pose, réduit son champ de vision à la barrette qui émerge d'une chevelure à quelques mètres d'elle, s'agrippe à cette exigence: rester immobile durant vingt minutes. Ne pas bouger, s'oublier. Son bras s'engourdit, son dos se raidit, une crampe crispe les muscles de sa jambe droite; elle accueille avec gratitude cette douleur qui, pour la première fois depuis qu'il a déserté, prend le relais. Elle revient chaque semaine, pendant trois mois. Familiarisée, elle regarde maintenant les étudiants chercher dans le marbre ou le calcaire le galbe de ses seins, la courbure de ses fesses. Au fil des séances, ses Pygmalion s'approprient la matière, extraient son image du minéral. Elle se remodèle de l'intérieur, devient l'écrin de chair qui renferme la parcelle de lui cristallisée en elle, ultime tentative de résoudre cette contradiction absolue: être mort.
Photo YLD

samedi 6 février 2010

Wannabe


–Demain, oui, sans faute.
Plus moyen de reculer. Romain Chatel, réalisateur très en vogue, l'avait appelé, il y avait deux mois déjà, pour lui commander le scénario de son deuxième long métrage. Il ne pouvait pas rater ça. Ces derniers temps, il était un peu sur la touche; encore quelques mois sans bosser, et il n'existerait plus. Il lui restait la nuit pour pondre un scénar qui tienne la route. «Une vraie histoire, un truc nouveau, quoi!», avait insisté Romain. Seulement lui, il n'avait rien à dire de nouveau; en fait, il n'avait plus rien à dire du tout. Il n'y arrivait plus. Le hic, c'était qu'il avait dépensé l'avance que lui avait consentie Romain. Alors, du nouveau, il allait bien falloir en trouver…
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Et puis? Tant pis pour l'incipit, passons à l'intrigue.
J'avais beau tirer sur l'ouverture du sac plastique: elle arrivait à peine au cou de Jojo, et la tête restait en dehors. L'autre méthode aurait consisté à commencer par la tête,mais cela ne résolvait pas mon problème, car alors c'étaient les pieds qui restaient dehors. La solution aurait été de lui faire plier les genoux, mais bien que j'aie essayé de l'y aider à coups de pieds, les jambes raidies résistaient, et quand à la fin j'y suis parvenu, jambes et sacs se sont pliés ensemble, et il était encore plus difficile à transporter ainsi et la tête ressortait encore plus qu'avant.
Que faire maintenant? Je pourrais évidemment appeler la police, les pompiers, avec ce téléphone, là, mais comment expliquer, comment justifier le fait que… en somme, qu'est-ce que je fais ici, moi qui n'ai rien à y faire?
Pelotonné entre les marches de l'estrade et les poteaux de soutien du hangar, se tenait un homme barbu, vêtu d'une grossière veste à rayures trempée de pluie. Il me regardait de ses yeux clairs.
–Je me suis évadé, dit-il. Ne me livrez pas.
Il s'approche de moi, glisse entre ses dents «Zénon d'Elée». On m'a donné à la police? C'est un policier qui travaille pour notre organisation.
–On a tué Jan. Va-t'en. Tu prendras le rapide de onze heures.
–Mais il ne s'arrête pas ici.
–Il s'arrêtera. Sur le quai 6. A la hauteur des marchandises. Tu as trois minutes. File, sinon je devrai t'arrêter.
L'Organisation est puissante.
Nouveaux dans l'Organisation, ils ne pouvaient pas m'avoir connu personnellement et ne savaient de moi que les ragots mis en circulation après mon expulsion: agent double, triple, ou quadruple, au service de Dieu sait qui et de Dieu sait quoi.
Entrer en rapport avec eux ne sera pas chose facile, continuent les fonctionnaires de la section D. Il faudra faire attention à ne pas commettre d'erreur, ne pas se laisser mettre hors-jeu. Nous avons pensé à toi pour gagner la confiance des nouveaux. Tu as montré que tu savais t'y prendre durant la phase de liquidation, et tu es de nous tous le moins compromis avec l'ancienne administration. C'est toi qui iras les voir, leur expliquer ce qu'est la Section, et comment ils peuvent l'utiliser pour des tâches indispensables, qui n'attendent pas… Tu verras bien comment présenter les choses sous le meilleur jour…
–C'est bon, j'y vais, je pars à leur rencontre.
Je me glisse dans l'ombre, je fouille dans les poches, dans la serviette de Valerian. Je trouve la feuille pliée en quatre où mon nom a été écrit à la plume d'acier, sous la formule, signée et contresignée, d'une condamnation à mort pour trahison, avec tous les timbres réglementaires.
Renoncer aux choses est moins difficile qu'on ne croit: le tout est de commencer. Une fois qu'on est arrivé à faire abstraction de quelque chose qu'on croyait essentiel, on s'aperçoit qu'on peut se passer aussi d'autre chose, et puis encore de beaucoup d'autres.
Romain Chatel avait été emballé, surtout quand son film avait cartonné au box office; 7 millions d'entrées. Certains critiques n'avaient pas manqué de pointer les curieuses similitudes avec un fameux ouvrage d'Italo Calvino, reproche qui fut balayé d'un malhonnête «J'en suis flatté». Ce n'était pas le moment de flancher. On lui avait laissé entendre que Chris Robin, la valeur montante du septième art US, pensait à lui pour son prochain blockbuster. Romain Chatel le voulait pour la superproduction qu'il comptait présenter à Cannes. Finalement, il s'en était bien tiré. Assis devant son ordinateur, il laissa errer son regard sur les étagères de la bibliothèque, puis pianota sur son clavier:
Furieusement, dit-il, à brûle-pourpoint. Il faut que j'épouse Albertine.
Photo YLD