Un fils de rien, comme celui-là, avait raillé l'homme en pointant son doigt vers moi. Elle avait haussé les épaules, indifférente, puisque, de toute façon, il l'avait bannie.
A seize ans, ma mère, fille d'un gros propriétaire terrien beauceron, s'était enfuie avec celui qui allait devenir mon père, un journalier venu faire la moisson l'été précédent. Ses parents la destinaient à un voisin, célibataire endurci d'une quarantaine d'années qui avait du bien. La timide et obéissante Mado s'était révélée une amoureuse impétueuse. Livrée aux premiers tourments des sens, elle avait décliné l'honnête mariage, le confort de la grande maison, la compagnie paterne que lui offrait le quadragénaire. Elle ne regrettait pas sa décision, affirmait-elle. Malgré l'argent qui manquait souvent, les quatre enfants à nourrir, et le cinquième qui serait bientôt là. Bien sûr, à seize ans, elle n'imaginait pas cette existence de privations, elle n'aurait pu concevoir que son amour s'userait de s'être trop longtemps frotté aux aspérités du quotidien, que son homme ne la regarderait plus que comme un vieux camarade de lutte. Elle ne connaissait pas la vie, alors. Son horizon se bornait aux bras de son amant. L'avenir avait la saveur des baisers dont il la couvrait et la splendeur de leurs étreintes.
Mado racontait, humble, sincère, généreuse. Une colère froide m'envahissait, la haine me submergea. Je me jetai sur ma mère, poings serrés. Fils de rien, fils de rien! La fureur m'aveuglait. Il y eut un cri. Une poigne énergique me plaqua au sol. Ma mère disparut quelques jours de la maison. Quand elle revint, elle était seule. Pas un mot ne fut prononcé. Pas un reproche.
Dur, égoïste, avide, chuchote-t-on dans mon dos. Mais puissant, influent, craint. Un homme dont on dit «c'est quelqu'un».
Photo: YLD, Francis Oudin, La Boîte monde
A seize ans, ma mère, fille d'un gros propriétaire terrien beauceron, s'était enfuie avec celui qui allait devenir mon père, un journalier venu faire la moisson l'été précédent. Ses parents la destinaient à un voisin, célibataire endurci d'une quarantaine d'années qui avait du bien. La timide et obéissante Mado s'était révélée une amoureuse impétueuse. Livrée aux premiers tourments des sens, elle avait décliné l'honnête mariage, le confort de la grande maison, la compagnie paterne que lui offrait le quadragénaire. Elle ne regrettait pas sa décision, affirmait-elle. Malgré l'argent qui manquait souvent, les quatre enfants à nourrir, et le cinquième qui serait bientôt là. Bien sûr, à seize ans, elle n'imaginait pas cette existence de privations, elle n'aurait pu concevoir que son amour s'userait de s'être trop longtemps frotté aux aspérités du quotidien, que son homme ne la regarderait plus que comme un vieux camarade de lutte. Elle ne connaissait pas la vie, alors. Son horizon se bornait aux bras de son amant. L'avenir avait la saveur des baisers dont il la couvrait et la splendeur de leurs étreintes.
Mado racontait, humble, sincère, généreuse. Une colère froide m'envahissait, la haine me submergea. Je me jetai sur ma mère, poings serrés. Fils de rien, fils de rien! La fureur m'aveuglait. Il y eut un cri. Une poigne énergique me plaqua au sol. Ma mère disparut quelques jours de la maison. Quand elle revint, elle était seule. Pas un mot ne fut prononcé. Pas un reproche.
Dur, égoïste, avide, chuchote-t-on dans mon dos. Mais puissant, influent, craint. Un homme dont on dit «c'est quelqu'un».
Photo: YLD, Francis Oudin, La Boîte monde