samedi 17 novembre 2012

Revanche

Un fils de rien, comme celui-là, avait raillé l'homme en pointant son doigt vers moi. Elle avait haussé les épaules, indifférente, puisque, de toute façon, il l'avait bannie.
A seize ans, ma mère, fille d'un gros propriétaire terrien beauceron, s'était enfuie avec celui qui allait devenir mon père, un journalier venu faire la moisson l'été précédent. Ses parents la destinaient à un voisin, célibataire endurci d'une quarantaine d'années qui avait du bien. La timide et obéissante Mado s'était révélée une amoureuse impétueuse. Livrée aux premiers tourments des sens, elle avait décliné l'honnête mariage, le confort de la grande maison, la compagnie paterne que lui offrait le quadragénaire. Elle ne regrettait pas sa décision, affirmait-elle. Malgré l'argent qui manquait souvent, les quatre enfants à nourrir, et le cinquième qui serait bientôt là. Bien sûr, à seize ans, elle n'imaginait pas cette existence de privations, elle n'aurait pu concevoir que son amour s'userait de s'être trop longtemps frotté aux aspérités du quotidien, que son homme ne la regarderait plus que comme un vieux camarade de lutte. Elle ne connaissait pas la vie, alors. Son horizon se bornait aux bras de son amant. L'avenir avait la saveur des baisers dont il la couvrait et la splendeur de leurs étreintes.
Mado racontait, humble, sincère, généreuse. Une colère froide m'envahissait, la haine me submergea. Je me jetai sur ma mère, poings serrés. Fils de rien, fils de rien! La fureur m'aveuglait. Il y eut un cri. Une poigne énergique me plaqua au sol. Ma mère disparut quelques jours de la maison. Quand elle revint, elle était seule. Pas un mot ne fut prononcé. Pas un reproche.
Dur, égoïste, avide, chuchote-t-on dans mon dos. Mais puissant, influent, craint. Un homme dont on dit «c'est quelqu'un».

Photo: YLD, Francis Oudin, La Boîte monde

samedi 3 novembre 2012

Une belle plante

Un grand homme de science qui a mis sa vie au service de l'humanité. Dominique Bergeron en ressentait une immense fierté, sur laquelle déferlait de temps à autre une vague de culpabilité. Pourtant, personne ne remettait ouvertement en cause la rigueur avec laquelle il avait conduit ses travaux, ni la fiabilité du protocole de recherche. Toutes les évaluations avaient été satisfaisantes, et les autorités sanitaires avaient conclu à une absence de risques tant pour les consommateurs que pour l'environnement et délivré une autorisation de mise en culture et de commercialisation. L'invention du beanberry, un hybride génétiquement modifié de sarrasin et de haricots rouges, avait même été considérée comme une avancée extraordinaire. A cette époque, l'économie mondiale était au plus mal et l'agriculture avait été durement touchée par la récession. Les fermiers, ne pouvant plus vivre de leurs exploitations, abandonnaient les uns après les autres leurs terres. Les denrées se raréfiaient, et leur prix flambait. La famine avait décimé des villages entiers en Afrique, puis la pénurie avait menacé l'Amérique latine, l'Asie et l'Europe de l'Est. A la tête du laboratoire d'une multinationale agrochimique, Dominique Bergeron avait créé cette légumineuse rustique qui supportait aussi bien les grosses chaleurs que les froids intenses, résistait aux insectes et aux maladies, tolérait les pesticides, et pouvait donc être vendue à bas prix. Le beanberry était devenu en trois décennies le pain quotidien d'une bonne partie de la population de la planète. Dominique Bergeron balayait les doutes qui, par moments, l'importunaient. Il n'avait commis aucune faute.
Depuis quelques années, les médecins restaient impuissants devant cette nouvelle maladie qui affectait un nombre croissant de patients. De tout jeunes adultes subissaient une mutation inexpliquée qui les plongeait dans un état quasi végétal. Seul traitement à ce jour contre le syndrome paravégétatif, l'antirétroluminothérapie parvenait tout au plus à ralentir le processus. Aucune étude ne prouvait que le beanberry était responsable de ce métamorphisme. Des présomptions, des hypothèses avancées par une minorité de scientifiques que l'on suspectait d'être liés à des mouvements écologistes. Rien de fondé. Dominique Bergeron avait fait ce qu'il devait. 

Virginie ne prend plus aucun médicament. Elle s'est enracinée dans le canapé du salon, chauffé en permanence à 27 degrés. Elle absorbe trois fois par jour une cuillerée à soupe de sirop de glucose et un grand verre d'eau. Son ivraie –ça lui plaît mieux que syndrome paravégétatif– a germé dans son estomac, ou peut-être dans son foie, s'est répandue jusqu'à son ventre et à ses poumons, s'est enroulée autour de ses bras, a enlacé ses jambes, s'est agrippée à son cœur. Elle se déploie en courbes harmonieuses. Nombril-de-Vénus, Clitoria ternatea. Virginie s'épanouit. Sous la sombre frondaison de sa chevelure luit l'iris de son regard. Sa peau rose thé exhale de subtils arômes. Lilas, narcisse, ylang-ylang. Un premier bourgeon a éclos dans son cerveau. Pensée?
Photo: YLD