dimanche 22 février 2015

A peine

Une poupée de porcelaine abandonnée dans une vitrine, pensait-elle chaque fois qu'elle surprenait son reflet dans le grand miroir qui dupliquait la salle du café. Teint laiteux piqueté de taches de rousseur, yeux myosotis, cheveux blonds relevés en chignon. Sage demoiselle en robe Liberty-col claudine. Tous les samedis soir, elle se mêlait à la bande, ou plutôt s'y adjoignait, obéissant docilement à l'injonction de Richard de l’y retrouver à neuf heures. Richard lui signifiait d'un geste hâtif –comme on jette un manteau sur une chaise– de s'asseoir à ses côtés, puis l'oubliait. Elle restait silencieuse, se croyant trop ignorante pour participer aux débats philosophiques ou aux discutions politiques qui enflammaient les autres. Et puis, Richard n’aimait pas les filles-à-idées, qui «cassent le charme». De toute façon, ça ne l’intéressait pas vraiment. Servitude volontaire, autodétermination, action spontanée des masses. Elle ne voyait rien de la vie là-dedans. Richard était le plus véhément. Il s'emportait, raillait, provoquait, ferraillait, jurait. Il discutait, sollicitait Gramsci, Nietzsche, convoquait Toni Negri, Rosa Luxemburg, parlait, parlait, parlait. Ses sempiternels discours légitimaient son inertie sentimentale. Elle ne se sentait pas de taille à refaire le monde, mais avec Richard à ses côtés elle aurait la force de construire sa vie, de leur fabriquer du bonheur à tous les deux, de colmater leur amour lorsque la fatigue, la lassitude le fissureraient. Et ça, elle voulait le dire, saurait le défendre. Richard lui avait concédé le sourire indulgent que l’on adresse à une enfant qui a interrompu une conversation entre adultes. Est-ce alors qu’elle avait commencé à y penser? Au printemps prochain –elle se donnait encore une année–, elle leur annoncerait son départ pour… Elle hésitait encore, peut-être oserait-elle Paris.
Ici, l'étroitesse des perspectives enkylose.  A vingt ans, on a le verbe haut et le pas pesant déjà. On traverse la vie à l'allure régulière et pataude de l'habitude. On se laisse glisser vers la maturité engourdie. L’imagination engoncée, le rire maussade, on pourrit sur pied.
Presque des gamins,  la vingtaine présomptueuse. Ils se réunissent le samedi soir au café. Elle s'assied un peu à l'écart, invisible et attentive. Dans le tumulte de la conversation, une voix s'élève, s'impose, péremptoire, ironique, querelleuse. Répartition des richesses, lutte contre l’austérité, le peuple souverain. Stéphane Hessel,  Podemos.
Il y a bien longtemps que Richard a renoncé à ses idées généreuses pour le billard. L'air vicié de l'ennui a flétri son idéal, il vire réac. 
Elle détourne son regard du miroir, qui lui reproche son visage triste et défraîchi. A quarante-cinq ans, on peut…toujours, on peut… quand même. Indignons-nous, réveillons-nous, c’est l’heure, exhorte la voix. 
Elle feint d'avoir encore le temps.
Photo: YLD, sculpture Paul Belmondo