samedi 27 novembre 2010

Adieu, ma jolie


Fred était l'un des plus anciens et des plus fidèles lecteurs de Laurie Rompol. L'un des plus fervents admirateurs de Sam Lowe. Depuis dix ans, ils en avaient vu, Sam et lui. Il faut dire que Sam avait le don de se fourrer dans le pétrin en allant fureter où il ne fallait pas. Il pêchait toujours en eaux troubles, Sam, avait des accointances avec tous les malfrats, les crapules, les fripouilles que comptait New York, frayait avec les petits frappes, les avocats véreux, les hommes d'affaires louches, les politiques corrompus. Pas un pourri, un idéaliste déçu: la vie avait de bonne heure flingué ses nobles illusions. Désabusé, lucide, Sam faisait son boulot, avec ses principes à lui, qui se bornaient souvent ne pas enfoncer celui qui avait déjà la tête sous l'eau.
La romancière avait annoncé, dans une interview au magazine littéraire A livre ouvert, que son dernier opus sortirait le mois prochain. Et ce serait bien le dernier, avait-elle insisté, expliquant qu'elle comptait mettre un point final à la carrière de Sam. Elle promettait à ses lecteurs une nouvelle série policière, plus actuelle et dont le héros, qu'elle souhaitait plus proche des jeunes générations, s'interdirait tout accroc à la morale.
Fred ne décolérait pas. Sam, que l'incorruptible juge Goodman n'avait jamais pu coincer, qui avait échappé aux traquenards de cette enflure de commissaire Copard, allait se faire refroidir comme un rien. Il y avait maldonne! Fred voulait en avoir le cœur net. Il dénicha l'adresse de Laurie Rompol sur l'un des trois forums où se retrouvaient les fans de Sam, puis appela Raoul, toujours prêt à donner un coup de main quand il s'agissait d'empocher quelques billets.
Tout était silencieux au cinquième étage de l'immeuble où habitait la romancière. Fred laissa opérer Raoul, puis ouvrit la porte avec précaution, tâtonna pour trouver l'interrupteur et erra d'une pièce à l'autre à la recherche du bureau. L'ordinateur de Laurie trônait sur une table en verre fumé, voisinant avec un cadre photo numérique où défilaient un grand blond à l'allure sportive, un gamin d'une dizaine d'années, un couple âgé et une bande de copains rieurs. Ça ne collait pas avec Sam, ces trucs-là.
Fred se cala dans le fauteuil qui faisait face au Grand Ordonnateur de la destinée de Sam, se leva, fit le tour de la pièce, sortit une cigarette de son paquet, l'écrasa immédiatement dans le pot du cactus qui languissait dans la grisaille automnale. Allez Fred, du cran. Il alluma l'ordinateur, fouilla, fouina dans les fichiers. Celui-là avait l'air d'être le bon. Il fit défiler le texte. Ce salaud de Copard l'avait eu, Sam agonisait.
Tiens le coup, Sam, murmura Fred d'une voix blême.
Le lendemain, les médias étripaient ces vandales qui, non contents d'avoir dérobé le manuscrit, privant les lecteurs des derniers instants de Sam Lowe, avaient gravement endommagé le disque dur de l'ordinateur de Laurie Rompol, réduisant à néant toute chance de récupérer les précieux fichiers. C'est le polar qu'on assassine, s'indignait un critique littéraire, donnant, malgré lui, son titre au texte, qui, le soir même, circulait sur le Net en téléchargement libre.
Cette fois, Sam avait bien failli y rester. Il s'en était tiré, mais il n'en avait pas encore fini avec cette sale histoire.
T'as voulu me faire la peau, hein Laurie! T'as pas l'envergure, ma petite. T'auras pas le dernier mot… (A SUIVRE)
Photo YLD

dimanche 14 novembre 2010

Abracadaboum


Un flot continu de voitures, de camionnettes de livraison, de scooters s'écoule dans l'avenue, déchiré à intervalles réguliers par le vrombissement impatient d'une moto, le klaxon furibond d'un taxi ou la sirène autoritaire d'une voiture de police. Sur le trottoir évolue un ballet incessant d'hommes d'affaires suspendus à leur téléphone, d'employés pressés et de touristes grands reporters, l'appareil photo en bandoulière. Laissant flotter mes pensées, le regard attaché à une silhouette, une démarche, je savoure ma pause cigarette.
Une femme s'arrête près de moi, ramasse quelque chose et s'enquiert C'est à vous? Vous l'avez fait tomber? Je la remercie de son attention, mais, non, la bague qu'elle me tend ne m'appartient pas. On dirait de l'or, n'est-ce pas? insiste-elle en examinant l'anneau. L'or, c'est la chance. Je te la donne, poursuit-elle, passant sans raison apparente du vous au tu. Je suis tentée de refuser, je la trouve assez laide cette bague, trop grosse, trop tape-à-l'œil. Finalement, j'accepte l'offrande. Après tout, on ne boude pas sa chance. Mon interlocutrice me jauge. Qu'attend-elle? Que d'un coup de baguette magique je fasse apparaître un monceau de louis d'or, que, par enchantement, je commuerais en autant d'aubaines et d'heureux auspices? Car ça ne fait aucun doute, ce n'est pas de l'argent qu'elle réclame, elle convoite la bonne fortune. Et elle a jeté son dévolu sur moi. J'esquisse un sourire forcé, cherchant la formule qui me délivrera du sortilège. Je t'ai accordé la chance; à toi, maintenant, s'obstine la perfide solliciteuse. Je fouille nerveusement dans la poche de ma veste, en quête de quelque gri-gri à échanger. Mes doigts rencontrent un Kleenex, un vieux ticket de cinéma, mon briquet, un jolie porcelaine ramassée le week-end dernier sur la plage d'Etretat. Abracadabra, j'ai le talisman! Je lui propose mon coquillage. Le charme n'opère pas. Tu triches avec la chance, m'incrimine la maudite quémandeuse. Je ne parviens pas à déchiffrer le message, ne sais pas décrypter le code, ne possède ni la clé ni la serrure. Si je ne veux pas être transformée en crapaud, je dois trouver un expédient. Je feins de jeter un coup d'œil affolé à ma montre et, presto subito, tourne les talons. Fondant sur moi, la maléfique me saisit le poignet, m'arrache la bague des mains et déguerpit sans mot dire, s'évaporant dans la foule.
«La chance, c'est une question de veine.» Pierre Dac
Installation Fontaine de la Mare. Photo YLD